26.10.12

La bâtarde d’Istambul – Elif Shafak



Si vous souhaitez sortir des sentiers battus et partir à la découverte de la littérature contemporaine turque, ce livre vous attend. Au-delà du plaisir de découvrir un nouveau talent d’un pays pas particulièrement connu pour sa production littéraire, ce livre nous donne à voir et à réfléchir sur les impossibles contradictions dans lesquelles cet immense pays se débat.

Coincé entre l’Europe et l’Asie, entre la religion musulmane dominante et le christianisme arménien, entre modernisme et traditions, la Turquie cherche sa place entre une Europe qui ne veut pas d’elle et une Asie qui la soupçonne de faire le jeu des Occidentaux. Longtemps gouvernée par les militaires, encore sous liberté fortement surveillée, la Turquie est un pays moderne dans lequel la jeune génération féminine joue un rôle déterminant, assume une sexualité libérée, a droit de vote et accès à l’avortement pendant que la génération des mères est encore sous la coupe de maris patriarches et encadrées par l’islam.

La Turquie n’en a pas non plus fini avec le génocide arménien qu’elle continue de nier malgré les plus de deux millions de morts, les déportations honteuses, les massacres systématiques de 1915.
Ce sont toutes ces contradictions qu’Elif Shafak a décidé d’exploiter et de mettre en scène dans « La Bâtarde d’Istambul ». Pour cela, l’auteur choisit de faire évoluer la trame de son ambitieux roman à travers deux familles. L’une est stambouliote. On y trouve que des femmes car tous les hommes meurent mystérieusement jeunes, entre quarante et cinquante ans, depuis trois générations. C’est une famille de dingues, comme aime à le dire la jeune Asya (la bâtarde). Une famille dans laquelle quatre générations de femmes vivent ensemble au quotidien, de l’arrière grand-mère qui connut la période honnie du début du siècle et qui devient de plus en plus gâteuse, aux quatre sœurs aussi différentes que soudées. C’est une galerie de personnages hauts en couleur que l’auteur s’est plue à dépeindre en mélangeant la professeur d’histoire nationale qui peu à peu va réaliser qu’elle se rend complice d’un pouvoir qui occulte le génocide ou la diseuse d’avenir qui dialogue avec ses deux génies. Elle aussi va découvrir l’horreur d’un passé refoulé et qui trouve son prolongement dans un drame familial au centre duquel se trouve Asya. Entre ces deux sœurs et une troisième totalement folle et qui passe d’un mal à un autre pour donner un sens à une vie de désespoir, on trouve la mère d’Asya, la stambouliote rebelle, belle et révoltée, porteuse d’un secret qu’on ne découvrira que dans les dernières pages. Une femme courageuse, écorchée vive et terriblement attachante.

L’autre famille se trouve dans l’Arizona et met aux prises une américaine typique, gentiment hystérique et possessive, aussi obèse que ses sentiments sont débordants et qui pour se venger d’un premier mari arménien dont elle a eu une fille, va épouser un Turc sédentarisé qui n’est autre que le frère des quatre sœurs précédemment évoquées.

Parce que Amy, la fille Américaine, va peu à peu prendre conscience de ses origines et comprendre le drame arménien grâce à la communauté américaine, ces deux familles que le temps a séparé vont finir par se retrouver dans une Istambul moderne et en pleine transformation. Tout finira dans  un drame en forme de catharsis.

On le voit, le propos est ambitieux. Globalement, Elif Shafak ne s’en tire pas trop mal même si on sent parfois qu’elle a du mal à contenir une histoire qui la déborde. La lecture nécessite une certaine attention tant les personnages mis en scène sont nombreux et entrelacés. Ce roman aurait pu être un très grand livre si, de plus, il avait été servi par une écriture plus précise, plus travaillée. On perçoit un écrivain encore jeune, sans doute plein de talents et en devenir. Il faudra donc la suivre.

Quoi qu’il en soit, nous vous recommandons ce livre qui permet d’aborder ce grand pays voisin, trop mal connu de nous.

Publié aux Editions Phébus – 319 pages

20.10.12

Une canaille et demie – Iain Levison



Iain Levinson, menuisier de son métier, s’est fait remarquer avec une première publication qui fut un best seller, « Un petit boulot ». Son nouveau roman (policier), « Une canaille et demie » fait sans aucun doute partie de ces nombreuses productions du genre, bien menées, suivant une structure solide aux divers rebondissements qui s’imposent. Bref, un livre qui se lit vite, avec plaisir, et qui s’oublie assez rapidement une fois refermé.

Nous sommes dans le New Hampshire, aux Etats-Unis. A peine libéré de prison, Dixon accompagné de chicanos fous de la gâchette, braque une banque. Un braquage qui tourne mal et qui conduit Dixon, blessé, dans une fuite impréparée et vers l’inconnu. Il va échouer à Concord et obliger Elias White, un minable petit professeur de l’Université locale, spécialiste de l’Allemagne du IIIe Reich, amateur de jeunes filles en fleur et en soquettes blanches, auteur d’un précis provocateur visant à magnifier Hitler, histoire de se faire un nom dans le milieu universitaire, à l’héberger et à le soigner.

Deux caractères vont alors cohabiter et se confronter. Dixon, le tueur, le taulard froid et combinard qui découvre le monde secret de la moyenne bourgeoisie locale et la vie peu reluisante, vide de sens et d’amour de celui qu’il force à l’héberger en le faisant chanter. White, l’intellectuel minable sous l’emprise de la terreur et qui peu à peu va prendre de l’ascendant sur un monde qu’il ne soupçonnait pas et se révéler le plus fin à un jeu dangereux.

L’intérêt se situe dans ce crescendo psychologique, dans ces basculements successifs qui font qu’un petit pas en entraine un autre pour, au bout du compte, faire basculer les choses vers ce qui paraissait au départ impensable. Le tout dans l’Amérique aux apparences bien pensantes et comme toujours, tapageusement discrète.

C’est bien fait mais non indispensable.

Pubié aux Editions Liana levi – 239 pages

14.10.12

Verre cassé – Alain Mabanckou



Verre cassé est le surnom d’un pilier de bar, un alcoolique effacé, abîmé par la vie qui passe son temps à observer la triste humanité qui échoue au fin fond d’un bar crasseux congolais, « le crédit a voyagé ». Un jour, la vie de verre cassé va changer, le patron du bar dit « l’Escargot entêté », lui proposant d’écrire les histoires qui lui passent par la tête sur un cahier qu’il lui remet.

Il faut dire que Verre cassé a des lettres. C’est un ancien instituteur, amoureux de la langue française et des livres, un brin poète et qui fut chassé de son école de par son alcoolisme irrépressible qui le conduisait à des attitudes inexcusables face à un jeune public pas encore bousillé par la vie africaine.

Alors Verre cassé va se lancer. Usant d’un style populaire et haut en couleurs, sur le mode d’un conteur ou d’un griot africain, Verre cassé va d’abord nous faire plonger dans la vie stupide à mourir des autres piliers du bar. Nous y découvrirons un homme qui se déplace habillé de pampers, poursuivi par les mouches à merde, envoyé par erreur en prison par sa femme, pour s’en débarrasser, et où il fut victime de viols à répétitions. Ou bien celle encore d’une énorme maîtresse femme, experte en concours de pissage et qui finira par se faire clore le bec par un hurluberlu inattendu. Celle encore des dictateurs, ministres et autres chefs d’Etat locaux qui font main basse sur les richesses du pays pour en tirer un profit immédiat et exclusivement personnel. Ainsi que toute une cohorte de paumés.

Puis, Verre cassé, dans la deuxième partie du livre, va peu à peu nous révéler sa pauvre vie, ses terreurs et ses échecs, sa descente dans les bas-fonds de l’humain au fur et à mesure que sa consommation d’alcool va augmenter.

Pour ce faire, A. Mabanckou choisit d’user d’une langue colorée et qui multiplie les allers-retours entre un français de France recherché et les expressions locales souvent hilarantes. L’auteur s’attache aussi à n’utiliser aucun point dans ses phrases qui s’enchaînent les unes ou autres, sans discontinuer, une idée en entrainant une autre, une confession amenant la suivante. Verre cassé lui-même en donnera les raisons, arrivé au bout de son cahier. Il a voulu un langage bariolé, bizarre, hors du commun pour décrire des tranches de vie elles-mêmes hors du commun.

C’est la violence de l’Afrique, ses profondes injustices mais aussi sa solidarité, son brassage de traditions qui servent de trames puissantes à ce récit. Malgré le tragique des situations, on y rit souvent de la stupidité, de la cupidité, de la capacité des hommes à être un loup pour l’homme.

Le roman est une absolue réussite d’ailleurs récompensée par le « Prix des Cinq Continents de la Francophonie », le « Prix Ouest-France/étonnants voyageurs » et le « Prix RFO du livre ». Alors, n’hésitez pas !

Publié aux Editions Points – 248 pages

5.10.12

Pianissimo Pianissimo – Hitonari Tsuji



Le dernier roman du grand écrivain japonais que nous admirons dans Cetalir constitue une œuvre absolument à part de tout le reste de sa production antérieure. C’est une œuvre étrange, dérangeante, un voyage aux limites du conscient et de l’inconscient qu’il convient de découvrir lentement, par petites touches, d’où sans doute le choix d’un titre inattendu.

Hitonari Tsuji cherche délibérément à semer la confusion dans l’esprit de son lecteur dans un parcours qui multiplie les glissandi entre la schizophrénie, le rêve éveillé, la production onirique inconsciente et le monde perçu comme réel. Car en fait, c’est bien la question de la réalité qui est au centre de ce roman. En superposant des scènes hyperboliques dont on ne sait jamais vraiment si elle participe du cauchemar du personnage principal, d’une terreur enfouie, du refoulement des désirs coupables ou tout simplement de la vie quotidienne, l’auteur cherche à nous montrer que toute réalité est par définition subjective et qu’elle participe d’une projection de notre inconscient.

Au centre du roman, comme souvent chez Tsuji, se trouve la mort violente. Tôru, un jeune adolescent de douze  ans, mène jusqu’ici la vie normale et surmenée d’un élève typique tokyoïte. A ceci près que Tôru est scolarisé dans un établissement où une jeune fille fut assassinée trois ans plus tôt, sans que l’auteur de son crime ne fût démasqué.

Tôru vit en permanence avec Hikaru, être espiègle, moqueur, pourfendeur des conventions. C’est Hikaru qui toujours l’enjoint de voir la nullité de ses parents, qu’il nomme ses Beurks, leur détestation mutuelle, l’infidélité de sa mère. Peu à peu, nous comprendrons qu’Hikaru est le double de Tôru, son double schizophrène qui pousse Tôru à commettre des actes de plus en plus incompréhensibles pour son autre lui-même comme pour son entourage.

Cette schizophrénie va se développer au fur et à mesure que de nouveaux crimes vont se perpétrer dans le collège, toujours sans être élucidés. Chacun de ces crimes est annoncé par « la grisaille », la chape de plomb qui recouvre la capitale japonaise, allégorie d’une société perçue par la jeunesse nipponne comme sans espoir, sans joie, déprimante et oppressante.

Tôru au fur et à mesure de ses pérégrinations va rencontrer des personnages étranges. Une jeune fille lugubre qui la met en garde contre les dangers imminents, un homme mi Dieu, mi Chien qui projette sur un mur d’écran les images de l’école et les plus beaux moments du vivant des victimes qu’il a sélectionnées.

Tôru va surtout se lier d’une amitié de plus en plus fusionnelle avec un jeune garçon habillé en jupe, objet des railleries de ses camarades et qui, lui aussi, est porteur d’un mystère qu’il finira par lui dévoiler, l’un puisant en l’autre la force d’assumer ce qu’il est vraiment.

De façon générale, Tsuji choisit de positionner son récit dans un monde gris le jour, où le soleil ne fait que de rares apparitions, et ponctué par des descentes dans les caves de l’enfer situées justes en-dessous de cette école maudite. C’est le mythe d’Orphée revisité, Tôru échappant de peu à la mort et revenant au monde des vivants pour annoncer l’au-delà à un monde qui ne peut ni ne veut le croire. C’est aussi le voyage d’un jeune homme de l’enfance vers l’adolescence, la préparation au monde des adultes si dur, si destructeur au pays du Soleil Levant.

On sort bouleversé et profondément dérangé de ce livre qui vous marque pour longtemps.

Publié aux Editions Phébus – 333 pages

4.10.12

Journal d’un corps – Daniel Pennac


 
Tenir un journal intime sans presque jamais parler de ce que l’on vit, de ce qui se passe autour de soi, de ce que l’on est et devient autrement qu’à travers l’introspection de son corps, tel est le pari osé, et réussi,  de Daniel Pennac.

De Septembre 1936 à Octobre 2010, quelques jours avant son décès à l’âge de 87 ans, un homme dont nous ne savons quasiment rien de la carrière et de sa vie sociale que ce qui est strictement nécessaire à la compréhension de ce qu’il écrit, entreprend de coucher d’une écriture de notaire, héritage d’un père gazé à la guerre de quatorze et mort très jeune, ce dont son corps se fait l’écho et le réceptacle.

Maladies infantiles, terreurs induites par une mère castratrice et à moitié folle, anorexie poussée à son extrême limite, telles sont les premières expériences entreprises et ressenties par ce corps d’enfant trop tôt orphelin, mal aimé, trop sensible et trop intelligent. Bref, bien mal parti dans la vie.

Une fois pris en charge par un oncle et une tante agriculteurs, en même temps qu’arrive l’adolescence survient la prise progressive de confiance en soi malgré un corps qui peut trahir à coups de pollutions nocturnes avant que de goûter avec outrance aux joies d’un onanisme de plus en plus sophistiqué.

On le comprendra bien vite, rien ne nous sera épargné dans ces confessions. Les joies et les peines d’un corps qui se façonne, se transforme puis s’étiole l’âge venant deviennent les marqueurs d’une chronique personnelle qui se fond modestement dans la grande Histoire. Des exploits en tant que jeune résistant, on ne saura pas grand-chose si ce n’est qu’ils permirent, la libération venue et par un concours de circonstances, de perdre son pucelage en guise de cadeau d’anniversaire de la part d’une belle ex-partisane québécoise. De l’ascension dans les sphères de la Haute Administration il ne sera question que lorsque le corps trahira vraiment pour la première fois conduisant à une hospitalisation afin de stopper des saignements de nez incessants qui menacent d’emporter notre homme.

Ce que nous dit Pennac ici avec une pudeur, une simplicité, une authenticité de quelqu’un dont on comprend qu’il a dû passer une partie de sa vie à écouter son corps comme un hypocondriaque avaricieux thésaurisant les moindres impressions, sentiments, joies et détraquements, c’est que tout ce que nous sommes, nous le sommes avant tout à travers un corps qui écoute, voit, sent et ressent. Une formidable machine dont on fait peu de cas aussi longtemps qu’elle ne se détraque puis que l’on passera à regretter lorsqu’il sera trop tard.

Cela aurait pu être vulgaire, lassant et répétitif. Pennac en fait au contraire un livre d’une hauteur incroyable, pudique et sincère, sans cesse renouvelé au gré du temps qui passe. C’est bien simple, une fois commencé, il devient très difficile de lâcher ce long journal d’une vie d’un homme dont nous savons tout et presque rien à la fois, comme la trace que la plupart de nous finira par laisser le moment venu de rendre définitivement les â(r)mes.

Publié aux Editions Gallimard – 2012 – 400 pages