Il est des romans qui laissent en vous une
trace indélébile parce qu’ils vous touchent au plus profond, qu’ils
questionnent l’essence même de l’humanité, de ses limites et des errements.
« Visages noyés » compte indéniablement parmi ceux-ci par le voyage
bouleversant qu’il nous offre au pays de la folie.
Il faut dire que Janet Frame sait de quoi elle
parle. Elle, la Néo-Zélandaise qui reste encore largement inconnue du grand
public, qui fut internée pendant de longues années pour schizophrénie et qui
échappa de peu à la lobotomie avant que de trouver son salut dans l’écriture.
Son œuvre est totalement, exclusivement hantée par cette expérience oppressante
dont elle ne fut jamais capable de se débarrasser totalement.
Alors, il n’est pas bien difficile de penser
que la jeune femme dont il est question ici, Ismina Mavet, n’est autre qu’une
projection littéraire de son auteur et que les faits relatés avec un luxe de
détails et de réalisme ne sont que la transposition des horreurs quasi
concentrationnaires dont Janet fut la victime pendant de longues années.
Au fil des pages, nous comprenons jusqu’où la
folie peut mener et jusqu’à quel degré de sadisme les « normaux »,
celles et ceux qui sont en charge de surveiller les « anormaux », peut aller. Istina entre dans l’univers
psychiatrique par la petite porte, celle qui regroupe les femmes un peu toquées
mais presque normales encore. Celle qui recueille les êtres que les familles ne
peuvent plus gérer et dont elles se débarrassent mi embarrassées, mi soulagées.
Mais, la peur et l’abus des électrochocs comme moyen exclusif de traitement et,
surtout, comme moyen de répression dès que l’agitation se manifeste finit par
vous conduire, étapes par étapes, vers un comportement de repli, d’autisme et
de dialogue intérieur avec des voix parce que tout autre dialogue normal est
devenu non seulement impossible mais également réprimé. Surtout lorsque l’étape
suivante consiste à vous lobotomiser, étape ultime et sacrificielle, sacrée et
rédemptrice, d’une médecine jouant aux apprentis sorciers.
Du coup, il n’y a plus très loin entre la
rigueur sévère relativement indispensable aux pauvres infirmières en sous
nombre pour garder une cohorte d’agitées et la tentation d’un sadisme comme
moyen de s’amuser, de produire des comportements déviants confortant l’image
d’avoir à faire à un troupeau de bêtes qu’il convient dès lors de châtier comme
tel, sans état d’âme, avant que de leur découper un cerveau déviant histoire de
les calmer une bonne fois pour toutes.
Glisser vers une folie de plus en plus sévère
devient ainsi la pente dangereuse naturelle, sanctionnée par un internement
dans des pavillons de plus en plus crasseux, tenus par des infirmières de plus
en plus garde-chiourmes, des tenues de plus en plus minimales et dégradantes.
L’homme devient une bête à peine capable de raisonner, simplement capable
d’éprouver la peur permanente, omniprésente, intrinsèque au groupe et
entretenue par le personnel hospitalier.
Remonter la pente requiert une force de
caractère hors du commun, une capacité à rester en marge du groupe tout en
composant avec lui, une faculté à ruser et un peu de chance aussi. La chance, à
force que le temps passe et que les médecins changent, que le système se réhumanise
un peu et qu’un bon docteur finisse, malgré son harassement et sa surcharge de
travail, par détecter en vous le fond d’humanité et d’intelligence qui vous
distingue du sérail.
On sort hébété de ce témoignage d’autant plus
poignant qu’il est livré factuellement, sans jugement et sans haine, comme un
récit froid, précis, indiscutable d’un témoin revenu de l’enfer. Un livre
absolument magistral !
Publié aux Editions Joelle Losfeld – 1996 –
283 pages