« The girls » : un phénomène littéraire comme
la planète livres nous en réserve parfois. Derrière ce titre à la fois vague et
énigmatique se cache une jeune romancière de vingt-six ans dont le monde entier
s’est arraché les droits du premier roman à coups de millions de dollars avant
même qu’il ne fût achevé ! Une fois la lecture haletante et addictive
terminée, on comprend que l’engouement ait été à la hauteur de la promesse et
du succès public qui s’en suivit.
Derrière l’histoire morbide et captivante qui nous est
contée se cache en filigranes à peine voilés l’affaire Manson, cette secte
hippie placée sous l’autorité despotique d’un gourou satanique qui envoya trois
jeunes filles et un jeune garçon assassiner, après les avoir sauvagement
torturés, l’épouse de Roman Polanski, enceinte, et quatre de ses amis dans la
villa hollywoodienne du réalisateur. Un crime qui, symboliquement et pour
beaucoup, marqua la fin brutale de l’époque hippie et des dérives
psychédéliques du « Peace and Love » généralisé.
C’est par les yeux d’une protagoniste imaginaire, Evie Boyd,
devenue une femme mûre sans âge, sans réelle profession, sans homme et sans
illusions, une femme qui squatte la maison supposée vacante d’un très ancien
ex-petit-ami qu’Emma Cline va nous ouvrir avec un talent fou la porte d’une
époque révolue.
Aves des phrases qui font mouche, douée d’une écriture dont
la flamboyance est magnifiée par des images aussi poétiques qu’efficaces, Emma
Cline nous fait toucher du doigt le mystère et les dangers de l’adolescence.
Celui de la jeune fille de quatorze ans qu’est alors Evie, jusqu’ici sans
histoire, fille unique de parents fraîchement divorcés, confiée aux soins
absents d’une mère qui cherche désespérément à se consoler entre les bras plus
ou moins coupables de tous les hommes susceptibles de combler le vide
désespérant de sa vie.
Dans ce désert entre ville et campagne profonde où ces
femmes résident suinte toujours un fond d’ennui, un vague spleen dissimulé sous
la bienséance et une apparente bienveillance. Rien qui ne puisse retenir une
jeune fille laissée très libre de ses mouvements lorsqu’elle croise par hasard
une bande de jeunes filles pas comme les autres, volant dans les poubelles pour
se nourrir et dégageant une puissance d’attraction aussi maléfique
qu’irrésistible. Une bande de squales au féminin qui trace son chemin sans s’en
laisser compter.
Très vite, Evie va se trouver enrôlée dans un groupe vivant
en marge habitant un ranch délabré où court une horde de gamins crasseux aux
parents putatifs. Un monde soumis à l’autorité sans partage d’un chef de secte
qui a fait de chacune des filles son esclave sexuelle. Dans ce monde, le temps
d’un court été, Evie va perdre son innocence, découvrir l’ambiguïté constante
entre amitié féminine et homosexualité, se défaire jour après jour de tous ses
repères, de toutes les règles, abusée de drogues et de sexe qu’elle consent à
être jusqu’au moment où le monde dans lequel elle a choisi de se réfugier, par
manque d’amour et de repères, par besoin compulsif d’être reconnue et donc
d’exister, va basculer dans l’horreur criminelle ordonnée par un chef de secte
devenu fou.
Emma Cline nous prend aux tripes dans ce voyage à l’acide
puissant et dangereux aussi inéluctable qu’abominable. Le récit de la fin d’un
monde, d’une époque, d’une jeunesse, celui d’une vie de femme à jamais détruite
par d’autres filles maléfiques dont elle voulut se faire aimer trop tôt, trop
vite, trop mal.
Superbe !
Publié aux Editions Quai Voltaire – 2016 – 331 pages