On n’attendait pas nécessairement de la grande femme de
lettres qu’est Joyce Carol Oates, une des spécialistes des nouvelles qui font
mouche, qu’elle réalise un roman d’anticipation en forme de dystopie. Il faut
avouer que ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis sous le leadership d’un
Président populiste uniquement préoccupé de soigner son électorat et de
protéger à court terme les intérêts d’un pays en train de progressivement
sombrer n’incite guère à l’optimisme.
Or, c’est à une possible préfiguration de ce que pourraient
devenir de nouveaux Etats-Unis que se livre ici l’auteur. A l’issue d’un
conflit nucléaire lui-même conséquence indirecte à long-terme des attentats du
« 9/11 », les Etats d’Amérique du Nord (EAN) ont été mis en place.
Regroupant tous les territoires du Nord de l’Amérique et du Mexique, ils
constituent désormais un ensemble à la démocratie toute relative. Si le droit
de vote y est accordé, c’est pour élire le seul candidat possible. Le pouvoir y
est confisqué par quelques puissants tandis que le peuple est plongé dans une
terreur permanente. Il y est interdit de penser par soi-même, de livrer une
quelconque opinion originale. Sortir du rang vaut sanction immédiate :
arrestation brutale, exil dans le meilleur des cas, volatisation par un drone
qui vous liquéfie sur place dans les situations les plus graves ou les
récidives.
Parce qu’une jeune fille brillante, major des terminales de
son lycée, se prépare à livrer un discours qui sort du cadre très formaté, la
voici arrêtée devant ses camarades, torturée et exilée loin de chez elle et
loin dans le temps. Car c’est à plus de cinquante ans de distance en arrière
qu’elle se trouve télétransportée au beau milieu d’un campus universitaire de
l’Etat du Wisconsin. Dotée d’une nouvelle identité avec interdiction de quitter
les lieux ou de faire la moindre référence à un passé (futur) qui aura été de
toute façon largement formaté, elle va devoir réapprendre à vivre sous la
certitude et la peur constantes de se savoir observée.
C’est donc une sorte de nouveau « 1984 » que
concocte Joyce Carol Oates. Les ingrédients y sont ceux que l’on retrouve dans
les régimes totalitaires : confiscation du pouvoir, encadrement strict des
libertés, endoctrinement, terrorisation des populations, arrestations et
exécutions sommaires. Or, c’est bien vers ce glissement doctrinal que
s’enfoncent bien de ce que furent de belles démocraties de par le monde en
passe de se se transformer en régimes odieux si leurs populations n’y prennent
pas garde. Et c’est précisément cela que dénonce, à sa manière et avec un
talent affirmé, la grande femme de lettres.
Publié aux Editions Philippe Rey – 2019 – 381 pages