29.5.14

Le chameau sauvage – Philippe Jaenada


Voici l’archétype du roman Jaenadien, celui, si vous ne deviez en lire qu’un, qui s’impose comme une évidence. A la fois parce que c’est le plus intime, le moins trash et le plus drôle des romans de cet auteur à part et que nous adorons et parce que c’est un roman qui condense les obsessions, les clichés, les références de l’auteur et que l’on retrouvera indéfiniment dans ses romans plus tardifs.

Comme toujours, source inépuisable d’inspiration pour cet écrivain, c’est la trilogie « lose, alcool et sexe » qui sert d’épine dorsale. Pour lui donner vie, dans ce qui ne constituait que son premier roman, l’auteur a choisi de mettre en scène le pauvre type parfait, gentil, pusillanime, éternel hésitant et qui ne s’assume pas.

Un mec qui se trouve quelconque, célibataire (thème essentiel de l’auteur à l’exception de son tout dernier roman où le loser s’est rangé tout en restant un loser), qui couchote gentiment, sans jamais s’attacher. Un gars qui vit d’expédients, traducteur de manuscrits sans intérêt (à nouveau un thème Jaenadien) puis pronostiqueur turfiste qui ne connaît rien aux chevaux et qui émarge dans un journal de seconde zone. Un mec qui se cuite entre amis en se livrant à des duels de cuisses de fer (on retrouvera sous une vingtaine de pages sublimement drôles ces duels et d’autres encore plus croustillants dans « Vie et mort de la jeune fille blonde »). Un mec qui ne s’intéresse à rien de particulier, qui vit de peu, se contente de peu, ne dérange pas vraiment grand monde.

Et puis son monde va s’écrouler lorsque notre Havlar Sanz (c’est lui) va tomber par hasard sur la femme de sa vie, Pollux Lesiak (nouveau thème Jaenadien, le choix des noms qui doit être décalé, marquant un brin de ridicule ou de prétention, sortant de l’ordinaire car, rien, absolument rien n’est ordinaire dans l’univers Jaenadien).

Lui sort d’une garde à vue rocambolesque et narrée à se tordre les côtes, elle se promène trempée, hagarde, un tabouret à la main. Mais voilà, au moment où il croyait l’avoir emballée, elle se fait la malle dans de nouvelles circonstances que seule une imagination débordante peut envisager.

Commencera alors une course effrénée vers cette femme rêvée, son idéal féminin, celle qui le fait fantasmer, celle qui l’empêche de dormir, celle qui le pousse à tomber dans la dépression tant elle lui manque, celle qui le mène au ridicule, au mépris et à la dévalorisation de soi.

Ils finiront par se retrouver dans d’improbables circonstances et à vivre une torride histoire d’amour, sans les scènes trash, presque insoutenables de « Nefertiti dans un champ de canne à sucre » (son roman suivant). Une histoire qui finira tragiquement mais l’aura transporté vers l’âge adulte, en faisant qu’il se prenne en charge et s’assume.

Le récit est douloureux mais comme Jaenada n’a pas son pareil pour se moquer de ses personnages qui ne sont que des doubles de lui-même, menacés par le tabac, la drogue, sortes de Saint-Bernard des putes sidéennes, piliers de bar et éternels pusillanimes, on rit beaucoup et savoure la prouesse d’une écriture à part, entrecoupée de parenthèses qui s’enchevêtrent pour nous entrainer dans les circonvolutions des esprits dérangés et douteux des personnages attachants et systématiquement paumés de notre auteur.

Ce magnifique roman fut récompensé par le Prix de Flore à sa sortie en 1997.


Publié aux Editions Julliard – 1997 – 335 pages

25.5.14

Les insomniaques – Camille de Villeneuve


Premier roman d’un jeune auteur de 28 ans, « Les insomniaques » constitue une entreprise littéraire assez ambitieuse. C’est à une cinquantaine d’années d’histoire de France, de l’immédiat après deuxième guerre mondiale au début des années quatre-vingt-dix, une fois le pays basculé dans le socialisme que s’attaque notre jeune écrivain. Un demi-siècle secoué par trois guerres désastreuses, traversé par des courants politiques et idéologiques aussi radicalement opposés que furent le Gaullisme ou le Socialisme et qui finit par voir l’avènement d’une société nouvelle, aux rapports sociaux et aux conventions radicalement redéfinis.

Le propos est d’autant plus ambitieux que c’est à travers les yeux et la vie quotidienne d’une famille de vieille noblesse qui se partage entre un hôtel particulier à Paris et un château du XVIIème en Pays de Loire, qu’on choisit de tracer les évolutions d’une France dont les sinuosités se retrouvent dans les errements des membres d’une vieille noblesse qui n’en finit plus de se déliter et de se ruiner.

C’est donc, avant tout, une saga familiale, celle des Argentières, qui nous est ici contée dans un luxe de détails qui, d’ailleurs, finit par être encombrant. L’histoire commence avec le décès brutal du patriarche, suite à une chute de cheval, Jean-André d’Argentières, marquis de son état, lors d’une cavalcade dans son domaine.

Elle va nous promener sur trois générations dont les deux dernières marquent la fin d’une époque, celle de la noblesse locale qui régnait sur les paysans et s’étaient accaparées les fonctions républicaines afin de s’assurer de la maîtrise des évènements. Mais les mariages avec des roturiers, pas forcément riches, puis la dilapidation du capital, faute d’une saine gestion, conjugués aux dissensions et aux errances finiront par emporter les titres de noblesse et forcer l’adaptation des nobles fiers de leur lignée à une vie plus contemporaine et plus réaliste.

La cohorte de personnages mis en scène sert tout à fait ce propos. Elle dit l’enracinement dans le passé, l’incapacité à se projeter différemment dans un monde qui bouge, l’attachement aux apparences. Elle dépeint aussi, souvent savoureusement, les inimitiés, voire les haines, qui opposent les fratries, pour des questions d’héritage ou de principes.

Tout cela est fort bien écrit quoiqu’avec une certaine préciosité et un côté très Vieille France. Cependant, on se perd souvent dans les personnages et il faut recourir fréquemment à l’arbre généalogique, fourni en début d’ouvrage, pour retrouver les parentés.

Le principal défaut du livre reste au fond son épaisseur, plus de six cents pages assez denses. C’est beaucoup trop quand le propos, pour sympathique qu’il soit, n’est pas servi par une verve ou une intensité qui sauraient maintenir une attention qui, du coup, se relâche dangereusement.

Pourquoi l’éditeur n’a-t-il pas exigé de sombres coupes et des simplifications ? Cela reste un mystère. Le livre y aurait fortement gagné en impact et en qualité.

A déguster alors comme un thé longuet, délicieusement servi dans des porcelaines surannées,  dans un salon qui se défait lentement au cours d’une longue après-midi qui s’étire lentement.


Publié aux Editions Philippe Rey – 2009 -603 pages

22.5.14

Confessions d'une sociopathe - ME Thomas




Sans doute avez-vous croisé des sociopathes sans nécessairement le savoir. Car, selon certaines études, une personne sur vingt-cinq dans le monde, serait concernée par ce mal !

S’il existe des masses d’ouvrages décrivant ce désordre mental, « Confessions d’une sociopathe » est absolument unique en ce sens qu’il nous donne une confession détaillée, argumentée et exposée presque cliniquement par celle, l’auteur, qui en souffre. On pourra trouver l’exercice contestable, manquant de caractère scientifique, déformé voire manipulateur. Car, pratiquer une auto-analyse, même, voire surtout quand on est d’une extrême intelligence comme c’est le cas de « M.E. Thomas », n’a jamais été la garantie d’une grande objectivité et permet de passer sous silence certains actes ou de déformer la réalité sous l’angle qui vous arrange, même le pire si nécessaire.  Peut-être, sans doute probablement même car cela fait partie des caractéristiques typiques de cette maladie. Pour autant, l’ouvrage reste absolument passionnant car il nous donne à voir de l’intérieur comment pense, vit, analyse et réagit une sociopathe brillante et intégrée dans la vie quotidienne.

Derrière le pseudonyme de l’auteur qui a tenu à conserver l’anonymat pour se protéger (aux Etats-Unis, il faut savoir que tout condamné identifié comme sociopathe sera considéré comme déviant et dangereux pour la société et, de ce fait, exposé à un maintien en prison à vie) se cache une trentenaire séduisante, physiquement attirante, ex-avocate ayant plaidé des cas impitoyablement et brillamment, et désormais enseignante en droit dans une université américaine. On comprend donc qu’elle tienne à préserver son anonymat, tout relatif cependant puisqu’elle déclare en fin de livre accepter de décliner sa véritable identité à toute personne qui en fera la demande personnelle sous la condition de conserver cette information secrète. On doute de l’efficacité d’une telle mesure qui pourrait bien se lire comme une nouvelle tentative de prise de risque maximum apportant son lot d’adrénaline qui est l’une des manifestations typiques des sociopathes.

Balayant son enfance, son adolescence et sa vie adulte, M.E. Thomas s’attache à mettre au grand jour les travers dont elle sait souffrir et qu’elle a les plus grandes peines à contenir, juste jugulée par la conscience des risques légaux et des conséquences encourus. Egocentrisme absolu, volonté délibérée et systématique de manipuler les gens pour en tirer avantage, absence totale d’empathie, de remords et de culpabilité, grande impulsivité impliquant de fréquentes pulsions de meurtres, confiance en soi démesurée sont autant de traits qui caractérisent et poursuivent celle qui se confie à nous.

Personne n’échappe à ce traitement destructeur dans son entourage. Ni sa famille, ni ses amants et maîtresses (l’homosexualité étant – a priori – une des autres tendances sociopathes), ni ses amis, ni ses élèves. 

Il aura fallu des échecs personnels lourds, des remarques de son entourage puis, le diagnostic clairement établi d’un psychiatre (à la demande de l’auteur) pour qu’un mot soit enfin mis sur le sentiment d’anormalité dont elle souffrait. Une façon d’alléger un peu le fardeau en se sachant faire partie d’un groupe, à part, mais caractérisé.

D’où aussi sa volonté d’aider celles et ceux qui souffrent du même mal qu’elle traduite dans la création d’un blog faisant référence et la rédaction de ce livre choc. Un livre qui, une fois refermé, appelle immédiatement la question de savoir qui, parmi celles et ceux qui nous entourent, est sociopathe. Ils sont légion en entreprise car possèdent les caractéristiques nécessaires pour progresser vite et efficacement. Les paris sont donc ouverts…

On notera enfin toutes les explications intéressantes données par l’auteur sur les plus récentes recherches qui tendraient à définir les caractéristiques physiques cérébrales expliquant la sociopathie ainsi que l’importance de l’éducation et de l’expérience de vie dans l’enfance. Une façon de dire que la programmation génétique ne se déclencherait que sous certaines conditions environnementales.
Même si le livre peut agacer, se révéler parfois superficiel et pas mal redondant, il n’en reste pas moins un témoignage unique, effrayant et à méditer.

Publié aux Editions Larousse – 2014 – 367 pages

16.5.14

L’ultime question – Juli Zeh




La physique quantique peut mener à tout, même au plus inattendu comme cet assez extraordinaire thriller de la romancière allemande Julie Zeh nous le montre. A tel point qu’une fois entrés dans cet univers fascinant et dont la matière bouscule notre perception rassurante, mais étroite, du monde, il vous sera bien difficile de ne pas lâcher ce roman qui se lit avec une certaine passion gourmande.
Oskar et Sebastian ont été, du temps de leurs études, les meilleurs amis du monde, défiant l’intelligence de leurs professeurs, s’habillant comme des témoins du siècle précédent, assénant des démonstrations élégantes et abasourdissantes visant à démontrer leur supériorité intellectuelle et leur capacité à faire progresser la physique, surtout et avant tout, si elle était quantique.

Puis, les études terminées, la vie leur a fait prendre des chemins un peu divergents. Oskar est devenu l’un de ces physiciens experts travaillant sur l’accélérateur de particules du CERN tandis que Sebastian s’est pris de passion pour les univers parallèles et passe son temps, comme professeur d’université à Fribourg, à mener des recherches et pondre des écrits sur ce temps qui se déroulerait comme une combinaison parallèle des 10 puissance 59 mondes potentiellement engendrés par le big bang originel. 

Malgré ces divergences profondes qui valent à Sebastian une moquerie certaine de la part d’Oskar, tous deux continuent de se fréquenter assidûment.

La vie de Sebastian, bien réglée, construite autour d’une épouse qu’il vénère et d’un fils qu’il adule va se mettre à emprunter l’un de ces univers parallèles qu’il passe son temps à disséquer lorsqu’un beau jour, alors qu’il menait son fils en camp de vacances, celui-ci disparaît brutalement sur une aire d’autoroute et qu’il reçoit une série d’appels téléphoniques lui enjoignant d’assassiner un chirurgien avec lequel son épouse fait du vélo.

Une mécanique infernale va se mettre en branle, jouant sur l’obsession de Sebastian pour ces univers parallèles et sa volonté farouche de retrouver son fils.  Après un meurtre rocambolesque, l’enquête de police va mettre en route une cohorte de personnages hauts en couleurs  qui, tous, ont bien des démons à maîtriser et vont trouver dans cette investigation qui déchaîne les passions dans les médias et les milieux politiques une nouvelle occasion de faire le point sur leurs propres valeurs, le sens de leur vie au fur et à mesure que des rencontres les mettent aux prises avec des personnages eux-mêmes aussi troublants qu’inattendus. C’est aussi l’occasion de réfléchir aux multiples facettes de la manipulation dont l’esprit humain est capable car, plus nous progressons dans l’intrigue, plus nous comprenons que bien des acteurs jouent des jeux troubles et dangereux.

Juli Zeh aurait pu se perdre à vouloir faire cohabiter concepts physiques, philosophie et roman policier. Elle nous éblouit par sa maîtrise, son sens de la formule, son style qui fait mouche, son intelligence pétillante et sa malignité à se jouer de nous. Un livre à savourer avec délice.

Publié aux Editions Actes Sud – 2008 – 415 pages

8.5.14

Silo – Hugh Howey



« Silo » fut un évènement littéraire aux Etats-Unis. D’abord imaginé sous la forme d’une courte nouvelle, il est auto-publié sur Amazon en format numérique et vendu à 99 cents. Le bouche-à-oreille aidant, le tapuscrit fait un tabac et les lecteurs réclament à corps et à cris une suite. Il y en aura quatre qui donnent lieu à un roman dont les droits ont été rachetés par l’une des plus prestigieuses sociétés d’édition américaine et qui se vendra à 500.000 exemplaires ! C’est également désormais le premier tome d’une trilogie disponible dans la nouvelle collection de SF « exofiction » d’Actes Sud.
Pourquoi ce livre d’anticipation a-t-il connu un tel succès ? A cela, un ensemble de réponses qui en fait son originalité et son intérêt au point qu’il pourrait devenir un roman culte d’une nouvelle branche du genre !

Tout d’abord, parce qu’il joue sur nos peurs dans un monde que l’on sent bien au bord du gouffre écologique, soumis à des changements climatiques, sociaux, économiques et politiques qui le font craquer de toutes parts sans que l’on sache vraiment ce qui en résultera. Cette incertitude est, du coup, pour beaucoup d’entre nous source d’inquiétude : ne serions-nous pas à la veille d’une apocalypse multifactorielle ? Hugh Howey nous apporte sa réponse. 

Dans un futur indécis et plus ou moins proche, il imagine une terre seulement peuplée de quelques milliers d’individus, uniques survivants d’un cataclysme dont nous ignorons tout. La conséquence en est que l’air y est devenu toxiquement mortel, rendant la vie seulement possible au sein d’un silo.
C’est à l’intérieur de ce microcosme qu’il faut ensuite chercher les raisons du succès littéraire. L’auteur en fait une réduction parabolique de notre monde, une sorte de fourmilière humaine en réduction dont l’observation distante devient ainsi possible, mettant le doigt sur nos travers et ce qui cause cataclysmes et révolutions en séries. 

Tissant une intrigue solide (même si le rythme parfois s’étiole un peu), nous nous mettons à vivre au rythme d’un monde codé, rappelant parfois étrangement, mais en plus horrible, le nôtre. Au sein du silo, tout est normé. L’immense tour est traversée verticalement par un gigantesque escalier de 144 étages. Il faut plusieurs jours pour le gravir, tout ascenseur en est absent car la société y est dûment stratifiée. Tout en haut, les dignitaires. Au centre, le « DIT », centre névralgique informatique et technique qui contrôle tout, espace hypersécurisé, secret et obscur. Tout en bas, les mineurs et les mécaniciens qui font tourner les machines, produisent l’énergie indispensable au maintien de la vie. Les naissances sont partout contrôlées, les pensées encadrées, les communications restreintes, les fonctions hiérarchisées afin de rendre la vie en commun possible à quel que prix que ce soit. C’est sous uneliberté toute relative qu’il reste possible de vivre.

Alors, bien sûr, il existe des déviants, des humains restant capables de penser par eux-mêmes, désireux de vouloir sortir pour vérifier que le monde extérieur est conforme à ce que les écrans informatiques en retransmettent. Traqués en permanence, ils sont arrêtés sans délai par un shérif, jugés sans procès et expédiés à l’extérieur au cours d’une procédure bien rôdée et dantesque qui les vouent à une mort assurée et atroce après avoir été obligés à nettoyer les capteurs rendant l’observation extérieure possible, comme une ultime manière de rappeler que nul ne peut échapper au contrôle du silo.

La vie en société étant soumise à des tensions permanentes, enjeux de pouvoir, de désir, objet de spéculations diverses, tout ce microcosme risque en permanence d’imploser. Avec méticulosité, Hugh Howey démonte les rouages qui ne peuvent que conduire à l’explosion qui sera d’autant plus violente que la vérité sur le monde sera progressivement révélée.

Au total, c’est cette combinaison de critique sociale et politique, d’anticipation, de thriller et de western qui font de cet ouvrage un objet littéraire unique, non exempt de défauts, mais à lire absolument. On attend la suite avec impatience !
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Publié aux Editions Actes Sud – 2013 – 558 pages