Publié en 1997, « Pleine lune » s’impose comme un
des romans majeurs de Molina qui, à nos yeux, est assurément un des plus grands
écrivains contemporains européens. D’emblée, Molina impose son style,
minutieux, où chaque mot est à sa juste place , et ample. Molina est un
magicien des mots qui s’assemblent dans d’envoûtantes longues phrases comme on
n’en trouve quasiment plus de nos jours.
Grâce à ce style unique et d’une intense lenteur et parce
que chaque page est d’une rare densité presque sans aucun paragraphe et
quasiment aucun dialogue, à l’exception des toutes dernières pages où, enfin
les protagonistes qui sont arrivés au bout d’eux-mêmes sont enfin capables de
s’exprimer, Molina captive dès les premières pages son lecteur. Lire Molina
exige du temps, une certaine disponibilité, un renoncement au monde extérieur
tant on est littéralement happé par la force du récit et de l’écriture.
Lire Molina, c’est aussi accepter d’aborder la face sombre
du monde tant ses livres nous donnent à voir la douleur des êtres la plupart du
temps livrés à leurs angoisses, aux prises avec tout ce que la vie a le moins
réjouissant à nous offrir et souvent sauvés, temporairement du moins, par une
passion amoureuse vouée dès le départ à l’échec. Chez Molina, la nuit a une
importance particulière. C’est là que l’essentiel se passe, que les pulsions se
déchainent, que les masques tombent, que les cœurs se mettent à nue.
« Pleine lune » est l’archétype du schéma Molinien,
dans le fond et la forme et l’un des plus poignants romans jamais écrits par
l’auteur.
Dans une paisible ville d’Andalousie sans aucun attrait se
commet un crime atroce. Fatima, une jeune fille impubère, est retrouvée
sauvagement assassinée, nue et atrocement mutilée, abandonnée dans un jardin
public qui connut autrefois une ère de gloire.
Un inspecteur dont nous ne connaîtrons jamais le nom se
donne corps et âme pour retrouver l’épouvantable assassin qui a laissé une
multitude d’indices, dont on connaît presque tout, sauf le visage et sauf le
nom, n’étant pas fiché. Un vieux jésuite qui fut son professeur lui a dit de
toujours chercher les yeux. C’est pourquoi il parcourt hagard les rues de la
ville, à la recherche d’un regard qui révèlerait le meurtrier. Commence une
longue quête qui va mettre aux prises cinq personnages principaux dont les vies
se croisent. Cinq personnages tous en marge, tous exclus, d’une manière ou
d’une autre, tous sous l’influence de la nuit et de la pleine lune.
L’inspecteur d’abord qui passa l’essentiel de sa carrière au
pays basque et qui craignit sans cesse l’attentat, persécuté qu’il était par
l’ETA. Plus l’enquête avance, plus son passé le rejoindra, plus les monstres
enfouis dans sa jeunesse, son enfance, sa vie affective et professionnelle vont
le rattraper au point de l’obliger à libérer son âme.
Le père Orduna, ce vieux jésuite austère, survivant d’un
ordre qui a perdu de sa gloire, exclu d’une Eglise qui ne lui a pas pardonné
d’avoir choisi de devenir prêtre ouvrier et soutien du communisme. Un prêtre
qui doit libérer sa conscience tout en libérant celle de celui qui fut son
élève préféré, l’inspecteur.
Susana Grey, l’institutrice de Fatima, femme d’une petite
quarantaine larguée par un mari insupportable et qui passa seule les dix
dernières années à élever un fils qu’elle comprend de môns en moins et à
éduquer des enfants qui l’insupportent au milieu d’enseignants qu’elle abhorre.
Susana qui va tomber éperdument amoureuse de l’inspecteur et redonner
progressivement un sens à la vie de ce dernier sans toutefois pouvoir le faire
venir à bout de ses démons.
L’épouse de l’inspecteur qui, à force d’être menacée par
l’ETA et d’être abandonnée d’un mari depuis longtemps devenu indifférent, s’est
réfugiée hors du monde au point d’être internée dans une clinique
psychiatrique, symbole d’un reproche muet.
L’assassin enfin dont la folie progressive et les pulsions
sordides, irrépressibles, impossibles à détecter sous les apparences d’une
normalité gentille sont rendues avec un réalisme et une intelligence absolument
remarquables.
Molina met alors un lent ballet dans lequel chacun de ses
acteurs tient l’un ou l’autre des protagonistes et dont ne peut surgir
qu’encore plus de souffrance.
Un livre époustouflant, très dense. Un absolu chef-d’œuvre !
Publié aux éditions Seuil – 382 pages