30.8.20

Leçon des ténèbres – Léonor de Récondo

 La violoniste et femme de lettres Léonor de Récondo excelle à nous plonger au cœur d’histoires où brillent les talents de certains génies artistiques auxquels elle reprête vie. Des récits conçus de manière aussi originale qu’hypnotique, sublimés par l’intelligence, la culture et l’écriture de celle qui les met en scène à des siècles de distance et sous le pouvoir de l’imaginaire.

 

De par ses origines familiales, Léonor de Récondo a toujours éprouvé une passion pour l’Espagne. C’est donc à Tolède, l’ancienne capitale du royaume d’Espagne, qu’avec le concours des autorités elle décide de partir. Son projet est simple : passer une nuit enfermée seule dans le musée du Greco avec pour seul compagnon, son violon. Seul presque, si l’on exclut les gardiens chargés de la surveillance nocturne et la tentative un peu lourde de l’un d’entre eux de séduire la belle. Mais cela fait partie de l’expérience. Pour l’auteur, il s’agit avant tout de se connecter à distance du temps et de l’espace avec celui qu’elle admire depuis son enfance, depuis que ses parents la traînait dans les musées sous la conduite éclairée d’un père lui-même peintre.

 

Celui qu’elle vénère au point de déclarer vouloir faire l’amour avec lui sous le regard de ses œuvres est né en Crète sous le nom de Domenikos Theotokopoulos. Un nom qui sera simplifié en El Greco, mélange d’italien venu de son admiration pour Le Titien dont il sera l’élève et d’espagnol langue du pays d’accueil consacrant sa gloire et son succès. C’est avec lui, le peintre d’icône devenu l’expert en scènes religieuses cassant les codes en vigueur, qu’elle veut passer la nuit, faire chanter d’amour son violon, redécouvrir ses toiles en ayant le luxe du temps et de la solitude. Un projet qui sera contrarié par la chaleur étouffante, l’obscurité rendant impossible l’observation des peintures, par les pensées incessantes qui se bousculent et se combinent subtilement entre une biographie à rebours du Greco, personnage secret et d’un relatif ascétisme et les scènes de sa propre vie, forte de ses succès et de ses déceptions en forme de miroir de ce qu’aura vécu celui qu’elle admire.

 

Il en sortira une nouvelle leçon des ténèbres, pas celle que l’on jouait à la cour de Louis XIV lors de la semaine sainte. Non, celle vécue par une femme moderne, pleine de ferveur et de doutes, remarquablement douée pour nous faire partager un pur moment d’émerveillement.

 

Publié aux Éditions Stock – Ma nuit au musée – 2020 – 149 pages

 

26.8.20

Les vivants au prix des morts – René Frégni

 


Déjà, le titre en soi, emprunté à l’expression des marchandes de poissons soldant leurs invendus sur le port de Marseille, est une invitation lancée au lecteur curieux à s’aventurer vers ce roman. Une fois attrapé dans le filet de ce pêcheur de lignes, dès les premières pages tournées, l’on est pris par cette étrange et fascinante histoire que nous conte l’écrivain installé à Manosque dans une langue foisonnante, riche en couleurs et en senteurs comme ces paysages des Alpes de Haute-Provence si chère à l’auteur.

 

C’est là-bas, du côté de Manosque, qu’un écrivain est parti se retirer. Il vit dans un grand domaine rural avec sa compagne professeur des écoles. Une existence tranquille rythmée par de longues balades en montagne, le travail de la terre, l’écriture et un amour sincère avec celle devenue, sur le tard, la femme de sa vie. Une existence qui va se trouver bouleversée lorsqu’il reçoit un appel d’un détenu qui vient de s’évader et qu’il a connu lors des ateliers d’écriture qu’il a animés pendant de nombreuses années dans diverses prisons de la région.

 

Dès lors, le roman de René Frégni bascule d’un genre gentiment pastoral à celui, beaucoup plus brutal, du thriller. Car, une fois l’erreur commise par l’écrivain d’héberger pour un temps a priori court un malfrat en cavale, ce sont toutes les histoires de ce dernier et toute la pègre qui s’y rattache qui vont finir par débouler et transformer le mas tranquille en porte de l’enfer physique et psychologique.

 

Psychologique surtout, car le talent de l’auteur est de dépeindre avec précision, réalisme et exactitude l’angoisse, l’oppression, la paranoïa qui ne cessent de grandir dans la tête d’un honnête homme que rien n’avait préparé à devenir la main active puis complice d’un des hommes les plus recherchés de France. Un talent complété par celui de nous faire vivre de plein pied les aventures, les erreurs, les pertes et reprises de contrôle qui peuvent selon les cas conduire à une sortie fatale ou heureuse. Bref, c’est un suspense de chaque instant qui restera entretenu avec brio dans un livre de genre qui fait honneur à la belle langue de facture classique ce qui est loin d’être habituel.

 

Une réussite qui valut d’ailleurs à ce beau roman de recueillir le Prix des lecteurs Gallimard 2017.

 

Publié aux Éditions Gallimard – 2017 – 188 pages

20.8.20

Gabacho – Aura Xilonen


C’est par le terme de ‘gabacho’ que l’on désignait autrefois au Mexique les étrangers en référence à leur manière un peu ridicule de s’habiller. Une expression qui, avec le temps, sert désormais à qualifier tous les Nord-Américains pour remplacer dans la langue courante le terme de Yankee.

 

Pour autant, par un renversement de perspective, Aura Xilonen fait de son personnage principal, un jeune Mexicain, Liborio, immigré clandestinement dans le sud des Etats-Unis, un gabacho dans ce qui est désormais son nouveau pays. Fuyant la misère, les privations, l’absence de soins et de famille, il a survécu aux périls que doivent affronter les candidats à une traversée du Rio Bravo à la nage puis du désert brûlant à pied.

 

Liborio est désormais commis dans une petite librairie tenue par un immigré magouilleur, travaillant sans salaire en contrepartie d’un logement précaire et met à profit le voisinage des livres de langue espagnole pour parfaire son éducation et sa culture. Impulsif et bagarreur ayant participé à bien des bastons de rue pour simplement survivre, il interviendra un jour sur un coup de tête pour sauver une jolie jeune fille des griffes d’un voyou bien décidé à l’ennuyer. Un geste, plus exactement une série de coups ajustés et implacables, qui va changer sa vie.

 

Lorsque Aura Xilonen écrit son premier roman, elle n’a encore que dix-neuf ans. C’est en s’inspirant de la vie de son grand-père, ancien journaliste, paralysé et muet, qu’elle décide d’entreprendre ce livre d’une force incroyable. On y suit le parcours d’un jeune immigré de bout en bout, les dangers inhérents à l’immigration clandestine, l’exploitation sans vergogne, le racisme américain, la précarité permanente, le chemin étroit pouvant mener à l’intégration et à la réussite. Pour Liborio, ce seront ses talents de boxeur qui lui vaudront de trouver progressivement sa place car le jeune homme au cœur d’artichaut est aussi un garçon aux poings de fer.

 

L’immense force du roman, outre son histoire qui ne nous lâche pas une seconde, tient dans la novalangue dont use Aura Xilonen. Un mélange permanent d’Anglais et d’Espagnol, formidablement traduit par Julia Chardavoine à qui il faut rendre un vibrant hommage car elle n’est pas pour rien dans la réussite du livre ! Une langue aussi directe que les coups portés entre boxeurs, des phrases qui font mouche à tous les coups, une capacité à rendre compte avec autant d’économie que d’exactitude de la tyrannie et du pouvoir des réseaux sociaux, omniprésents dans le roman comme dans la vie et de l’hypocrisie de la société américaine.

 

Avec ce premier roman, Aura Xilonen s’impose comme une nouvelle figure de la littérature mexicaine. Une jeune femme avec laquelle il va falloir compter et qui a d’ores et déjà prévu un deuxième roman que nous attendons avec impatience.

 

Publié aux Éditions Liana Lévi – 2016 – 364 pages

19.8.20

Des larmes sous la pluie – Rosa Montero

 


Dès son plus jeune âge, Rosa Montero s’est intéressée à la science-fiction dont elle dévorait les romans. Devenue romancière et journaliste, elle consacra dès lors une partie de sa production à ce genre auquel appartient « Des larmes sous la pluie », un de ses livres traduits en français.

 

L’auteur nous transporte dans la deuxième partie du XXIème siècle en plein cœur de Madrid. Comme on peut s’y attendre, le monde a alors bien changé par rapport à celui que nous connaissons. Deux éléments majeurs en ont bouleversé les contours et les règles. La conquête de l’espace, tout d’abord, qui a donné lieu à la découverte de nouvelles civilisations ainsi qu’à l’installation d’une partie des Terriens dans de nouvelles planètes naturelles ou créées de toutes pièces. La production en série ensuite d’androïdes d’une durée de vie limitée, principalement tout d’abord utilisés à des fins militaires ou de maintien de l’ordre, avant que de devenir une composante à part entière des nouvelles normes sociales.

 

Des normes qui ne dispensent pas d’un certain sectarisme, voire d’un racisme certain. Tandis qu’une partie des humains s’est radicalisée dans des dogmes religieux convainquant leurs adeptes d’être les seuls élus, d’autres fomentent visiblement des troubles et des violences visant à se débarrasser des androïdes pointés du doigt comme les responsables de tous les malheurs. C’est bien connu, il faut, en toute époque surtout si elle est incertaine, son ou ses boucs-émissaires…

 

Alors que les troubles se multiplient et que la paranoïa conte les androïdes se développe, une androïde initialement conçue pour combattre et maintenir l’ordre et opérant désormais comme détective privée se retrouve à enquêter sur une série de meurtres sordides d’androïdes perpétrés à l’aide de mises en scène spectaculaires. Bientôt secondée par un inspecteur de police chargé de sa surveillance mais s’interrogeant sur les véritables raisons qui poussent certains à prôner la haine et la violence, l’androïde et le flic vont se retrouver mêlés à une enquête pleine de rebondissements où politique, diplomatie, enjeux de pouvoir et vengeances personnelles alimentent manipulations, coups-fourrés visant à plonger le monde sans dessus-dessous.

 

Tout cela est très bien construit, haletant, imaginatif et nous interpelle sur la manière dont les relations entre humains et non-humains pourraient interférer, de manière positive ou non, et radicalement changer notre perception sociale. Au final, un roman sympathique sans être majeur.

 

Publié aux Éditions Métailié – 2013 – 403 pages