26.1.20

La vie sexuelle des super-héros – Marco Mancassola


Voilà un roman aussi original, perturbant et addictif que possible ! Une façon drôle et caustique de se moquer de l’Amérique et de certains de ses travers.

En ce début de XXIème siècle, New-York et avec elle l’Amérique tout entière fait face à une série d’évènements aussi dérangeants qu’inexpliqués. Plusieurs des anciens super-héros de Marvel (ici devenus des personnes réelles), bien que retirés de toute action visant à faire régner la justice, ont été retrouvés assassinés après avoir reçu une mystérieuse missive portant simplement la formule « Adieu cher  ».

Un policier chargé des enquêtes rend visite à certaines de ces anciennes gloires pour les informer des dangers potentiels encourus et leur proposer une protection policière. Une mise en garde inutile puisqu’à chaque fois, le ou la super-héros en question sera retrouvé mort dans des circonstances atroces. Des morts mystérieuses dont les auteurs, obstinément mutiques et prêts à supporter les peines encourues, sont souvent retrouvés. Des morts qui, toutes, sont reliées à des pratiques sexuelles particulières mettant à mal l’image étincelante de ces porte-étendards américains.

Organisé en une série de novelas plus ou moins longues, le roman nous plonge au cœur des déviances et des outrances américaines. Culte de l’image, utilisation abusive des médias et de la télévision qui poussent à de plus en plus d’outrance et de prises de risques, sentiment d’impunité pour certaines élites, pouvoir de l’argent et du prestige qui peut entraîner à se croire au-dessus de tout, manipulations en tous genres pour parvenir à ses fins…

Plus les histoires semblent se répéter avec d’infinies variations morbides et nauséabondes, plus notre interrogation sur le sens de ces crimes augmente comme augmente notre répulsion pour une société de l’outrance où de pauvres super-héros, fatigués, usés et presque à la retraite deviennent les marionnettes épuisées d’un système en route vers la folie et l’explosion.

A ce titre, le dénouement concocté par Marco Mancassola est un petit bijou de perversité comme un dernier coup de griffe envers un monde promis à son extinction comme il aura au préalable lui-même mis fin à ce qui participa de son lustre au moyen de ses super-héros tombés de leur piédestal. Un petit bijou.

Publié aux Éditions Gallimard – 2011 – 545 pages

20.1.20

L’incivilité des fantômes - Rivers Solomon


Si vous êtes à la recherche d’un roman de SF mal ficelé, à la limite du ridicule absolu, il y a de grandes chances pour que le nullissime roman de Rivers Solomon remplisse tous vos critères.

Résumons l’intrigue sur laquelle il y avait moyen de construire quelque chose d’intéressant. Pour une raison inconnue, les Terriens ayant survécu à une quelconque catastrophe ayant rendu la poursuite de la vie sur notre planète ont fui à bord d’un gigantesque vaisseau spatial. Depuis des centaines d’années, il vogue à la recherche d’une nouvelle planète où s’installer en ayant instauré à bord une dictature. Les fondements en sont double. D’une part, une doxa religieuse rigoureuse installant comme croyance que le vaisseau est guidé par les Dieux ; d’autre part, une confiscation du pouvoir, des privilèges et des honneurs aux seules mains des Blancs résidant sur les hauts-ponts tandis que les Noirs occupent les bas-ponts où ils sont chargés de toutes les tâches nécessaires à la vie collective sous la surveillance de gardiens qui n’hésitent pas à les traiter en esclaves dont ils usent et abusent sans vergogne. Tout cela finira mal, on s’en doute…

Or donc, pourquoi ce roman serait-il à classer manu militari dans les gros nanars ? Pour de nombreuses raisons, à commencer par une écriture sans style, d’une platitude navrante. Ensuite et surtout parce qu’il multiplie les invraisemblances (guérisons subites et quasi-miraculeuses de blessures gravissimes, capacité à tirer d’une jardinière des substances hyper-puissantes, fabrication d’armes sophistiquées à partir de bouts de tube, déplacements dans des coursives sans surveillance efficace, histoires d’amour ridicules et peu crédibles, énigmes codées dignes d’un escape game niveau zéro…). Cessons là une litanie qui pourrait être poursuivie. Ne parlons même pas des approximations scientifiques grossières et des procédures risibles de lancement de navettes dans l’espace. C’est à pleurer de rire tant tout cela est débile…

Allez, voilà pour moi la médaille d’or du pire roman de SF que j’ai jamais lu. Beurk…

Publié aux Éditions des Forges de Vulcain – 2019 – 392 pages

14.1.20

L’âge de la lumière – Whitney Scharer



Avec ce roman historique, Whitney Scharer nous offre une formidable plongée au cœur du Paris artistique, surréaliste et dadaïste des années 20. Regorgeant de détails puisés aux meilleures sources, l’auteur nous place aux côtés des grandes figures intellectuelles de cette époque dont nous découvrons la face cachée, intime, les ressorts qui nourrissent souvent leurs créations artistiques.

Jusque-là, la jeune Lee Miller avait mené une vie de mannequin recherchée et adulée pour l’édition américaine de Vogue. Cette icône de la mode, poussée par un père possessif, va décider de tout lâcher, âgée d’une vingtaine d’années pour venir s’installer à Paris et y peindre.

Très vite à court de ressources et toujours accompagnée d’un petit appareil photo, elle s’initie peu à peu à cette discipline qui la mènera, par le hasard des rencontres dans le Paris des années folles, dans le studio d’un certain Man Ray, alors portraitiste recherché. Elle en deviendra l’assistante, le modèle et, assez rapidement, la maîtresse. Commence alors une relation passionnelle, intense dans laquelle l’élève inspirera le maître en même temps qu’elle en apprend tout en le sublimant bientôt à sa manière.

D’une nature viscéralement jalouse, Man Ray fera tout pour empêcher la reconnaissance du talent de sa maîtresse voire s’en approprier certains travaux. C’est sa jalousie maladive aussi qui finira par causer le naufrage d’une relation trop passionnelle et perverse pour survivre à la volonté de reconnaissance, d’émancipation et d’indépendance de sa muse.

Lee Miller deviendra alors une photographe reporter qui sillonnera les champs de bataille de la Seconde Guerre Mondiale aux côtés des armées américaines. Figurant parmi les premiers contingents venus libérer les camps de concentration, elle restera hantée par les images prises sur place. Psychologiquement fragile, alcoolique et menant une vie de bâton de chaise, elle finira comme l’épouse déclassée, retirée dans la campagne anglaise, de Roland Penrose, figure de proue de la peinture surréaliste anglaise, publiant des chroniques gastronomiques pour le compte de l’édition anglaise de Vogue.

Au-delà de la découverte détaillée de la vie artistique parisienne d’une des périodes créatrices les plus fécondes du siècle dernier, Whitney Scharer réussit l’exploit de nous faire ressentir au plus profond les émotions, les peines et les joies, les doutes et les questionnements, les incessants tâtonnements de tous ces personnages d’exception dotés d’une psychologie agitée sans cesse traversée par des tempêtes bouleversant tout. Une formidable réussite.

Publié aux Éditions de l’Observatoire – 2019 – 441 pages

10.1.20

La clé USB – Jean-Philippe Toussaint



Découvrir un nouveau roman de Jean-Philippe Toussaint est toujours un moment de plaisir mêlé de surprises. Son dernier opus ne déroge pas à la règle même si, pour des raisons que nous allons expliquer, il n’est pas tout à fait au niveau de ses meilleures productions.

Travailler comme haut fonctionnaire à la Commission européenne à Bruxelles est un sort enviable. Fort bien rémunéré, on y côtoie dans un certain luxe le gotha tout en tentant d’améliorer le sort du monde et de protéger les intérêts européens en pondant directives et règlements à tours de bras. Quant au narrateur et personnage central du roman, il occupe la responsabilité du service de prospective. Un travail, dont JP Toussaint nous décrit les grands principes, qui consiste à élaborer des scenarii et de les probabiliser pour toutes les questions d’importance que les Commissaires Européens auront sélectionnées. Un travail qui a amené notre homme à s’intéresser de près aux techniques de blockchain et à la cryptomonnaie qui lui est souvent associée.

Une compétence qui lui vaudra d’être approché par des personnages aux intentions à peine voilées, décidées à profiter des largesses financières européennes pour subventionner une vaste manœuvre mafieuse au profit d’intérêts privés. Une tentative de corruption, à laquelle notre homme résiste, qui l’amène à se retrouver en possession d’une clé USB qui n’aurait jamais dû lui parvenir mettant encore plus au grand jour ce que notre expert soupçonnait. Commence alors un épuisant voyage vers la Chine et le Japon au cours duquel bien des illusions vont tomber et bien des menaces, parmi lesquelles une totalement inattendue pour le lecteur, devenir réalité.

Pour qui ne connaît ni le monde de la cyber-sécurité ni celui des règles qui gouvernent le fonctionnement de toute institution ou groupe international, il y a fort à parier que la lecture sera de bout en bout plaisante, le style inimitable de l’auteur fait de charme et d’auto-dérision supportant un récit romanesque plein de rebondissements.

Pour les autres, ils auront du mal à adhérer à la courte séance permettant de tester l’existence de backdoor en parvenant à ses fins avec une simplicité déconcertante. Pour toutes celles et ceux qui ont à subir la formation annuelle suivie d’un test obligatoires bourrant le crâne des collaborateurs de tous niveaux de ce qu’il convient de faire ou ne pas faire autour des questions de « compliance », transparence et de sécurité, il est probable qu’ils se diront, comme moi, que notre chef de service du jour aurait bien du souci à se faire tant il enfreint les consignes de base en cas d’approche de tiers et de soupçon de tentative de corruption. Bref, les initiés resteront in fine en dehors.

Publié aux Éditions de Minuit – 2019 – 191 pages

4.1.20

Ordinary people – Diana Evans



 « Ordinary people » est à la fois le titre d’une chanson du premier album de John Legend (Get Lifted) et celui du troisième roman de Diana Evans, une des nouvelles figures majeures des Lettres contemporaines britanniques. Un titre pour nous plonger au cœur de la vie quotidienne de deux couples afro-britanniques. De jeunes adultes afro-britanniques, pas encore arrivés à la quarantaine mais s’y dirigeant à grands pas, en couples avec de jeunes enfants.

Comme bien des Londoniens, ils doivent affronter la crise qui sévit au début des années 2000, à la cherté de l’immobilier de la capitale qui les contraint à venir habiter les lointaines banlieues mal desservies par les transports publics. Des conditions qui rendent encore plus difficiles la vie au quotidien alors qu’il faut déjà, surtout, faire face à son statut de Noir que l’on soit à peine foncé comme Melissa, celle dont tomba follement amoureux Michael d’origine jamaïcaine et lui beaucoup plus brun de peau, le couple central de ce roman.

En adoptant le point de vue d’un narrateur externe au récit, omniscient à la manière d’un Dickens, Diana Evans observe à la loupe la vie, les sentiments, les angoisses, les doutes, les émotions de ses personnages. Tous se débattent entre d’insolubles contradictions. Aimer son ou sa partenaire quand l’autre semble, pour des raisons inconnues, s’éloigner sans qu’on n’y puisse grand-chose. Travailler en y trouvant un sens quand sa « négritude » vous cantonne dans des postes subalternes ne correspondant ni à vos aptitudes ni à vos capacités. Survivre aux trajets quotidiens éreintants allongeant les temps indisponibles et rognant d’autant plus sur ceux à consacrer à sa famille. Trouver un sens à une vie qui a pris une direction totalement contraire à tout ce que l’on a pu espérer et chérir.

Alors, à l’image de ce Crystal Palace, gloire de l’Exposition Universelle que l’on croyait éternelle et qui finit par s’écrouler sur elle-même comme à l’image de cette vieille bicoque victorienne, proche du palais de verre devenu ruine, habitée par Melissa et Michael et qui semble elle aussi partir peu à peu en poussières, l’amour que l’on croyait indestructible finit à son tour par se fissurer quand il n’explose pas tout simplement. Parce que les attentes respectives, les conceptions de vie combinées aux reproches plus ou moins fondés réalisent un formidable et invisible travail de sape auquel rien ni personne ne pourra résister.

Ce sont là les vies houleuses, chaotiques, pleines d’espoir et de déceptions que nous donne à voir Diana Evans dans un roman magistral qui ne fait que confirmer un talent dont le premier roman 26a fut récompensé par le prestigieux prix Orange.

Publié aux Éditions Globe – 2019 – 381 pages

3.1.20

De pierre et d'os - Bérengère Cournut




C’est à un voyage étrange, inhabituel et quelque peu initiatique que nous convie Bérengère Cournut. Une plongée en plein pays Inuit au cœur de l’Arctique.  Un monde totalement hostile pour tous ceux qui s’y aventureraient sans préparation. Un monde tout autant hostile pour le peuple qui y habite s’y déplaçant en petits groupes constitués de juste quelques familles.

A la suite d’une partie de chasse qui a mal tourné, une jeune femme Inuit se retrouve seule sur la banquise avec juste quelques chiens et quelques outils de base. Plus les jours passent, plus la faim se fait tenace, les chiens menaçants et le froid mordant. C’est la mort assurée qui attend la survivante jusqu’à ce qu’elle tombe par hasard sur un groupe de chasseurs auxquels elle est apparentée et qui vont la recueillir.

Par les yeux, les sens, les émotions de cette jeune femme dont nous allons suivre la vie, l’auteur nous convie à la découverte d’un monde aux antipodes du nôtre. Un univers où survivre constitue la lutte quotidienne, où se nourrir le plus souvent de viande crue juste prélevée sur les phoques ou, quand on a de la chance, les bœufs musqués ou les ours, constitue la denrée de base. Un monde où les esprits rôdent sans cesse et sont conviés pour aider à régler maladies, accouchements, tensions sociales, fortunes de chasse et de pêche dans une pratique animiste et chamanique qui cimente la vie de tous. C’est d’ailleurs par les chants improvisés, dont des extraits entrecoupent les récits et les courts chapitres de ce roman, que les conflits se règlent, permettant l’expression neutre mais officielle des tensions afin de favoriser aussi simplement que possible la résolution des conflits. Une approche indispensable quand la violence est quotidienne, celle de la chasse, celle de la lutte contre les éléments, celle des hommes aussi entre eux et qu’il convient de ne pas en ajouter de nouvelles expressions.

Au moyen d’une écriture épurée mais souvent poétique, Bérengère Cournut sait nous entraîner à la découverte à la fois émerveillée et apeurée d’un monde dont les possessions se réduisent à quelques morceaux de pierre et d’os, les fondements consistant à assurer la survie du groupe avant tout. Un très beau récit élaboré sur la base d’études ethnologiques et qui fut récompensé par le Prix des Lecteurs FNAC 2019.

Publié aux Éditions Le Tripode – 2019 – 224 pages