Butler, qui fut envoyé au Vietnam comme interprète, a la
double caractéristique de camper l’essentiel de sa production littéraire au
moment de la terrible et pitoyable guerre qui ébranla l’Amérique, tout en
mettant en scène des personnages marginaux dont les destins improbables
trouveront une fin souvent tragique. Ses romans sont souvent empreints d’une
poésie douce et triste, très pudiques, très intimistes.
« La nuit close de Saigon » s’inscrit d’emblée
dans cette lignée. C’est un roman centré sur les ravages que l’esprit peut
provoquer lorsque l’on se convainc, à tort ou à raison, qu’un événement est
inéluctable et que, de ce fait, on dicte son comportement, plus ou moins
consciemment, en conséquence.
Butler nous donne donc ici une interprétation très
personnelle de la guerre que l’on perçoit en bruit de fonds et dont le
déroulement, avec sa fin précipitée, va sceller le destin du couple autour
duquel le roman est centré.
Cliff est un ex GI qui fut envoyé au Vietnam comme agent de
renseignement. Parlant couramment Vietnamien, il déserta suite à sa
participation involontaire et passive au meurtre d’un prisonnier vietcong.
Fasciné par le Vietniam, il vit une passion amoureuse exclusive, fusionnelle,
d’une intensité rare avec une ex-prostituée, Lahn.
Après plus de quatre années passés enfermés dans une petite
chambre glauque, centrés sur eux-mêmes, s’adonnant au plaisir de leurs corps
enlacés, il leur faut fuir avant que d’être arrêtés par les Vietcongs qui ne
leur feront pas de cadeau. Ils arrivent à embarquer dans l’un des derniers
hélicoptères qui décollent du toit de l’ambassade américaine.
Usant d’un stratagème, Cliff échappe aux Marines et parvient à rentrer aux Etats-Unis
sans encombres mais séparé de Lahn. Les deux amants vont cependant se retrouver
mais leur couple et leur passion va se déliter, Lahn étant terrorisée par un
pays qu’elle ne comprend pas, une langue qu’elle ne parle pas, des femmes
qu’elle considère plus attirantes qu’elle, Cliff ne rêvant que du Vietniam et
se heurtant à toutes ses tentatives pusillanimes de réintégration dans une
Amérique qui lui est devenue au mieux indifférente et souvent hostile.
Le titre peut alors se lire de multiples manières. Close est
la nuit, la dernière que Lahn et Cliff passent ensemble à Saigon. La ville est
encerclée, l’armée de libération envahit les rues, commence ses massacres et
règlements de compte. Close est la ville dont on ne peut s’échapper que, pour
peu de temps encore, au compte-gouttes dans une fuite désastreuse du toit de
l’ambassade américaine (je conserve un souvenir hagard de ces gens amassés et
de cet hélicoptère qui bascula du toit, symbole de l’effondrement de l’Empire
américain et d’une chute qui n’en finit pas de se prolonger depuis). Close set
la nuit de l’esprit de Cliff qui pèse animalement, sans réflexion structurée,
pressé par l’urgence, le pour et le contre entre rester dans ce pays qui est
devenu le sien et rentrer aux USA. Deux perspectives aussi peu favorables l’une
que l’autre, plongeant dans l’inconnu. Close est la nuit dans laquelle Lahn et
Cliff parcourent en pensée les années passées, leur vie avant de se rencontrer,
l’étrangeté de l’amour qui leur est tombé dessus, l’indissolubilité de leur
passion qui a besoin de la moiteur de l’Asie, du bruit, du danger d’être
démasqué ou dénoncé pour s’épanouir. Close est la nuit dans laquelle leur
esprit leur dicte de se comporter l’un envers l’autre, et tous deux contre les
Etats-Unis, lorsqu’ils se retrouveront enfermés à nouveau à Speedway dans une
chambre minuscule au-dessus d’un magasin d’antiquaire, tentant maladroitement
de reproduire l’écrin indispensable à nourrir leur amour mutuel. Close est la
nuit de la pression sociale que les communautés omniprésentes américaines
tentent de vous imposer malgré vous, pour vous intégrer, vous enrôler malgré
vous dans des structures aux apparences trompeuses et qui visent toutes à
normaliser tout en se surveillant les uns les autres.
Il en résulte un roman hanté, sans espoir, sublime qui
conforte Butler comme l’un des géants de la littérature américaine
contemporaine.
Publié aux Editions Rivages – 284 pages