31.3.20

Idiopathie – Sam Byers


Commençons par rappeler, comme l’auteur le fait en exergue, comment se définit l’idiopathie.

Idiopathie [idjopati] n f : Maladie ou état qui apparaît spontanément ou dont la cause est inconnue.

De maladie sans cause véritablement connue et dont l’apparition se multiplie comme autant de personnages, il est exactement question dans ce roman déjanté, féroce, drôle et triste sur l’état de la société britannique. Un roman prémonitoire de ce formidable non-sens et suicide collectif qu’est le Brexit. Un roman où semble inexorablement sombrer la jeunesse, et avec elle l’espoir, d’une nation que l’on voit en pleine dérive.

Pour illustrer cela, Sam Byers met en scène un trio. Au centre, Katherine, une trentenaire exerçant un job sans véritable intérêt mais avec une férocité certaine. Une fille qui, depuis qu’elle a été larguée par Daniel, multiplie les aventures décevantes tout en pensant en avoir fini avec les hommes. Il faut dire que la belle a un caractère de cochon fait de cynisme, de manipulation perverse et de plaisir permanent à provoquer crises et disputes au moindre prétexte. Pas facile dans ces conditions de trouver et garder un mec bien…

Daniel semble quant à lui couler des jours heureux depuis qu’il est en couple avec Angelica. Lovés dans un coquet pavillon de la banlieue londonienne, ils gagnent correctement leur vie lui en tant que Directeur de la communication d’un centre de recherche biologique. Mais derrière cette façade de bonheur et de facilité se cachent les doutes, celui d’être avec la bonne compagne, celui d’avoir largué Katherine, celui de défendre des intérêts commerciaux légitimes, celui d’être devenu un bobo après avoir fréquenté les cercles hippies. Et une incapacité à gérer les conflits ce qui va le mettre dans des situations cocasses pour nous lecteurs, douloureuses pour lui acteur.

En orbite tourne Nathan, un paumé et loser total qui sort tout juste d’un long séjour en hôpital psychiatrique pour s’être tailladé tout le corps. Amoureux transi de Katherine, ami du couple avant sa disparition des écrans radar, le voilà qui fait une réapparition inattendue lors de son timide retour au monde. Depuis qu’il a renoncé aux drogues et aux mutilations, il erre sans but et sans motif hébergé par ses parents.

Autour du trio gravitent des personnages secondaires tout aussi paumés telle la mère de Nathan qui a décidé de faire de l’histoire de son fils un best-seller ou bien encore un militant écologiste décidé à tout pour pourrir la vie de Daniel en recourant à des moyens ridicules et contre-productifs de contestation.

Et les vaches dans tout cela me direz-vous ? Elles apparaissent ponctuellement, saisies d’immobilité, le regard fixe, promises à une mort certaine par asphyxie, semblant contempler la catastrophe humaine et en préfigurer le sort collectif : celui d’un naufrage inexorable et résolu. C’est caustique, bourré d’humour anglais, et après un démarrage un peu long et lent finit par trouver une convaincante vitesse de croisière menant au précipice.

Publié aux Éditions Seuil – 2013 – 349 pages



27.3.20

La fonte des glaces – Joël Baqué


Comment faire d’un sujet dramatique (le réchauffement climatique et la fonte généralisée des glaces nous promettant un avenir des plus difficiles) un livre délicieusement drôle, déjanté et magnifiquement écrit ? La réponse en est simple : précipitez-vous sur l’inimitable et formidable roman du trop rare Joël Baqué !

Depuis qu’il a perdu sa femme et vendu sa charcuterie, Louis est un retraité aux emplois du temps millimétrés. Installé à Toulon, il a mis au point une technique infaillible pour faire passer le temps à coups de petits ordinaires solitaires. Enfin, cela jusqu’à sa rencontre fortuite avec un manchot empereur empaillé dégotté dans une armoire lors d’une brocante municipale. Une révélation pour Louis qui décide illico presto d’aménager son grenier en réplique de la banquise pour y installer sa « dream team » faite de douze spécimens de manchots empereur qu’il peut contempler emmitouflé depuis son canapé tandis qu’un froid polaire y est maintenu par une installation dispendieuse.

Un changement d’habitude, c’est bien connu, peut en entraîner un autre. Las d’une expérience glacialement mystique, Louis va quitter son antre casanier pour filer du côté d’Ushuaia en vue de rencontrer pour de vrai les manchots empereur. Un voyage qui nous vaudra un des grands moments de crise de rire lorsque le retraité rebondi se fera courtiser par une femelle le trouvant fort à son goût.

Un voyage en entraînant un autre (là aussi c’est bien connu !), l’ami Louis va derechef traverser le continent américain pour partir à la rencontre des remorqueurs d’iceberg décidés à transformer l’eau préhistorique en source d’or locale. Une aventure qui nous vaudra le deuxième très grand moment déjanté lorsque tout un équipage sera pris de folie.

Cessons là le synoptique qui se poursuit sur le même mode impertinent, drôle et étonnant de bout en bout. Joël Baqué signe un roman attachant, enlevé, cousu au fil d’orfèvre, serti d’une écriture éblouissante. Une pure merveille à ne surtout pas manquer !

Publié aux Éditions POL – 2017 – 283 pages

22.3.20

Métamorphoses – François Vallejo

Écrit en 2012, le roman de François Vallejo reste largement d’actualité au moment où se pose la question du retour des djihadistes français dans leur pays d’origine.

Rien ne prédestinait Alban, un jeune homme sans histoire particulière issu d’une famille de la moyenne bourgeoisie parisienne, à basculer du côté du fanatisme religieux. Jusqu’à la découverte fortuite, par sa demi-sœur aînée Alix qui a toujours fait un peu office de seconde mère veillant sur lui, que le jeune homme fréquentait la mosquée du quartier et les milieux musulmans sous le nom d’Abdelkrim Youssef. C’est un coup de poing dans le ventre qu’elle reçoit avec cette nouvelle impensable.

Bientôt, malgré les dénégations du converti et l’aveuglement des parents qui ne veulent voir là qu’une lubie de leur fille envers un frère qu’elle a toujours eu trop tendance à encadrer, les signes de radicalisation d’Alban vont se multiplier. Jusqu’à sa disparition mystérieuse lors d’un voyage au Kenya puis son départ volontaire, mais dissimulé, vers un camp d’entraînement quelque part du côté du Pakistan.

Dès lors, Alix, restauratrice spécialiste des fresques du Moyen-Âge, n’a de cesse que de retrouver la trace de son frère au risque de couler sa propre réputation professionnelle. Fougueuse et déterminée, elle découvrira bientôt qu’elle n’est pas la seule à pister un homme aux intentions potentiellement malveillantes. Commence alors un jeu complexe mettant en jeu les enquêtes des services de renseignement et le propre travail d’Alix ainsi que sa vie personnelle dans ce qu’elle a de plus intime. Un jeu de manipulations à multiples niveaux pour tenter de glaner des renseignements et éviter le pire : le passage à l’acte pour un frère devenu fou de Dieu, un drame terroriste pour l’État.

François Vallejo tente visiblement ici de rendre compte de ce qui peut pousser un jeune insoupçonnable à tomber entre les griffes d’extrémistes islamistes prêts à tout au nom d’une doctrine radicale et du désarroi que cela peut engendrer dans le cercle familial. Son propos se fait aussi plus politique, dans la dernière partie du livre, soulignant indirectement les risques engendrés pour la population et ceux qui sont suspectés du fait d’un État usant de tous les moyens  pour protéger ses intérêts et sa réputation. Au résultat, cela donne cependant un roman un peu bancal auquel on a du mal à s’identifier par manque de réalisme ou plutôt dans de crédibilité dans les jeux de pouvoir et de manipulation entre les personnages gravitant autour du jeune homme radicalisé. L’intention est louable donc mais le résultat peu convaincant.

Publié aux Éditions Viviane Hamy – 2012 – 331 pages

19.3.20

Le rêve du village des Ding – Yan Liankee


La littérature chinoise contemporaine reste encore confinée à la curiosité de quelques connaisseurs occidentaux ou aux lecteurs, non sinophones, ayant un intérêt pour cet immense pays en passe de devenir la future puissance dominante mondiale.

« Le rêve du village des Ding » constitue de facto une excellente opportunité pour se plonger dans ce que la littérature contemporaine chinoise offre de meilleur. Rappelons que Yan Liankee, censuré dans son pays, est l’un des plus grands auteurs chinois actuels, récompensé par de nombreux prix internationaux. Très engagé pour la reconnaissance des droits de l’homme, il fait également de ses œuvres littéraires autant d’instruments pour dénoncer la folie maoïste et les multiples dérives de son pays en proie à de terribles tensions.

Avec « Le rêve du village des Ding », c’est au fin fond de la Chine rurale actuelle que nous nous transportons. Une Chine laissée sur le côté de la modernisation galopante et d’un « communo-capitalisme » qui fait des ravages dans les grandes villes. On y survit en cultivant les champs et élevant poules et cochons sous la férule d’un chef de village et le regard constant de toute une hiérarchie à la solde du Parti Communiste. Enfin, ce fut comme cela jusqu’au jour où le Parti décida de faire de la collecte du sang une grande cause nationale. Ne disposant pas des moyens pour organiser de manière structurée et contrôlée les choses, Yan Liankee imagine laisser aux soins d’entrepreneurs individuels la collecte du sang des villageois.

Le manque d’hygiène combiné à un appât du gain rapide cause alors la propagation foudroyante de ce que l’on appelle la fièvre. Dans les villages, hommes et femmes tombent comme des mouches. Bientôt un nom sera mis sur cette maladie mortelle que personne ne sait soigner, celui du sida.

Sur cette trame, Yan Liankee élabore un long conte oriental dénonçant la cupidité humaine, les jalousies, les luttes de pouvoir qui continuent d’agiter un microcosme humain mourant, préoccupé jusqu’à l’extrême limite par le prestige et l’enrichissement avant tout. À l’exception de l’ancien instituteur et chef de village dont la probité lui valut d’être rapidement écarté et ostracisé, le comportement des villageois et des autorités que décrit l’auteur souligne avant tout les travers actuels de la société chinoise : soif de pouvoir, manipulations en tous genres pour arriver à ses fins, corruption à tous les niveaux, volonté de s’enrichir au plus vite en dépit des conséquences humanitaires, sociales, écologiques. Ce qui fait la force de cette dénonciation est le ton sur lequel elle est prononcée : calme, presque tranquille comme s’il s’agissait de décrire les pires horreurs comme allant de soi, comme une norme dont personne ne s’inquiète plus. Le résultat est glaçant…

Publié aux Éditions Philippe Picquier – 2007 – 329 pages

18.3.20

Girl – Edna O’Brien


Quand on interroge Edna O’Brien sur les raisons qui ont pu la pousser, elle la romancière irlandaise âgée de quatre-vingt-huit ans, à s’intéresser à de si horribles évènements auxquels elle est parfaitement étrangère, elle rétorque que c’est par qu’elle aime les Grecs et leur tragédie classique.

De tragédie il est bien question ici et de la plus terrible qui soit puisque le livre commence par l’enlèvement dans leur école en 2014 des 276 jeunes filles nigérianes par Boko Haram. Un enlèvement qui se passe dans le bruit, la fureur, la violence et le sang. Une forme de prélude à ce qui attend ces jeunes filles au bout de la route sur laquelle on les mène.

Edna O’Brien ne nous épargne rien de cette folie humaine collective, rien des actes immondes que tente de justifier un dogme religieux odieux qui pose en règle l’élimination des mécréants et la soumission totale, accompagnée de leur avilissement, des femmes dont les hommes font leurs proies, leurs esclaves et leurs victimes. Car c’est bien au milieu même de ces viols collectifs et répétés, de ces assassinats froids, de ces séances de lapidation quand une femme respectée et respectable est soupçonnée d’adultère que se joue la survie. Du moins, la survie des filles qui n’auront pas encore succombé aux coups des hommes, pas été vendues aux riches arabes du Moyen-Orient en quête de jeunes épouses, version moderne de l’ogre en quête de chair fraîche, ou ne seront pas mortes en couches expulsant le fruit d’une grossesse imposée à des filles à peine nubiles.

Certaines, trop rares, comme cette Maryam imaginée par Edna O’Brien, sont parvenues à fuir. Pour autant, leur histoire ne s’arrêtera pas avec l’évasion de cette version locale du camp de concentration. Commence tout d’abord la survie aléatoire au sein des forêts hostiles, la menace des reptiles venimeux ou des grands fauves prédateurs. Puis, pour les plus chanceuses, la nouvelle menace humaine. Celle formée par une société qui verra revenir une miraculée, objet initial d’une adoration hystérique collective, avant de devenir très vite celui du soupçon. Soupçon d’avoir été manipulée, de vouloir déstabiliser un monde qui se croit à l’abri. Symbole aussi de l’impureté figurée par ce bébé arrivé avec Maryam, fruit d’une union non consentie, et dont la tentation familiale de s’en débarrasser semble bien l’emporter sur toute autre considération.

Non, l’enfer pour ces jeunes filles ne s’achèvera jamais. Elles seront à jamais proscrites, à jamais marquées du fer de la honte, ostracisées à vie et condamnées à une vie de réclusion loin de la cité humaine.

Edna O’Brien signe ici un nouveau roman déchirant, un poignant voyage au cœur de l’enfer.

Publié aux Éditions Sabine Wespieser – 2019 – 250 pages

16.3.20

Les terres dévastées -Emiliano Monge



Poussés par la famine, les exactions, les violences en tous genres, les départs massifs des voisins et de la famille, celles et ceux qui ont encore un nom, une vie, une âme et de l’espoir décideront bientôt d’entreprendre à leur tour ce voyage par-delà la frontière. Pour fuir ce Mexique violent, honni par dépit, ils doivent s’en remettre à des bandes organisées qui ont fait du trafic d’êtres humains un business aussi lucratif que terrifiant.

Car ces migrants ignorent que, très bientôt, dès qu’ils auront confié leur sort à ces mains inconnues, ils quitteront l’univers de ceux qui ont encore un nom pour rejoindre une armée des ombres. A peine sortis d’une jungle qu’il leur aura fallu traverser en dépit de mille dangers, les voici entassés dans des camions, enfermés et ligotés. Commencent alors l’enfer, la barbarie, tout ce que l’homme est capable de produire de pire envers d’autres humains.

A la façon d’une tragédie grecque, Emiliano Monge convoque à la fois des extraits de l’Enfer de Dante ou des textes tirés de témoignages réels. Ils forment de petits incipit glissés au milieu de chapitres courts et poignants comme des exclamations, des cris pour dire l’horreur devenue universelle et quotidienne. Les femmes y sont violées en bandes souvent jusqu’à ce que mort s’en suive, les hommes frappés afin de briser net toute velléité de résistance. Ballotés sur les routes les plus dangereuses, les survivants sont vendus à des acheteurs sans scrupules décidés à faire de ces miséreux leurs esclaves.

Pendant que les deux convois qui se sont formés suite à la dernière livraison de chair suivent chacun leur route, une terrible machination, ourdie par des compagnons censés être de confiance, se met en place pour mettre à bas le couple méphitique qui contrôle ce lucratif business et s’accaparer pouvoir et fortune. C’est un voyage vers l’enfer parallèle qui s’embraye et conduira les acteurs, trafiquants et victimes, vers des sommets d’horreur.

Toute la force de ce récit éprouvant est d’user d’un style quasi hallucinatoire. Les êtres y sont souvent désignés non par leurs noms mais par des formules qui évoluent au gré de leur propre descente vers l’enfer. Quand un climax de violence approche (et ils sont aussi nombreux que les nids de poule des routes défoncées), l’auteur use de subtils détours avant de nous asséner un coup et de nous laisser pantelants face à un récit qui semble ne jamais s’arrêter. Cœurs et âmes sensibles s’abstenir ! Voici un témoignage impactant sur ces voyages vers l’enfer que subissent des hordes entières de population à la dérive.

Publié aux Éditions Philippe Rey – 2017 – 346 pages

15.3.20

La serpe – Philippe Jaenada



Depuis des années, le travail de Philippe Jaenada était salué par la critique et rencontrait un succès populaire certain. Pour autant, aucun Prix littéraire de premier plan n’était venu jusqu’ici récompenser cet auteur au style personnel, plein d’autodérision et de tendresse envers tous ces cassés de la vie dont il suit les routes. Une injustice enfin réparée avec l’attribution du Prix Fémina pour le superbe « La Serpe ».

A l’instar de son précédent ouvrage « La petite femelle » où il reprenait à son compte l’enquête autour du meurtre par Pauline Dubuisson de son amant à coups de revolver, apportant de manière convaincante de nouveaux éléments sur une affaire qui avait jeté beaucoup d’émoi, l’auteur s’intéresse cette fois-ci à un triple meurtre. Une horrible tragédie survenue en Octobre 1941 où trois corps sont retrouvés horriblement mutilés à coups de serpe dans un château du côté de Périgueux.

Très vite, les soupçons se porteront sur le fils unique d’une des victimes, son père. Un jeune homme du nom d’Henri Girard que sa vie, loin des normes bourgeoises de l’époque, combinée à des signes troublants trouvés sur les lieux du crime montre du doigt comme le meurtrier idéal. Il sera, malgré ses dénégations, très vite arrêté et emprisonné. Alors que son procès promettait une condamnation à mort quasi-certaine, défendu par le meilleur avocat de France ami de son père défunt, il sera à la surprise générale acquitté.

Devenu riche à millions, il dilapide sa fortune avant de fuir, ruiné, en Amérique du Sud où il exerce tous les métiers offerts aux vagabonds. Rongé par la maladie, il finira par revenir au bout de quelques années à Paris où il prendra l’identité de Georges Arnaud. Un nom qui deviendra bientôt célèbre après la publication de son roman « Le salaire de la peur » adopté par Clouzot au cinéma. C’est sous cette identité qu’il terminera sa vie, intellectuel respecté fréquentant l’intelligentsia, mettant sa fortune nouvellement acquise au service de la défense des faibles et des opprimés.

De ce personnage hors du commun et haut en couleurs, Jaenada tire matière pour un volumineux ouvrage organisé en trois parties. Tout d’abord, celle relatant la jeunesse de celui qui est encore Henri Girard. Une section ne rendant guère sympathique un jeune homme instable, bagarreur, rebelle et n’ayant aucune notion de la valeur de l’argent. Vient ensuite celle liée au crime relaté en détail, à l’enquête qui s’en suit ainsi qu’au procès. Une lecture à charge, empruntant le regard de l’époque nous convainquant presque d’une erreur judiciaire menant à l’acquittement d’un homme qui ne le méritait peut-être pas. Puis vient la dernière partie, celle consacrée au long et minutieux travail d’enquête et de reconstitution auquel s’est livré l’enquêteur Jaenada, transporté par la puissance de la pensée près de quatre-vingts ans en arrière. Un travail de titan sur les archives numérisées, d’interviews des descendants des principaux intéressés et de recherche sur les lieux mêmes du crime. Avec une conclusion qui s’impose, sans le moindre doute : Henri Girard était de toute évidence innocent et Jaenada-Colombo a même probablement identifié le criminel.

Délaissant en partie ses interminables digressions (en tous cas les raccourcissant fortement) mais conservant son humour et son auto-dérision, Jaenada parvient à nous entraîner avec lui dans une enquête improbable à distance des plus passionnantes. Au point de ne plus lâcher le gros pavé de plus de six-cents pages. C’est dire ! Merci Monsieur Jaenada pour cet immense plaisir de lecteur et chapeau bas !

Publié aux Éditions Julliard – 2017 – 643 pages

11.3.20

La chair – Rosa Montero


C’est un bien joli roman, intelligent, cultivé et fort brillamment construit que nous propose la grande romancière espagnole Rosa Montero.

À soixante ans désormais, Soledad prend conscience que la vie a passé et avec elle, la jeunesse, le charme, l’éternel pouvoir de la séduction. Elle vient d’ailleurs d’en faire la cruelle expérience puisqu’elle, la femme à la plastique encore attirante lui permettant de paraître vingt ans de moins qu’elle en a grâce aux indispensables subterfuges féminins, elle la croqueuse d’hommes de préférence mariés et plus jeunes qu’elle, s’est tout juste faite larguer par son amant lequel a donné la préférence à son épouse jeune et de surcroît enceinte.

Pour se venger, elle décide de faire appel à un superbe gigolo au bras duquel elle se produira à une représentation de Tristan et Yseult à l’Opéra de Madrid où elle sait que son ex-amant se trouvera également. Un stratagème qui lui vaudra un regard mauvais de celui qui l’a éconduite (modeste vengeance) ainsi que les coups d’œil appréciateurs et jaloux de ses amies et connaissances. Une ruse qui va également réserver bien des surprises tant la relation entre ce beau jeune homme mystérieux et celle qui est la responsable des expositions à la Bibliothèque Nationale va prendre un tour bien différent de ce qu’elle prévoyait au départ.

Tout l’art de Rosa Montero est d’élaborer un roman où les véritables personnalités de ce couple improbable vont se révéler peu à peu, laissant apparaître des êtres fort différents de l’image que l’on peut s’en faire a priori. Tout en rendant compte avec autant de pudeur que de sincérité des ravages progressifs de la vieillesse et des multiples recours pour en limiter les effets, Rosa Montero n’oublie pas la profession de son personnage Soledad. Une femme en prise avec une exposition difficile à monter et de multiples intrigues en vue de s’en accaparer la responsabilité. Un prétexte pour glisser de croustillantes et érudites anecdotes sur bien des auteurs célèbres dont l’existence connut un sort tragique. On y apprend beaucoup de choses sur Mautpassant, Twain, Stephen King et bien d’autres encore. L’auteur poussera même la coquetterie jusqu’à se faire apparaître elle-même, sous les traits d’une journaliste ayant publié un livre qui fait effectivement partie de sa propre bibliographie, dans une scène originale et fort réussie. Une connaissance des arts qui concerne également le monde lyrique puisque les références aux opéras y sont nombreuses dans le but d’éclairer la manière dont Soledad ressent tout ce qui lui arrive et comment les évènements altèrent fortement sa personnalité, soulignant subtilement toute la progression dramatique du roman.

Tout cela est brillant, parfaitement maîtrisé, intelligent mais pas le moins du monde prétentieux. Un vrai bonheur pour le lecteur, séduit de bout en bout !

Publié aux Éditions Métailié – 2017 – 191 pages

8.3.20

Miss Islande – Audur Ava Olafsdottir


 
Depuis l’incroyable succès de Rosa candida, chaque nouveau roman d’Audur Ava Olafsdottir est attendu avec une certaine impatience de la part de ses nombreux lecteurs.

Avec Miss Islande, nous retrouvons certains des ingrédients qui sont la marque de l’auteur : des personnages à la fois solitaires, sensibles, brillants mais peinant à trouver leur place dans une société qui rejette l’a-normalité ainsi qu’une plongée au cœur de l’Islande, de sa nature sauvage, de son climat rude et où il a fallu lutter à des générations entières d’hommes et de femmes vivant essentiellement de la pêche et d’une agriculture de base pour survivre.

Une des particularités islandaises est d’être dotée d’une riche tradition littéraire, les auteurs romanesques et poétiques ne manquant pas (même s’ils nous restent globalement inconnus) depuis le XVIIIème siècle. Faut-il y voir un moyen de s’échapper par la pensée et le rêve d’un hiver interminable ?

En tout état de cause, Hekla semble bien décidée à se faire un nom parmi ces écrivains. Celle qui porte le nom d’un volcan parce que son père, agriculteur, n’a jamais vécu que pour la passion des volcans de son île possède cependant le double lourd handicap d’être une femme et d’être belle. Dans l’Islande patriarcale et machiste des années soixante, la place de la femme était au foyer, destinée à élever les enfants et à prendre soin de son homme.

Aussi, lorsqu’Hekla débarque à Helsinki pour gagner son autonomie, sa beauté lui vaut rapidement l’attention de tous les mâles âgés et libidineux qui vont chercher à tout prix à l’enrôler dans le concours de Miss Islande, une formidable couverture destinée à satisfaire leurs besoins de chair fraîche. Hekla refusera toujours de céder à de vaines sirènes, consciente et informée des dangers qui la guettent. Son seul but est d’écrire, de terminer son roman, elle qui a déjà vu quatre de ses manuscrits publiés sous des noms masculins d’emprunt. S’imposer comme femme de lettres est loin d’être gagné dans ce pays alors rétrograde. Quant à son ami d’enfance, homosexuel, rêvant d’être costumier de théâtre et de pouvoir vivre librement avec l’homme de son choix, trouver sa place dans une société homophobe n’est pas plus simple. Ensemble, s’épaulant l’un l’autre, ils tenteront d’obtenir gain de cause jusqu’à finir par se résigner à comprendre que l’Islande n’est pas prête pour des êtres à part comme eux.

« Miss Islande », récompensé par le Prix Médicis Étranger 2019, n’est pas pour moi le meilleur roman d’Olafsdottir. Il est certes très dans l’air du temps qui vise à promouvoir l’égalité des droits de tous, mais les références sociales, culturelles et politiques à l’Islande des temps anciens et de cette première partie de la deuxième moitié du XXème siècle y sont trop présentes pour nous parler vraiment. Au total, ce roman semble plus anecdotique qu’autre chose.

Publié aux Éditions Zulma – 2019 – 263 pages

7.3.20

La femme qui avait perdu son âme – Bob Shacochis



Bob Shacochis est l’auteur de romans rares et fleuves. Des romans qui dénoncent certains des travers de l’Amérique et tout particulièrement cette irréfragable volonté de se poser en gendarme du monde, en faiseur de roi comme en fomenteur de révolution. « La femme qui avait perdu son âme » s’inscrit dans cette lignée mélangeant thriller, roman noir, romances et manipulations en tous genres.

La femme en question c’est Renée Dungan, une jeune femme à la mi-temps de la vingtaine, que l’on vient de retrouver assassinée en pleine nuit quelque part sur l’île d’Haïti. Une femme aux multiples identités et aux multiples vies. Sous le nom de Renée, elle est l’épouse d’un personnage plus que louche, narcotrafiquant et informateur du FBI dont on soupçonne qu’il pourrait être le commanditaire de son meurtre. Mais elle fut aussi Jackie Scott, une photo-reporter sillonnant Haïti pour effectuer des reportages sur les cérémonies vaudou. L’on découvrira bien vite qu’elle s’appelle en réalité Dottie Kovacevic, fille d’un diplomate américain plongé jusqu’au cou dans toutes les activités louches et guerrières de son pays, confondant parfois intérêts nationaux et règlements de comptes personnels.

Pour suivre cette femme aussi splendide que trouble Bob Shacochis élabore un roman-fleuve nous emmenant en ex-Yougoslavie, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, où tout commence, à Istanbul où l’on découvrira la perversité paternelle, aux États-Unis où se fomentent les assassinats politiques et les complots à échelle internationale sur des golfs de green, en Croatie où tout se terminera sans oublier de multiples aller-retours sur l’île d’Haïti où corruption et règlements de comptes permanents font bien les affaires de tout ce que le monde louche compte de profiteurs et d’agitateurs. Car agir contre le terrorisme, contre les criminels, contre ceux qui sont en butte avec la super-puissance américaine nécessite de constants et secrets voyages de par le vaste monde.

Difficile d’aimer dans ces conditions où la violence est permanente et où la plupart des protagonistes se dissimulent sous des identités aussi fausses que multiples. Seule la duperie compte. Et quand l’amour point le bout de son nez, c’est pour mieux disparaître tant la fureur du monde n’attend pas.

Certains adoreront sans doute ce roman ambitieux par son propos et sa distance ; d’autres détesteront, tant l’auteur semble parfois se noyer dans des détails sans réelle importance, fouiller à n’en plus finir des histoires qui s’entremêlent en un gigantesque puzzle qu’on n’aura jamais fini d’assembler. Pour notre part, nous avons été quelque peu échaudé par la longueur d’un roman qui n’en finit plus et qui aurait gagné à être ramassé. L’auteur aura fini par nous épuiser et nous lasser…

Publié aux Éditions Gallmeister – 2015 – 791 pages

5.3.20

Danse noire – Nancy Huston



Milo, réalisateur de films, est en train d’agoniser dans son lit d’hôpital. Son compagnon dans la vie comme dans les films, Paul Schwartz, est à ses côtés convoquant les souvenirs d’une longue vie pleine de péripéties. Des souvenirs qui se bousculent, en vrac, dans le désordre du temps, des époques et des géographies comme autant de scènes de vie destinées à constituer la trame, le storyboard d’un nouveau film que nous voyons se construire sous nos yeux.

Des souvenirs, il y en a et de nombreux tant la vie de Milo fut mouvementée. Des souvenirs qui remontent, par les liens de parenté, jusqu’à la Première Guerre Mondiale, la révolte irlandaise, la guerre civile là-bas et l’émigration qui poussera des millions d’Irlandais ailleurs. Pour Milo et son grand-père ce sera le Québec et l’apprentissage forcé d’une autre langue que l’Anglais.

D’où, sans doute, la dualité linguistique permanente dans le roman qui se partage d’une part entre un français moderne neutre servant simplement de lien entre des tranches de vie relatées dans l’anglais approximatif et grossier parlé par les colons et les Indiens canadiens dont la petite prostituée que se partagent bien des hommes et, d’autre part,  le québécois chatoyant servant de sabir aux populations assez frustres de ce milieu de vingtième siècle où se déroule toute une partie du récit.

Les allergiques à la langue anglaise risquent d’être vite lassés (malgré les traductions en bas de page) tant les passages anglophones sont nombreux. Les autres risquent d’être déroutés par un récit déconstruit, collant en permanence aux séquences de souvenirs telles qu’elles jaillissent de la tête d’un homme mourant. Très vite, j’avoue avoir été perdu entre les personnages, les époques et les lieux. En même temps que mes repères s’estompaient disparaissait un intérêt pour un livre qui semblait prendre un malin plaisir à laisser en marge le plus grand nombre possible de ses lecteurs. Au final, j’avoue avoir abandonné à mi-parcours ce qui, me concernant, est rare mais révélateur…

Publié aux Éditions Actes Sud – 2013 – 348 pages

2.3.20

L’arbre d’obéissance – Joël Baqué


Délaissant les régions polaires qui avaient fait les délices de son précédent roman déjanté « La fonte des glaces », Joël Baqué se projette pour son nouvel opus sous des climats plus arides. Ceux du désert de Syrie plus exactement en ces temps reculés de la chrétienté qui prêtaient encore à toutes les extrémités. Car, on peut penser que pour convaincre des foules encore captivées par les idoles qu’on leur a imposées, peu éduquées mais promptes à être impressionnées, rien n’est plus frappant que l’extraordinaire, l’inconcevable même.

Pour ce faire, certains des convertis à la religion chrétienne encore récente partent s’enfermer dans des monastères pour y vivre une vie rude, faite de renoncements, de souffrances de plus en plus sévères que l’on s’inflige pour convaincre ses pairs d’une piété supérieure à la leur. On y pue de crasse et rivalise de folie au point de songer que bien de ces moines auraient probablement fini de nos jours en hôpital psychiatrique.

Pour les plus extrêmes de ces élus, s’enfermer dans une vie où côtoyer d’autres humains est encore interprétée comme une trop grande joie ou une source de trop grand dérangement. Il leur faudra inventer de nouvelles formes de retrait invraisemblable du monde. Syméon (dit le stylite) fut sans doute l’un de ceux qui frappa le plus les esprits et dont la mémoire se conserve encore de nos jours. Il quitta le monastère, chassé pour ses extrémités en termes de privation qui finirent par faire courir un danger de suicide collectif parmi les porteurs de bures, pour aller se jucher au faîte de colonnes de plus en plus hautes, ravitaillé régulièrement en eau et de frugale nourriture tout juste suffisante à assurer sa survie. Il passa ainsi, retiré totalement du monde, de longues années durant lesquelles les privations, le manque de soins, l’absence d’hygiène finirent par transformer son enveloppe charnelle en un abri pour les vers, les chancres et tout ce que la création engendra pour rendre la vie terrestre des plus douloureuses. Mais, souffrir lui fut une joie car régnait au bout la promesse de l’accession à la vie éternelle et au pardon de l’on se demande bien quels péchés si ce n’est celui d’orgueil sans doute…

Porté par une écriture magnifique et juste, Joël Baqué nous interpelle sur les limites de la folie et les dérives que toute foi extrême, mal contenue est susceptible de produire. Une question de point de vue et d’époque. Gageons que, de nos jours, la quasi-totalité de ces fous de dieu auraient grossi les rangs des asiles psychiatriques…

Publié aux Éditions POL – 2019 – 173 pages