Visiblement, pour
son premier roman, William Memlouk, journaliste spécialisé en musique et
littérature, nous montre la connaissance approfondie qu’il a du monde du jazz.
Car Mingus c’est bien sûr Charlie Mingus, le plus grand contrebassiste jazz du
vingtième siècle, compositeur et aussi pianiste, partenaire d’Armstrong, de
Duke Ellington avant de fonder son propre groupe fait de musiciens aguerris et
prêts à repousser les limites traditionnels du blues, conférer une essence plus
brutale à une musique pleine de violence et d’impact. Une évolution qui ouvrira
la voie, une trentaine d’années plus tard et via d’autres musiciens, au free
jazz.
En imaginant une
interview entre une jeune journaliste et un vieux routard du jazz, membre du
groupe de Mingus jusqu’à son album le plus personnel et considéré comme le plus
beau, Tijuana Moods, enregistré suite à une série dantesque de concerts dans la
ville du même nom au Mexique vers la fin des années cinquante, l’auteur
entreprend de nous donner sa vision romancée de celui qui figure désormais au
panthéon du jazz.
Ce récit qui
combine éléments autobiographiques et imaginaires nous donne à comprendre avec
finesse, sensibilité et lucidité l’ascension fulgurante d’un musicien qui
allait révolutionner son époque. C’est un homme en révolte contre l’Amérique et
son racisme primaire (on est dans les années quarante et cinquante et Martin
Luther King sera assassiné quelques années plus tard), incapable de s’exprimer
avec des mots, incapable de s’aimer pour ce qu’il est, un musicien noir de
génie, que nous découvrons. Dès lors, casser les codes à coups d’improvisations
de plus en plus hallucinantes, se lancer dans d’interminables riffs avec ses
musiciens, faire exploser les conventions d’écriture devient le moyen
d’expression d’un homme en lutte permanente et à la sensibilité à fleur de
peau. Un homme passionné de poésie car les mots prennent alors un sens tout
autre que ceux que les conventions veulent leur donner, un homme qui tente de
tuer ses démons intérieurs à coups d’alcool et de drogue, un homme incapable de
se laisser aimer normalement aussi car il ne s’aime pas lui-même. Un homme
profondément coupé de lui-même et des autres, au comportement quasiment autiste
par moments.
Extrêmement bien
documenté, remarquablement construit, ce livre passionnera tous les amateurs de
jazz et donnera aux autres sans doute l’envie d’en savoir plus sur cet artiste
dont la vie fut brisée par une maladie dégénérative qui le cloua sur une chaise
roulante et lui imposa une longue agonie en forme de martyr. Comme s’il y avait
un prix à payer pour être un Dieu sur terre.
Publié aux
Editions Julliard – 2011 – 244 pages