2.4.19

Le petit paradis – Joyce Carol Oates



On n’attendait pas nécessairement de la grande femme de lettres qu’est Joyce Carol Oates, une des spécialistes des nouvelles qui font mouche, qu’elle réalise un roman d’anticipation en forme de dystopie. Il faut avouer que ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis sous le leadership d’un Président populiste uniquement préoccupé de soigner son électorat et de protéger à court terme les intérêts d’un pays en train de progressivement sombrer n’incite guère à l’optimisme.
Or, c’est à une possible préfiguration de ce que pourraient devenir de nouveaux Etats-Unis que se livre ici l’auteur. A l’issue d’un conflit nucléaire lui-même conséquence indirecte à long-terme des attentats du « 9/11 », les Etats d’Amérique du Nord (EAN) ont été mis en place. Regroupant tous les territoires du Nord de l’Amérique et du Mexique, ils constituent désormais un ensemble à la démocratie toute relative. Si le droit de vote y est accordé, c’est pour élire le seul candidat possible. Le pouvoir y est confisqué par quelques puissants tandis que le peuple est plongé dans une terreur permanente. Il y est interdit de penser par soi-même, de livrer une quelconque opinion originale. Sortir du rang vaut sanction immédiate : arrestation brutale, exil dans le meilleur des cas, volatisation par un drone qui vous liquéfie sur place dans les situations les plus graves ou les récidives.
Parce qu’une jeune fille brillante, major des terminales de son lycée, se prépare à livrer un discours qui sort du cadre très formaté, la voici arrêtée devant ses camarades, torturée et exilée loin de chez elle et loin dans le temps. Car c’est à plus de cinquante ans de distance en arrière qu’elle se trouve télétransportée au beau milieu d’un campus universitaire de l’Etat du Wisconsin. Dotée d’une nouvelle identité avec interdiction de quitter les lieux ou de faire la moindre référence à un passé (futur) qui aura été de toute façon largement formaté, elle va devoir réapprendre à vivre sous la certitude et la peur constantes de se savoir observée.
C’est donc une sorte de nouveau « 1984 » que concocte Joyce Carol Oates. Les ingrédients y sont ceux que l’on retrouve dans les régimes totalitaires : confiscation du pouvoir, encadrement strict des libertés, endoctrinement, terrorisation des populations, arrestations et exécutions sommaires. Or, c’est bien vers ce glissement doctrinal que s’enfoncent bien de ce que furent de belles démocraties de par le monde en passe de se se transformer en régimes odieux si leurs populations n’y prennent pas garde. Et c’est précisément cela que dénonce, à sa manière et avec un talent affirmé, la grande femme de lettres.
Publié aux Editions Philippe Rey – 2019 – 381 pages