Madame Ogawa a cette force incroyable de nous
entrainer, dans chacune de ses œuvres, dans un univers particulièrement
personnel, inhabituel et systématiquement réinventé. Sa production oscille
entre des sujets durs, sombres et violents (on pensera à « Hotel Iris »
ou « Le Musée du slience ») et des sujets plus sensibles et pleins de
douceur (« La marche de Mina »). « Amours en marge »
appartient sans hésitation à cette deuxième catégorie et s’inscrit dans le
droit fil de « Le réfectoire un soir et une piscine sous la pluie »
qui nous avait ébloui.
C’est à la frontière du réel et du rêve, du
vécu et du souhaité, de la conscience et de l’inconscience que nous sommes ici
entrainés, sans jamais savoir si le récit sensible qui se déroule calmement
sous nos yeux procède du délire fiévreux de la malade que nous observons, de
l’expression d’un désir de renaissance jusqu’ici refoulé ou bien encore tout
simplement d’une lente transmutation pernicieuse du réel vers le désir.
La jeune femme qui se raconte (comme presque toujours
chez Ogawa, le roman se déroule à la première personne du singulier) souffre
d’acouphènes particulièrement handicapants. Elle est hospitalisée, auscultée en
tous sens, traitée à base de divers médicaments car elle est incapable de se
tenir debout. Ses acouphènes sont brutalement survenus lorsque, sans crier
gare, après quatre ans de mariage, son jeune époux l’a quittée pour une autre.
Elle se remet lentement et quitte l’hôpital.
Sa convalescence passe par l’obligation de participer à une interview de groupe
où elle est invitée à exprimer pourquoi et comment se sont manifestés ses
sifflements incessants.
Là, elle tombe sous la fascination absolue,
immédiate, indomptable des doigts d’un jeune sténographe qui remplit de sigles
souples et calmement apaisants des feuilles de papier où sont fidèlement
retranscrits les propos de tout un chacun. Ce sont les doigts qui la fascinent,
pas l’homme.
C’est l’histoire de cette fascination pour ces
dix doigts, longs, soignés, graciles et magiques qui peu à peu va se transformer
en amour pour ces doigts et un amour chaste et retenu pour le jeune homme que
nous allons suivre.
Par toutes petites touches, l’auteur va nous
faire glisser d’une situation potentiellement banale de la vie quotidienne
d’une jeune femme en reconstruction physique et psychologique vers un conte
onirique et fantastique.
Ces dix doigts vont jouer le rôle de
l’instrument qui permettra d’accoucher d’un devoir de mémoire, de retrouver et
figer, en s’en dessaisissant, des souvenirs et des fantasmes étouffés dont
l’enfouissement est un obstacle à repartir de l’avant.
Comme le roman se passe en hiver et que la
neige tombe drue, l’atmosphère y est ouatée et chaque pas vers la connaissance
de soi est aussitôt enrobé dans une épaisse couche protectrice et momentanément
indélébile.
La poésie est omniprésente, la délicatesse
absolue. C’est dans la plus totale pudeur que cet exercice psychanalitique et
onirique se développe.
Quelle en est la part réelle ou la part
fantasmée ? Nous ne le saurons jamais, l’auteur se gardant bien d’apporter
des réponses face à une infinité de bifurcations possibles.
Madame Ogawa signe là ce qui constitue de mon
point de vue, son meilleur roman.
A lire toutes affaires cessantes.
Publié aux Editions Actes Sud – 190 pages