Une histoire court autour
de Kafka depuis que sa dernière compagne, Dora Diamant, avait laissé entendre
que le grand écrivain aurait produit une série de lettres après avoir découvert
une petite fille épleurée un jour de 1923 dans le parc Steglitz à Berlin. Pour
la consoler, il aurait imaginé les aventures d’une poupée contées à raison
d’une lettre par jour remise à l’enfant. Fable destinée à entretenir la légende
ou vérité ? Toujours est-il que ces manuscrits n’ont jamais été retrouvés
et que leur recherche continue de hanter les spécialistes de l’auteur de la
Métamorphose.
A partir de cet épisode,
Fabrice Colin élabore un roman profondément atypique et poétique dont le thème
central est l’impossibilité à savoir communiquer, la dissimulation et la
manipulation. Peu à peu, de façon presque imperceptible, F. Colin va tisser une
toile de plus en plus serrée autour de trois personnages.
Abel Spieler, un
universitaire, séducteur patenté et spécialiste de Kafka. Un homme qui a passé
sa vie à interpréter les textes de son égérie tout en cherchant vainement ces
fameuses lettres perdues. Avec Julie, sa fille, il leur est devenu presque
impossible de communiquer. Trop de passif, trop de déceptions. Julie ne
pardonne pas à son père ses infidélités, trouve qu’il est un vrai con tandis
qu’Abel n’accepte pas que sa fille brillante ait laissé tomber une belle
carrière intellectuelle pour vivre une vie de bohème, sans plan.
Un jour, Julie pense
avoir retrouvé la trace de la petite fille détentrice des fameuses lettres de
Kafka. Une vieille femme acariâtre, insupportable de mauvaise humeur et prenant
un malin plaisir à mêler de façon inextricable un fond de vérité avec une dose
massive de mensonges ou d’affabulations. Une manipulatrice chevronnée,
névrotique mais qui va trouver en Julie, devenue sa gouvernante en quelque
sorte, une interlocutrice capable de la manœuvrer et de composer avec les
pièges qu’elle lui tend.
Mettre la main sur ces
lettres devient une sorte de quête du Graal au sens que les détenir reviendrait
à exposer l’autre face à ses propres contradictions et l’obliger à vous regarder
pour ce que vous êtes vraiment et non ce qu’il refuse de voir. Car c’est bien
l’incommunicabilité qui forme le socle de ce roman et le paradoxe en est que
c’est un absent, mort de surcroît, qui est le seul à pouvoir rétablir les
liens. Kafka hante de sa présence iconique le récit, de bout en bout.
Une des forces de ce
roman souvent étrange, parfois dérangeant mais qui sait interpeler, tient dans
la scène finale aussi inattendue que posant de nouvelles questions. Chacun y
trouvera sa propre interprétation comme si approcher du Graal était se vouer à
un destin fatal, comme s’il fallait à tout prix maintenir le mystère pour que
les choses se poursuivent et que seul l’imminence d’un drame parvenait à faire
tomber les masques.
Voici un livre
intelligent en tous cas, superbement construit et nous offrant un voyage à
distance de temps entre le Prague et le Berlin des années vingt et trente,
Paris et les Alpes de nos jours.
Publié aux Editions Actes
Sud – 2016 – 272 pages