5.3.12

La musique d’une vie – Andreï Makine

Né en 1957, Andreï Makine passa ses années de jeunesse en URSS et eut la chance d’être élevé dans une culture parfaitement bilingue, russe et française. Réfugié politique, il s’installe en France à la fin des années 80 où il poursuit en parallèle une carrière d’enseignant à Science-Po et d’homme de lettres. Makine est un prince de l’écriture qui manie une langue classique mais sans ostentation, une langue faite pour raconter, témoigner, émouvoir et happer à l’image de la grande littérature russe. Il obtiendra d’ailleurs pour « Le testament français » le Prix Goncourt et le Prix Médicis (double récompense plutôt rare) en 1995.
« La musique d’une vie » est un très court roman, idéal pour découvrir l’auteur, si vous ne le connaissez pas encore. Tout commence sur le quai d’une gare où s’entasse, dans le froid et la neige, une foule humaine faite de civils et de soldats en goguette qui attendent en vain depuis six heures, sans la moindre nouvelle, un improbable train. Quel meilleur exemple pour illustrer « l’Homo Sovieticus », invention faite pour dire la difficulté de vivre, la prédominance d’une idéologie sans concession, la disparition de l’individu au profit putatif du collectif et, surtout, la capacité à endurer plus qu’il ne serait jamais permis de penser.
Pendant que certains des soldats négocient une étreinte sans amour avec la vieille prostituée fatiguée de service, un homme engoncé dans son manteau et coiffé d’une toque de fourrure s’assied en face d’un piano arrivé là on ne sait comment. Seul un violent accord retentira tandis que quelques larmes couleront, entr’aperçues par celui qui deviendra son compagnon de voyage lorsque le train inespéré finira par se pointer. Cet homme au piano est Alexis Berg, pianiste virtuose, dont le premier concert devait avoir lieu en Mai 1941 à Moscou. Un jeune homme promis à la gloire et dont le destin sera irrémédiablement brisé, victime parmi des millions d’autres de la folie du Stalinisme. En effet, le jour même de son concert, les parents d’Alexis seront arrêtés par la police politique et lui-même ne vaudra son salut que par la bienveillance d’un voisin qui le préviendra au tout dernier moment.
Obligé de fuir, il se réfugie en Ukraine chez des parents qui le cachent jusqu’au jour où l’avancée allemande bouleversera à nouveau la donne. Arraché de sa planque, il lui faudra changer d’identité et trouver un cadavre de soldat russe lui ressemblant pour devenir ce mort qu’il ne connaît pas. De pianiste, le voici soldat, plusieurs fois rescapé de ses blessures, toujours brave mais prenant soin de ne pas se faire remarquer. Pendant des années, il lui faudra vivre pour ce qu’il n’est pas, cacher qui il est vraiment, faire croire à la fille du général dont il est devenu le chauffeur qu’il ne sait rien du piano. Toujours vivre en marge, en solitaire et en taiseux. Mais l’Histoire finit toujours par vous rattraper comme l’imaginera Makine.
Un livre admirablement écrit et construit pour témoigner de la brutalité d’un communisme stalinien qui mit toute sa force à détruire un peuple, victime de la folie d’un dictateur qui toujours trouvera des zélateurs. Qui dit que l’Histoire ne bégaye jamais ?
Publié aux Editions du Seuil – 2001 – 128 pages