27.9.19

Au piano – Jean Echenoz



Jean Echenoz aime à surprendre ses lecteurs et à les embarquer dans des histoires qui sortent rapidement des contraintes de la normalité. Ses romans sont des invitations à imaginer autrement les mondes qui nous entourent ou ceux auxquels nous aspirons. A ce titre, il y a peu de chance d’être déçu avec cet étonnant « Au piano ».
Quoi de plus naturel que de retrouver un pianiste au piano, me direz-vous ? Certes, mais mettons-y, tant qu’à faire, un véritable artiste, un virtuose célébré de partout, acclamé pour son jeu et ses prestations. Un homme pourtant jamais totalement satisfait de ses interprétations, terrorisé pendant les heures précédant ses concerts et soignant son stress et ses angoisses en consommant force alcool tandis que son agent et son homme à tout faire s’efforcent de contenir ses élans éthyliques. En dehors de la musique et de l’alcool, la vie de Max, notre pianiste, est vide : pas de femme, pas d’amis, pas d’intérêt pour quoi que ce soit sauf ce regret, vivace, cette plaie jamais guérie pour n’avoir pas su avouer son amour, encore adolescent, à Rose et être à jamais passé à côté de la femme de sa vie.
Mais, et nous le saurons très tôt, la vie bancale de Max n’en a plus pour longtemps puisqu’il doit mourir dans exactement de vingt-et-un jours. Après le décès du pianiste (dans une séquence saisissante) , le roman d’Echenoz prend une toute autre tournure. Celle d’un monde nouveau, obéissant à d’obscures règles non totalement explicites, où aboutissent les trépassés. Plutôt qu’une image religieuse du Paradis et de l’Enfer, Jean Echenoz imagine un monde froid, une sorte de section urbaine gigantesque où aboutissent les défunts. Ils y subissent là des réparations, font l’objet d’une prise en charge globale et administrative destinée à statuer, sous une semaine, quant à leur orientation. Deux choix possibles seulement : une vie en pleine nature dans des conditions relativement spartiates ou celle d’une nouvelle existence en milieu urbain. Dans tous les cas, tout contact avec des personnes connues de son vivant y est interdit et il appartient à chacun de subvenir à ses propres besoins. Voici donc le Paradis et l’Enfer selon Echenoz comme des reproductions de visions un brin loufoques de nos pauvres existences terrestres.
Mais, Echenoz oblige, rien ne se passera comme le modèle l’avait prévu et Max, devenu Paul une fois remis dans le circuit, nous réservera de délicieuses surprises déclenchant l’hilarité et la bonne humeur d’un lecteur ravi par les élucubrations saisissantes d’un écrivain jamais en mal d’imagination et de talent. Un délice !
Publié aux Editions de Minuit – 2003 – 223 pages

18.9.19

Mes nuits apaches – Olivier Martinelli


Chacun des livres d’Olivier Martinelli est installé à mi-chemin entre la fiction et l’autobiographie, la vie et les expériences heureuses ou malheureuses de l’auteur nourrissant avec constance son imaginaire. « Mes nuits apaches » y échappent d’autant moins que l’écrivain nous rappelle qu’il voit très bien à qui il fait allusion dans cette histoire d’un jeune homme qui sera sauvé de lui-même et de ses démons grâce au rock’n roll.
L’autre signe distinctif d’Olivier Martinelli est de savoir écrire de manière simple et directe. Une simplicité travaillée pour éliminer tout superflu empêchant de toucher l’âme de ses lecteurs qui auront tôt fait de s’identifier aux personnages mis en scène. Et puis ici, chacun des courts chapitres de ce joli roman est illustré par un dessin façon BD, sur une pleine page, en noir et blanc, campant une scène essentielle du récit qui se déroule sous nos yeux. Un procédé qui ne fait que renforcer la projection du lecteur et à accumuler un capital de sympathie pour le brave garçon malmené par la vie.
Ayant perdu son père à l’âge de dix ans puis son frère aîné parti à l’autre bout du monde, Jonas doit tout à la fois assumer un prénom jugé ridicule et trouver sa voie dans un monde dont le repère maternel aura à son tour tôt fait de fléchir. Alors, les premiers émois comme les grandes révélations surviendront grâce à la musique que l’adolescent découvrira au départ grâce à la collection de disques laissée à son intention par son aîné puis par la pratique d’un instrument et la fréquentation assidue de groupes et de concerts où il ne cessera de parfaire son éducation musicale et son oreille. Ceux des générations cinquante et soixante y retrouveront les groupes qui auront marqué leur adolescence puisque nous suivons d’un bout à l’autre du récit des formations mythiques comme les Cramps, les Smiths ou les Talking Heads sans oublier d’inoubliables et souvent cocasses rencontres avec Barbara ou Pierre Vassiliu. Du coup, le roman file comme le temps d’une époque révolue : à toute allure, dans les excès en tous genres et les expériences variées avec un seul objectif en tête, finir par se connaître soi-même, à s’accepter et à trouver sa place dans un monde aux repères flous.
Olivier Martinelli signe un livre attachant et sacrément réussi. Une jolie découverte.
Publié aux Editions Robert Laffont – 2019 – 199 pages

10.9.19

Le chant des revenants – Jessie Ward



Pas facile pour Jojo, treize ans, de se faire une place dans le monde. Surtout si l’on est un jeune noir, pauvre, au fin fond de l’Amérique rurale du Sud où le racisme continue de s’exprimer sous des formes plus ou moins violentes.

Délaissé par sa mère qui noie son chagrin et ses échecs à coups de drogues en tous genres, loin d’un père blanc emprisonné dans un des pires camps de l’Etat et rejeté lui-même par ses parents pour avoir fait des gosses à une Noire, Jojo est élevé par ses grands-parents maternels. Un grand-père qu’il adore mais qui a vécu un traumatisme quand il fut lui-même emprisonné à tort dans le même camp où se trouve désormais le père de Jojo. Un vieillard dur à la tâche et taiseux. Un homme bouleversé par la mort qui rôde autour de son épouse, dévastée par un cancer qui se propage inexorablement dans un corps usé jusqu’à la corde. Du coup, Jojo est devenu aussi le père de substitution de sa petite sœur Kayla dont il s’occupe avec un soin attentif, lui témoignant l’amour qu’il aimerait recevoir de ses propres parents plutôt prompts à retourner des torgnoles qu’à manifester leur intérêt pour des gamins dont ils n’ont que faire.

Mais, et c’est ce qui est au cœur du livre, ce sont surtout les morts qui hantent ces pages et ces vies. Mort du frère de la mère de Jojo, assassiné par ses camarades blancs de chasse alors qu’il n’était encore qu’un gamin. Mort du compagnon de chambrée du grand-père dans des circonstances atroces que nous découvrirons en fin de roman. Morts qui interpellent sans cesse les pensées des vivants au point d’entraver leur avancée, de les enchaîner à un passé dont ils ne parviennent pas à se défaire.
Pour s’en débarrasser, il faudra trouver les intermédiaires qui ont le don de les voir, de leur parler, de les maîtriser et de les faire disparaître à jamais. Pour y parvenir, il faudra passer des épreuves personnelles, gagner en autorité et confiance en soi, apprendre à devenir adulte enfin pour la jeune génération qui va devoir accomplir un rituel rendu de manière aussi terrifiante que réaliste dans une fin de roman hallucinée.

Cependant, malgré les critiques élogieuses et un nouveau National Book Award pour Jesmyn Ward reçu en 2017, je dois avouer m’être profondément ennuyé à la lecture de ce roman. A cela, la difficulté tout d’abord à saisir clairement qui sont les personnages, entre les vivants et les morts, les noirs et les blancs. Il faut arriver à un bon tiers du récit pour que ceci commence à s’éclaircir, un peu ! Ensuite, l’écriture y est souvent pesante rendant la progression lente au point de sembler fréquemment tourner en rond. Au risque de paraître iconoclaste, j’exprimerai donc de profondes réserves sur ce livre qui m’a laissé totalement sur le côté mis à part les vingt dernières pages fort réussies quant à elles.

Publié aux Editions Belfond – 2019 – 270 pages

6.9.19

Ecoutez nos défaites – Laurent Gaudé



Laurent Gaudé aime adosser les trames de ses romans à l’actualité. Il faut dire que l’incertitude de notre monde contemporain, la quantité de défis que nous devons affronter et la vitesse inconnue jusqu’ici des changements sont autant de sources de questionnement que d’inspiration. Et, quand, comme il le fait brillamment ici, cette actualité est mise en regard de grands moments historiques, les récits offerts par cet auteur que nous aimons tant atteignent des sommets d’une rare perfection.
Lorsqu’un agent des services de renseignement est envoyé à Zurich, il ne se doute pas que sa vie va profondément basculer. Lui le tueur de la République payé et admiré pour sa capacité à localiser et neutraliser les cibles qu’on lui a désignées, s’apprête à faire une double rencontre. Celle d’abord d’une archéologue dont la vie est toute entière vouée à retrouver les traces des objets historiques volés et disparus lors des conflits qui agitent le monde pour les récupérer et les remettre aux musées qui en avaient la charge. Ils seront des amants tendres d’une nuit dont l’empreinte ne marquera pas que les corps mais hantera les esprits. Ils seront aussi des passeurs de mémoire, des artisans modestes de la conservation dérisoire de ce qui fait notre humanité. Celle ensuite de l’homme qu’on lui a demandé de retrouver : un ancien agent des services américains, un membre auréolé de gloire des commandos qui auront liquidé le chef d’Al Qaïda au Pakistan. Un homme qui inquiète ses anciens patrons parce qu’il en sait beaucoup, beaucoup trop, et qu’il semble désormais rouler pour lui.
Lorsque les deux hommes se rencontreront, ils comprendront immédiatement que tout le sens de leur vie se jouera là. Quelle que soit l’issue et la victime, car victime il doit nécessairement y avoir, l’autre n’en sortira pas indemne psychologiquement parlant.
En parallèle de cette trame romanesque qui se déroule lentement et à distance, Laurent Gaudé convoque certaines grandes figures militaires de notre Histoire. Hannibal qui vint défier l’empire romain jusque sous les murs de Rome et fit trembler les maîtres du monde d’alors; le Général Grant aux prises avec la résistance acharnée des troupes sudistes conduites par un homme qu’il respecte et admire, le Général Lee ; Hailé Sélassié résistant face à l’envahisseur italien fasciste.
Tous, à travers le temps, connaîtront victoires et défaites. Mais, même vainqueurs, ce sont leurs défaites que nous entendons. Défaites des ambitions perdues, défaites des décisions ayant conduit délibérément à sacrifier des dizaines ou des centaines de milliers de vies pour un idéal ; défaites des guerres qui plus elles se prolongent, plus elles se vident de sens, plus elles se déshumanisent pour ne plus devenir que de la violence pure destinée à abattre l’autre définitivement. Il n’y peut pas y avoir de joie à vaincre face au flot de sang versé, aux amis et aux frères perdus, aux destructions, aux trahisons connues ou suscitées. Tout juste une forme de résignation.
Laurent Gaudé signe là un de ses plus beaux et plus ambitieux romans. Un tour de force !
Publié aux Editions Actes Sud – 2016 – 284 pages

1.9.19

Nous aurons été vivants – Laurence Tardieu


Décidément, il faut croire que Laurence Tardieu, dont on tresse régulièrement les lauriers, est un auteur qui ne me convient pas. Il est peu de dire que j’ai absolument détesté son dernier roman. A cela, plusieurs raisons.
La forme tout d’abord, faite d’une écriture particulièrement pauvre, aux répétitions incessantes sans utilité. Les phrases s’enchaînent sans style et cumulent un nombre impressionnant de banalités. C’est absolument affligeant !
Le fond, ensuite et surtout. Visiblement, Laurence Tardieu a voulu se mettre dans la peau d’une artiste peintre dont le mal-être est tel et si profond que tout lui pèse. Du coup, toute sa vie n’est qu’une série d’échecs : un mari qui fiche le camp ne supportant plus sa déprime continue, une fille qui disparaît sans donner de nouvelles depuis sept ans, une carrière en dents de scie faite de longs doutes et de fréquentes interminables interruptions. Et autour d’elle, ce n’est guère mieux tous les personnages semblant pris dans une neurasthénie contagieuse et un mal de vivre qui se répand comme une plaie.
Plutôt que de regarder devant eux et avancer, ces personnages procrastinent, ressassent sans cesse les mêmes pensées néfastes, transforment chaque moment d’avancer en une nouvelle série de doutes. Une scène particulièrement ridicule illustre la teneur de cet odieux roman : regardant sa fille de sept ans manger des tomates mozzarelle au basilic qu’elle vient de lui préparer, la mère (l’artiste-peintre) est prise d’angoisse à l’idée du temps qui passe et de la mort qui l’attend (vous voyez le genre et c’est comme cela pendant près de trois cents pages !!!!). La vie de ces personnages est par conséquent  insupportable pour eux (je les plains sincèrement !) et encore plus pour un lecteur surtout s’il est rationnel et s’efforce de faire de chaque moment de la vie une opportunité même dans les situations les plus tragiques… Plus les pages avançaient (lentement, trop lentement…), plus mon énervement ne cessait de culminer.
Certains y verront un formidable tableau de ce qui se passe dans la tête névrosée d’artistes. D’autres, comme moi, se diront que l’on ferait mieux d’envoyer tout ce beau monde se soigner pour de bon. Avec l’auteur en prime.
Publié aux Editions Stock – 2019 – 271 pages