21.5.19

L’explosion de la tortue – Eric Chevillard



Quel rapport peut-il bien exister entre une minuscule tortue de Floride et un auteur inconnu du XIXème siècle du nom de Louis-Constantin Novat ? C’est sur cette question pour le moins inattendue que le romancier fantaisiste Eric Chevillard va élaborer un récit d’un surréalisme qui n’ira que croissant.
Lorsqu’il rentre de vacances d’été, le narrateur retrouve dans son appartement parisien la petite tortue qu’il eut la faiblesse d’acheter un jour sur les quais de la Mégisserie. Malgré l’ingénieux – mais fort douteux – système imaginé par son propriétaire, le gentil reptile manifestera son médiocre état en laissant sa carapace se faire traverser par la simple pression du pouce du propriétaire venu s’en saisir en douceur. Une manifestation qui traduit un état de déshydratation absolu engendrant bientôt la mort de l’animal peu encombrant.
Par une suite de cocasseries improbables, de l’explosion de la tortue nous voici lancé sur les traces d’un écrivain jamais publié dont le narrateur entreprend de s’approprier les textes à des fins multiples telles que minable stratégie amoureuse (alors que la belle manifestait un désir marqué de voir ses ardeurs comblées), publication sous son nom propre et pourrissement d’un éminent concurrent prêt à confisquer un sujet à son non moins éminent spécialiste à la déontologie inconséquente.
Quel rapport me direz-vous ? Soyez patients et acceptez alors de subir les formules unitairement drolatiques qu’aligne à la pelle un auteur qui ne manque ni d’imagination ni de talent littéraire. La réponse parviendra – en queue de poisson, pardon de tortue – à la toute fin d’un livre dont la construction pourra réjouir les uns ou lasser –beaucoup – d’autres.
Après avoir souri de l’auto-dérision d’un narrateur aussi minable que peu sympathique, nous avons vite fini par compter fébrilement le nombre de pages restant à se coltiner avant d’épuiser les dédales d’une farce assez pénible.
Publié aux Editions de Minuit – 2019 – 255 pages

17.5.19

Je ne suis pas une héroïne – Nicolas Fargues


Dans le vocabulaire codé des copines de Géralde, une superbe trentenaire d’origine camerounaise, bien éduquée et à la tête bien faite, il n’y a que deux catégories d’hommes. Les « Jimmy », ces gars dont on va faire ses amants pour un soir, quelques jours ou, au mieux, quelques semaines mais que l’on va ensuite lâcher parce que trop centrés sur eux-mêmes, pas assez intelligents, incapables d’être à l’écoute de la femme du moment. Et puis les « Jim », rares au point d’être quasiment introuvables. Des princes charmants, ouverts, intelligents, tournés vers leur compagne.
Lassée de n’avoir connu jusqu’ici que des Jimmy minables dont la fréquentation ne finit par induire que dégoût et dévalorisation de soi, Géralde plaque tout pour filer en Nouvelle-Zélande où elle part retrouver Pierce, un beau mec blond aux yeux clairs, cool, rencontré à Paris. L’archétype de l’homme idéal pour elle. Une fois sur place, l’idylle tournera très vite au fiasco. Mais étant donné qu’un homme peut en dissimuler un autre comme un train en cache un autre, c’est le coup de foudre massue qui va s’abattre sur les épaules de Géralde lorsqu’elle fera la connaissance d’un conférencier sensiblement plus âgé qu’elle. Un type surdiplômé, brillant qui fréquente régulièrement les plateaux de télévision et que l’on interviewe sur ses recherches et les savants documents filmés qu’il réalise partout dans le monde. Un homme au charme fou qui n’hésite pas à déclarer sa flamme pour cette jeune femme sans perdre de temps.
A partir de cette histoire qui pourrait être banale, Nicolas Fargues élabore un récit envoûtant et d’autant plus étonnant qu’il sait rendre compte à la perfection de la psychologie amoureuse féminine, des pièges et des travers qu’elle peut réserver face à certains mâles ayant une approche susceptible de réserver de graves désillusions. Avec un sens aigu de la formule et en faisant sien le vocabulaire inventé par les trentenaires actuels, il nous rend compte des travers et des pièges à vouloir vivre en permanence sa vie sur plusieurs plans parmi lesquels le monde virtuel, numérique des media sociaux joue un rôle de plus en plus essentiel. Il dresse également un vibrant tableau de ce fonds de racisme ou de discrimination jamais totalement évacué entre Blancs et Noirs où de petits gestes et propos malheureux finissent par trahir le véritable regard porté sur soi quand on est une femme Noire, belle, attirante et intelligente.
Ecrit en résidence en Nouvelle –Zélande, ce roman est aussi un mini-guide mettant en avant les sublimes paysages d’un petit pays protégé des hordes par sa localisation et qui a su préserver à la nature, à son éco-système une place absolument centrale traduisant l’essence même de l’art de vivre local.
Nicolas Fargues signe ici un formidable roman et l’un de ses tout meilleurs !
Publié aux Editions POL – 2018 – 263 pages

9.5.19

La femme aux cheveux roux – Orhan Pamuk



Chez Orhan Pamuk, la ville d’Istanbul sert souvent d’indicateur quant à l’évolution de la société turque, de ses mœurs comme de ses brusques sursauts politiques souvent ponctués de coups d’état militaires. C’est par la transformation de ses vieux quartiers insalubres en lieux résidentiels pour nouveaux riches, par l’édification de tours dont la hauteur dit la puissance, par l’extension infinie de la ville qui absorbe peu à peu ses banlieues pour finir en mégapole saturée d’embouteillages et de coups de klaxon que nous avançons fréquemment dans le récit, avec la même lenteur – voulue par l’auteur – que celle des automobilistes coincés dans de gigantesques bouchons.
Rien d’étonnant donc à ce que nous fassions la connaissance du fils d’un promoteur immobilier tout juste abandonné par son père et confié aux seuls soins de sa mère recluse dans ce qui n’est encore qu’une bourgade de la lointaine Istanbul. Le lycée terminé, il faut bien trouver les moyens de financer les études à l’université qui s’annoncent. Aussi, le jeune Cem part-il travailler aux côtés d’un maître puisatier chargé de creuser un puits censé alimenter une future teinture textile dans une petite ville montagneuse. Avec son maître puisatier, Cem découvrira non seulement la rigueur du travail manuel mais aussi un substitut de père avec lequel il ne cesse d’échanger, le soir venu, des histoires où il est fréquemment question du mythe d’Œdipe, histoire de tuer le vrai père.
Mais cet été-là, Cem fera aussi la connaissance de la femme aux cheveux roux, une actrice venue se produire avec sa troupe dans cette ville de garnison. Une femme qui le fascine et avec laquelle il aura une aventure d’une nuit, sa première nuit d’amour.
Des années plus tard, devenu à son tour un riche promoteur immobilier, Cem finira par être rattrapé par son passé. Un passé rongé par le remords d’avoir fui un chantier interminable en laissant son maître blessé au fonds du puits, sans secours. Un passé hanté par cette femme aux cheveux roux qui fut son fulgurant premier amour et dont il ne sait plus rien. Un passé où l’incapacité à avoir à son tour des enfants avec son épouse a donné lieu à une débauche d’acquisitions en tous genres doublées d’une frénésie à accumuler les récits traitant du mythe d’Œdipe dans les diverses cultures, religions et langues. Viendra alors le jour où Cem constatera, à son tour, que les mythes peuvent devenir une réalité dans une dernière partie saisissante où tous les fils se renouent de manière dramatique.
Difficile de ne pas voir dans ce magnifique roman de Pamuk une critique allégorique de la société turque, de ses dérives religieuses et politiques, de sa frénésie de modernité du côté européen de son territoire, des fractures sans cesse plus importantes entre ceux qui ont su tirer parti de la situation en faisant alliance avec le pouvoir et la masse vivant encore dans une certaine pauvreté. Or, l’on sait que plus les écarts se creusent, plus le risque d’explosion violente est avéré.
Publié aux Editions Gallimard – 2019 – 298 pages