Le dernier roman du grand écrivain japonais
que nous admirons dans Cetalir constitue une œuvre absolument à part de tout le
reste de sa production antérieure. C’est une œuvre étrange, dérangeante, un
voyage aux limites du conscient et de l’inconscient qu’il convient de découvrir
lentement, par petites touches, d’où sans doute le choix d’un titre inattendu.
Hitonari Tsuji cherche délibérément à semer la
confusion dans l’esprit de son lecteur dans un parcours qui multiplie les
glissandi entre la schizophrénie, le rêve éveillé, la production onirique
inconsciente et le monde perçu comme réel. Car en fait, c’est bien la question
de la réalité qui est au centre de ce roman. En superposant des scènes
hyperboliques dont on ne sait jamais vraiment si elle participe du cauchemar du
personnage principal, d’une terreur enfouie, du refoulement des désirs
coupables ou tout simplement de la vie quotidienne, l’auteur cherche à nous
montrer que toute réalité est par définition subjective et qu’elle participe
d’une projection de notre inconscient.
Au centre du roman, comme souvent chez Tsuji,
se trouve la mort violente. Tôru, un jeune adolescent de douze ans, mène jusqu’ici la vie normale et
surmenée d’un élève typique tokyoïte. A ceci près que Tôru est scolarisé dans
un établissement où une jeune fille fut assassinée trois ans plus tôt, sans que
l’auteur de son crime ne fût démasqué.
Tôru vit en permanence avec Hikaru, être
espiègle, moqueur, pourfendeur des conventions. C’est Hikaru qui toujours
l’enjoint de voir la nullité de ses parents, qu’il nomme ses Beurks, leur
détestation mutuelle, l’infidélité de sa mère. Peu à peu, nous comprendrons
qu’Hikaru est le double de Tôru, son double schizophrène qui pousse Tôru à
commettre des actes de plus en plus incompréhensibles pour son autre lui-même
comme pour son entourage.
Cette schizophrénie va se développer au fur et
à mesure que de nouveaux crimes vont se perpétrer dans le collège, toujours
sans être élucidés. Chacun de ces crimes est annoncé par « la
grisaille », la chape de plomb qui recouvre la capitale japonaise,
allégorie d’une société perçue par la jeunesse nipponne comme sans espoir, sans
joie, déprimante et oppressante.
Tôru au fur et à mesure de ses pérégrinations
va rencontrer des personnages étranges. Une jeune fille lugubre qui la met en
garde contre les dangers imminents, un homme mi Dieu, mi Chien qui projette sur
un mur d’écran les images de l’école et les plus beaux moments du vivant des
victimes qu’il a sélectionnées.
Tôru va surtout se lier d’une amitié de plus
en plus fusionnelle avec un jeune garçon habillé en jupe, objet des railleries
de ses camarades et qui, lui aussi, est porteur d’un mystère qu’il finira par
lui dévoiler, l’un puisant en l’autre la force d’assumer ce qu’il est vraiment.
De façon générale, Tsuji choisit de
positionner son récit dans un monde gris le jour, où le soleil ne fait que de
rares apparitions, et ponctué par des descentes dans les caves de l’enfer
situées justes en-dessous de cette école maudite. C’est le mythe d’Orphée
revisité, Tôru échappant de peu à la mort et revenant au monde des vivants pour
annoncer l’au-delà à un monde qui ne peut ni ne veut le croire. C’est aussi le
voyage d’un jeune homme de l’enfance vers l’adolescence, la préparation au
monde des adultes si dur, si destructeur au pays du Soleil Levant.
On sort bouleversé et profondément dérangé de
ce livre qui vous marque pour longtemps.
Publié aux Editions Phébus – 333 pages