24.12.20

Mécanique de la chute – Seth Greenland


Plus haute est l’ascension, plus dure sera la chute. Voilà le propos de cet épais roman de Seth Greenland, mélange de vaudeville, de thriller et d’analyse sociale sans concession de la société américaine contemporaine.

 

Là-bas, on admire plus que tout la réussite sociale, celle des bâtisseurs d’empire à qui tout réussit : les affaires, la fortune, les femmes, l’influence. Jay est l’un de ceux-là. Juif travailleur et supérieurement intelligent, il a su faire de l’entreprise encore modeste de son père un empire immobilier tentaculaire principalement installé dans la ville de New-York. Milliardaire, il vit dans des résidences luxueuses et est marié à une superbe femme bien plus jeune que lui. En-dehors de ses affaires, sa grande passion est pour le basket-ball au point qu’il possède une équipe de la NBA en passe de se qualifier pour les play-off’s.

 

Mais parfois, il suffit d’un grain de sable pour qu’une belle mécanique s’enraye. Tout viendra du caprice du joueur vedette de son équipe de basket-ball décidé à renégocier son contrat dans des conditions que ses prestations sur le terrain ne justifient plus vraiment.

 

Sans entrer dans le détail d’un thriller au demeurant assez bien ficelé, disons simplement que Seth Greenland rend très bien compte de la façon dont fortune et gloire peuvent s’évaporer pour peu que l’on commette un faux pas plus ou moins grave. Dès lors, l’exposition sociale, financière et politique se retournent contre ceux qui en ont joui pour devenir le prétexte à un déchaînement médiatique féroce sur lequel vont venir se greffer de médiocres ambitions personnelles tentées de profiter de l’occasion pour obtenir ce qu’elles n’ont jamais pu parvenir à avoir faute du talent pour s’en emparer. Et lorsque la pression devient trop intense, la faute fatale n’est plus très loin ce qu’illustrera l’auteur à foison dans un roman mal écrit (le style et le vocabulaire en sont d’une pauvreté navrante) mais bien construit. Un page turner typique pour satisfaire un public peu exigeant.

 

Publié aux Éditions Liana Levi – 2018 – 669 pages

22.12.20

Rhapsodie des oubliés – Sofia Aouine

 

Sofia Aouine, journaliste et chroniqueuse radio, a voulu rendre hommage au quartier populaire et vivant, dont certaines rues sont particulièrement tourmentées, du XVIIIème arrondissement de Paris. Un quartier où, une fois les coins chics et bobo mis à part, tente de vivre ensemble une myriade d’hommes et de femmes venus du monde entier, arborant toutes les couleurs de peau. Un quartier où les trafics sont monnaie courante. Un quartier où les prostituées battent le trottoir pour racoler les clients et les conduire dans des taules minables y faire leurs petites affaires.

 

Tout cela pourrait être glauque et triste sans le talent de l’auteur. Un talent qui donne vie à un adolescent de treize ans ayant fui, avec ses parents, son Liban natal, ses bombardements et ses morts atroces pour trouver refuge dans cette terre d’accueil qu’est la France. Laissé en grande partie livré à lui-même entre une mère faisant les ménages à La Défense et un père arpentant les chantiers franciliens, il est plus préoccupé à reluquer les filles en très petite tenue dès que l’occasion se présente et à tenir une sorte de chronique des faits et gestes hauts en couleur du quartier qu’à rester sagement à apprendre sur les bancs de l’école.

 

Inventant une langue haute en couleurs faite d’un mélange d’argot, de français classique et de formules issues tout droit des réseaux sociaux, Sofia Aouine nous plonge au cœur d’un monde insoupçonné. Celui où le pouvoir de la rue se joue entre les faux imams récemment convertis prêchant une religion radicale dont ils commencent par s’exempter, les revendeurs de dope en tous genres, les proxénètes qui font régner la terreur et la BAC qui, de temps en temps, vient remettre un peu d’ordre.

 

Un monde qui est celui vu à travers les yeux d’un adolescent intelligent mais obnubilé par le sexe, motif d’attraction irrésistible comme de terreur indicible. Un monde où trouver un peu d’amour sincère semble presque impossible tant manque celui légitiment attendu des parents, tant celui qui prévaut dans les rues alentour est autant tarifé que révulsant.

 

Un livre en forme de coup de poing et de coup de cœur du fait de son inventivité, de sa force, de sa langue inhabituelle dans la littérature.

 

Publié aux Éditions La Martinière – 2019 – 202 pages

19.12.20

Mémoires d’un bon à rien – Gary Shteyngart

 

Point n’est nécessaire d’attendre la vieillesse pour écrire ses mémoires. Une première partie de vie qui épouse les soubresauts du monde contemporain, des obsessions et des peurs que des années de psychanalyse mettront à traiter combinées à un talent hors du commun pour raconter des histoires comme sa propre histoire suffisent à justifier de se lancer dans une telle aventure.

 

Né en URSS, celui qui est encore Igor Shteyngart connaît l’existence qui est celle de toute une génération de petits soviétiques au début des années 1970. Une vie faite de manque de tout, de peur constante d’un nouveau conflit, d’histoires familiales brisées par l’alcool et les morts prématurées survenues au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Une vie où les parents doivent composer avec un système pour tenter de s’en sortir. Un exercice d’autant plus difficile si l’on est Juif. Bénéficiant du programme américain d’échange de Juifs russes contre de la nourriture et de la technologie, la petite famille finira par réussir à quitter l’URSS pour venir s’installer dans l’État de New-York et tenter d’y trouver sa place.

 

Commence alors pour celui qui sera rebaptisé d’autorité Gary, pour sonner plus américain, le long et délicat travail d’intégration et de découverte de soi. Un travail qui passe par l’apprentissage parallèle de trois langues : le Russe maternel dont Gary se sert à la maison et pour lire Tchekhov dans le texte, l’Anglais qu’il lui faut apprendre sur le tas et les bancs de l’école, l’Hébreu afin de déchiffrer et réciter de longues séquences de prières imposées au sein de l’école hébraïque où le voici inscrit.

 

Mais très vite, c’est le démon de l’écriture qui va s’emparer de Gary. Écrire en Anglais, maladroitement, en multipliant les fautes d’orthographe ou de grammaire lui devient une nécessité absolue. A la fois comme moyen d’évasion et comme catalyseur d’une imagination fertile et qui ne se met jamais au repos. Et, le succès venant auprès des camarades d’école, comme un moyen de reconnaissance et de faire le pitre, Gary n’ayant pas son pareil pour se comporter constamment à la limite de ce qui est tolérable.

 

Dès la maîtrise de la langue venue, Gary ne cessera de faire de l’écriture son moyen de vivre, dans tous les sens du terme. Il y trouve la formule pour tenter de comprendre qui il est vraiment, lui l’homme de trois langues, de trois cultures, de noms empruntés, Shteyngart n’étant pas en effet le nom d’origine de sa famille mais celui imposé par un quelconque scribouillard au gré des péripéties de l’Histoire. C’est aussi et surtout l’instrument pour tenter de se faire aimer de ses parents avec qui il entretient des relations pour le moins complexes qui ne trouveront leur apaisement qu’à la toute fin de ce formidable récit. Car la vie de Gary est remplie de complexes. Complexe de l’amour filial ardemment désiré, complexe dans la façon de se comporter avec les filles qui va le conduire pendant longtemps à ne connaître que de malheureuses et douloureuses histoires d’amour, complexe à trouver sa place dans la société dissimulé pendant une longue période derrière l’abus d’alcool et de drogues qui font de lui le bouffon suicidaire jusqu’à ce que son seul véritable ami le mette face à ses responsabilités.

 

En lisant ce formidable récit drôle, sincère, plein d’auto-dérision et sans concession sur soi, on comprend alors beaucoup mieux pourquoi l’univers romanesque de Shteyngart est peuplé de personnages qui, au fond, lui ressemblent terriblement. Des êtres attachants, géniaux, malheureux, incapables de comprendre les codes sociaux et de vivre des relations harmonieuses, cherchant à se consoler dans de vains excès en tous genres. Jusqu’à la survenue de l’inattendu qui viendra les sauver du désastre…

 

Gary Shteyngart signe là un nouvel ouvrage majeur, indispensable à tous ceux qui s’intéressent à cet auteur à part.

 

Publié aux Éditions de l’Olivier – 2015 – 398 pages

12.12.20

Comme un empire dans un empire – Alice Zeniter

 

Peut-on dire du dernier roman d’Alice Zeniter qu’il est raté ? À tout le moins, il est certain qu’il ne se dégage pas un enthousiasme débordant à sa lecture et que l’ennui pointe régulièrement son nez dans un récit qui tourne en boucle, se répète inutilement comme si l’auteur cherchait elle-même son souffle et sa ligne d’inspiration.

 

Alice Zeniter a voulu s’attaquer à une sorte de roman social contemporain. Celui de deux mondes qui s’affrontent à distance ou, à tout le moins, qui s’ignorent superbement et se regardent avec une franche hostilité. Celui des élus de la République d’un côté, auquel est lié Antoine, l’un des assistants parlementaires travaillant pour le compte d’un des rares députés socialistes rescapés des dernières élections législatives et n’ayant pas encore tourné casaque pour rejoindre les rangs de LREM. De l’autre, celui du Dark Web, des hackers, de cette armée d’Anonymes à laquelle s’est jointe L., une jeune femme d’origine arabe, autodidacte. Une spécialiste des lignes de code qui n’a pas hésité à prêter main forte à plusieurs opérations spectaculaires visant un capitalisme brutal, fracturant la société.

 

Pourtant, ces deux-là finiront par se rencontrer au hasard de fêtes et au gré des bouleversements dont leurs vies sont remplies. Une rencontre troublante, remettant bien des certitudes en cause. Une sorte d’épreuve, faite de paranoïa et de manque de courage, pour faire le tri et le point dans un monde en pleine déliquescence.

 

Si l’on apprend beaucoup de choses sur le monde des hackers et de l’internet interlope, on reste néanmoins de glace face à un récit qui, jamais, ne nous embarque. À force de vouloir traiter en vrac des gilets jaunes, du PS qui se fracture, de la gauche qui sombre, du capitalisme triomphant, du monde carcéral, du dark web, des hackers, des immigrants, des communautés, de la ruralité (et j’en oublie !), Alice Zeniter se noie dans une intrigue qui ne cesse de sauter d’un sujet à un autre, laissant l’impression que tout est lié mais que rien n’est compris. Il y a ici une tentation d’imiter Houellebecq, c’est certain. Mais n’est pas Michel qui veut et celle qui, jusque-là, avait fait montre d’un joli talent, s’est fourvoyée dans une impasse à vouloir traiter de sujets qui la dépassent. C’est ce qu’on appelle un plantage dans les grandes largeurs. Dommage…

 

Publié aux Éditions Flammarion – 2020 – 395 pages

10.12.20

Atmore Alabama – Alexandre Civico

 

Le roman noir peut prendre de multiples formes. Derrière les pavés gorgés d’une langue hyperbolique et les scènes effroyables à la Ellroy peuvent se cacher des conceptions plus sobres. C’est ce parti qu’adopte clairement Alexandre Civico dans Atmore Alabama.

 

Un Français débarque dans une petite ville quelque part dans le Sud des États-Unis. Nous ne savons rien sur lui si ce n’est qu’il ne semble pas venu totalement par hasard dans cette bourgade sans perspective, brûlée par le soleil et où les principaux centres d’intérêts de la population masculine, outre les femmes, semblent être les armes à feu et la boisson dont on s’abrutit dans des bars crades.

 

Un tracé que semble emprunter à son tour ce Français sans nom, revenant fréquemment bourré d’alcool et de coups de virées imprudentes et sans but parmi les red necks qui le considèrent comme un étranger et le lui font payer au moindre prétexte. Ce seront trois femmes qui permettront à ce gars-là de comprendre vraiment ce qu’il est venu chercher dans ce monde qui ne semble pas vouloir de lui. Une serveuse dans un diner sans âme, une femme d’âge mûr qui lui servira de logeuse et une jeune femme vendant son corps et toutes sortes d’autres choses pourvu qu’elles soient illicites à qui a les moyens de se les offrir.

 

D’emblée, l’on comprend qu’une tragédie est en train de se jouer puisque le livre est organisé au sein de courts chapitres introduits sous la forme d’un compte à rebours en jours régulièrement bousculé par le surgissement d’un deuxième décompte des heures qui avancent au cours de la journée fatidique du dénouement.

 

Toute la force du roman tient dans cette construction soutenue par une langue aussi acérée que resserrée, presqu’étouffante, asphyxiant le lecteur comme l’environnement et le passé paraissent asphyxier les personnages. La fin, surprenante, donne la réponse à la raison de ce voyage dans l’enfer personnel de caractères qui ont tout des maudits de la terre.

 

Publié aux Éditions Actes Sud – 2019 – 145 pages

8.12.20

Retour à Martha’s Vineyard – Richard Russo

 

Certains romans nous touchent d’emblée par l’ambiance qu’ils parviennent à installer, en quelques lignes. C’est assurément le cas du très beau dernier roman de Richard Russo dont le savant mélange de mélancolie, de regrets, d’amitiés durables et d’enquête à rebours forme un cocktail profondément enchanteur et addictif.

 

Devant se rendre sur l’île du Massachusetts en vue de préparer la vente de sa résidence secondaire, Lincoln, un agent immobilier sur le point de prendre sa retraite, décide d’inviter ses deux amis de plus de quarante ans à le rejoindre pour un dernier week-end ensemble. Ils se sont connus sur les bancs d’une petite université de l’Est des États-Unis formant alors une bande d’inséparables que venait compléter Jacy, une fille brillante et rebelle dont ils étaient tous amoureux sans jamais oser l’avouer.

 

Leurs diplômes en poche, ils étaient venus passer un dernier week-end ensemble dans la maison de Lincoln. Un moment mémorable. D’autant plus mémorable qu’au petit matin du dernier jour, Jacy disparut sans laisser de traces ni jamais plus donner de nouvelles. Commençaient alors des vies nouvelles pour ces trois garçons. Lincoln devait se marier bientôt avec une autre étudiante brillante de l’université, Mickey partir rejoindre les rangs des GI’s envoyés combattre le communisme dans la jungle vietnamienne tandis que Teddy s’apprêtait à commencer une timide carrière universitaire.

 

Arrivés à soixante-six ans, l’essentiel de leurs vies derrière eux, le temps est venu pour eux de faire le point. Un bilan au centre duquel, compte tenu du lieu de leurs retrouvailles, se dresse l’ombre mystérieuse de Jacy. Une ombre sans cesse évoquée lorsque l’on croit reconnaître une silhouette chez une femme pourtant beaucoup trop jeune pour être l’égérie. Une ombre qui hante les conversations et pousse chacun des trois seniors à retourner sur les lieux presque sacrés où se sont passés des évènements impliquant Jacy dont ils n’ont jamais rien dit à leurs camarades.

 

Tout l’art de Richard Russo est de nous promener à travers le temps au fil des souvenirs qui remontent et que l’on ose enfin partager comme au fil d’une enquête que mène en catimini Lincoln, obsédé par ce que la perte de sa maison pourrait avoir comme conséquence de perte définitive de sa jeunesse et du souvenir de Jacy. Remontent quarante ans d’échecs américains, quatre décennies de vies personnelles souvent chaotiques, ne ressemblant en rien aux rêves et aux espoirs, bouleversées par des accidents, des évènements, des décisions qui remettent tout en cause.

 

Il faudra beaucoup d’alcool, de larmes, de violence, de courage pour venir à bout de ces non-dits et quitter Martha’s Vineyard enfin apaisés et réconciliés. Simplement superbe.

 

Publié aux Éditions Quai Voltaire – 2020 – 379 pages

6.12.20

American dirt – Jeanine Cummins

 

Dès sa sortie en janvier 2020 aux États-Unis, le quatrième roman de Jeanine Cummins fit sensation et provoqua une polémique très révélatrice des tensions qui secouent l’Amérique contemporaine et, au-delà, le monde occidental. Sélectionné par la très influente Ophra Winter pour figurer sur sa liste de recommandations assurant ainsi au roman un succès de librairie, « American dirt » se retrouva très vite en tête des ventes sur Amazon tandis qu’il était également retenu pour faire l’objet d’une adaptation cinématographique. Un succès qui, combiné à des frustrations nombreuses, généra une violente polémique de la part de la diaspora mexicaine installée aux États-Unis. Cette dernière reprocha très vite, en vrac, à l’auteur de ne pas être légitime pour écrire sur les Mexicains tentant leur chance sur le chemin de l’exil américain n’étant pas elle-même Mexicaine, au roman d’être mal écrit, bourré de stéréotypes, d’alimenter la polémique dans l’élection américaine. Des menaces furent proférées au point de devoir prendre la décision de suspendre la promotion du livre dans le pays !

 

À l’occasion de sa sortie en traduction française à la rentrée 2020, qu’en est-il réellement ? Qu’on le veuille ou non, « American dirt » est un sacré roman, un livre coup-de-poing qu’on n’est pas près d’oublier. Un de ces récits qui vous happent dès les premières lignes pour ne plus vous lâcher. Une histoire d’une violence physique et psychologique extrême à tel point qu’il faut en découper la lecture en séquences interrompues par des récupérations.

 

C’est que l’histoire de Lydia et de son fils Luca est des plus poignantes. Installée à Acapulco, Lydia menait une existence tranquille et heureuse. Propriétaire d’une petite librairie, elle vivait de son commerce tout en prenant soin de son mari Sebastián, journaliste d’investigation, et de son fils surdoué Luca. Un gamin captivant dévorant les livres de géographie et capable de vous citer par cœur toutes les informations sur à peu près tous les endroits de la terre… Une vie de famille heureuse qui va brutalement prendre fin lorsque seize des membres de la famille de Lydia vont se faire assassiner, lors d’une fête familiale, par les tueurs du cartel de la drogue des Jardiniers. Une tuerie en réponse à un article de Sebastián sur le chef de ce cartel. Échappant de manière miraculeuse au massacre, Lydia et son fils n’ont d’autres choix que de se lancer sans attendre sur la route de l’exil et tenter de rejoindre les États-Unis où les cartels ne peuvent intervenir.

 

C’est cette longue épopée que nous allons suivre en détails. Rien ne nous sera épargné de la souffrance de ces immigrants venus de tout le continent sud-américain. Tous ont une histoire subie qui se ressemble faite d’exactions, de violence, de meurtres, de pauvreté, de menaces dans des combinaisons infinies. Tous vont devoir affronter les innombrables périls inhérents à une traversée de plusieurs milliers de kilomètres dont les accès sont contrôlés par les cartels et la police des frontières dont le niveau de corruption n’a rien à envier au niveau de violence des cartels. Morts violentes sous les roues de la Bestia, le train auquel tente de s’agripper les migrants, exécutions sommaires, enlèvements, mutilations, viols sont autant de dangers auxquels il convient de tenter d’échapper avec plus ou moins de succès.

 

Toute la force de Jeanine Cummins est de nous plonger au cœur de ce périple où jamais le repos n’existe, où la moindre rencontre comporte son lot de menaces, où faire confiance peut se révéler mortel, où corruption et abus de pouvoir se combinent à l’infini pour réduire à l’esclavage une horde de pouilleux dont la plupart n’atteindront jamais la fausse Terre promise. Car là-bas, de l’autre côté des murs et des grillages dressés pour tenter d’endiguer le flot de migrants, règne une autre forme de saleté américaine (American dirt). Le risque de se voir expulser à tout moment au gré des changements politiques ou des sautes d’humeur des autorités chargées du contrôle. Une autre forme de violence, non moins destuctrice.

 

Alors oui, « American dirt » est un grand livre, poignant, troublant. Un livre qui interpelle sur la souffrance humaine et l’inefficacité des politiques migratoires. Un livre qui rappelle que les démocraties sud-américaines, malgré d’indéniables progrès, ont encore un long chemin devant elles avant d’offrir liberté et sécurité à leurs peuples. Il suffit de se rendre au Mexique, quoi qu’on en dise, hors des routes touristiques pour constater la violence, les risques, la vacuité du pouvoir…

 

Merci à Jeanine Cummins pour ce livre époustouflant dont seule la lecture éclairée permettra de se faire son propre jugement, loin des polémiques odieuses, des opinions normatives, des attitudes hypocrites sous réserve de bienséance qui pourrissent les États-Unis et, de plus en plus, nos propres pays.

 

Publié aux Éditions Philippe Rey – 2020 – 543 pages

1.12.20

La symphonie neuronale – Emmanuel Bigaud & Barbara Tillmann

 

La musique est-elle une simple activité non-essentielle destinée à procurer du plaisir ou bien constitue-t-elle une part fondamentale de notre humanité ? C’est à cette question que s’attaquent les deux auteurs dans un passionnant ouvrage.

 

S’appuyant sur les plus récents travaux menés un peu partout dans le monde exploitant les dernières technologies d’imagerie numérique, les auteurs vont peu à peu nous faire découvrir la véritable symphonie neuronale que la musique permet de déclencher dans nos cerveaux plastiques.

 

À l’aide de tests parfois surprenants et toujours aussi inventifs que scientifiquement menés, nous allons réaliser que la musique est préalable à la formation du langage. Car, c’est avant tout une suite de sons, de rythmes, de hauteurs, de fréquences, d’intensités différents qu’entend le fœtus puis le bébé avant d’entendre une langue. C’est la création d’un réseau neuronal spécialisé qui va permettre le décodage de ces sons, leurs séquençages, leurs arrangements préparant ainsi le cerveau à faire de même pour transformer des phonèmes en langage compréhensible et porteur de sens.

 

Les parents le savent bien : comptines et berceuses, parlé-bébé sont des pratiques spontanées qui forment une part de la relation avec le jeune enfant. À cela, il y a des explications biologiques et scientifiques, la musique jouant un rôle essentiel apaisant, relaxant, diminuant le stress et créant le lien entre l’enfant et la mère.

 

De même, cet aspect apaisant peut être mis en œuvre pour préparer des patients à une intervention ou les accompagner dans la récupération post-opératoire. Elle joue également un rôle fondamental dans le soulagement de pathologies neurodégénératives ainsi que les auteurs nous en donnent de nombreux exemples.

 

En outre, la musique contribue à préparer les individus à créer du lien social, des expériences communes, à doper les substances chimiques procurant plaisir et énergie. D’où des horizons nombreux encore à défricher pour accompagner les seniors ou, à l’autre bout de la chaîne, redonner une place importante à une pratique musicale éclairée et épanouissante à l’école.

 

Autant de sujets abordés, décrits avec force détails et explications scientifiques dans un ouvrage qui devrait passionner pédagogues, parents, musiciens, soignants, mélomanes etc…

 

Publié aux Éditions humenSciences – 2020 – 242 pages

 

 

25.11.20

Dans la forêt – Edna O’Brien

 

 C’est en s’inspirant d’un fait divers survenu en 1994 dans le Comté de Galway en Irlande que la grande romancière Edna O’Brien écrivit son roman « Dans la forêt ».

 

Dans une petite ville irlandaise quelconque, la vie suit son cours tranquillement. Les agriculteurs s’occupent de leurs champs, les commerçants de leurs affaires et les hommes se retrouvent régulièrement au pub pour y faire ce qu’on y fait depuis des générations : boire et discuter, en échangeant les derniers ragots locaux. Une vie sans particularisme, du moins jusqu’au retour de l’enfant terrible, celui qui, à l’âge de dix ans, avait été nommé le Kinderschreck (l’enfant terrifiant) par un Allemand à qui il avait volé son fusil. Un môme ayant commis divers délits, de plus en plus graves, lui ayant valu maisons de correction et internement en asile psychiatrique.

 

Revenu au pays, O’Kane s’apprête à bouleverser de fond en comble la quiétude de cette bourgade campagnarde. Car le Kinderschreck n’est gouverné que par ses voix intérieures. Des voix qui s’expriment à tout bout de champ pour lui dicter ses comportements et ses actes. Des voix qui focalisent son attention psychotique sur Elly Ryan, la belle jeune femme, mère célibataire d’un jeune garçon, venue s’installer au village pour tenir le poste d’institutrice. Des voix qui vont le pousser à commettre des crimes de plus en plus odieux, sacrilèges et insensés, faisant de la forêt du Comté un lieu de malheur et de terreur pour fort longtemps.

 

Edna O’Brien se glisse avec maestria à l’intérieur de l’esprit d’un homme ravagé et que son enfance malheureuse accompagnée des multiples sévices imposés a brisé, finissant par en faire un monstre. On suit avec effroi les impossibles dialogues qui zèbrent ce cerveau perturbé, incapable de discerner la réalité de son monde intérieur. En parallèle, elle sait rendre compte avec un réalisme saisissant de la psychose collective qui s’empare de la population locale de plus en plus terrorisée et lâche au fur et à mesure que la folie et les menaces d’une occurrence probable se déchaînent sur leurs têtes.

 

On sort, comme souvent avec cette auteur, éprouvé et admiratif après la lecture d’un grand roman en forme de coup de poing à l’estomac.

 

Publié aux Éditions Sabine Wespieser – 2017 – 351 pages

20.11.20

La Russie de Poutine en 100 questions – Tatiana Kastonéva-Jean

 


En tant que Directrice du département pour la Russie à l’Ifri, passant sa vie entre deux cultures et deux pays, Tatiana Kastonéva-Jean est particulièrement appropriée pour apporter sa contribution avisée à la collection « en 100 questions » éditée par Texto.

 

Voici désormais plus de vingt ans que Poutine, désigné par Boris Eltsine comme son successeur, s’est emparé du pouvoir en Russie. Depuis son avènement, beaucoup de choses ont changé dans son pays et certaines persistent comme une forme d’héritage insidieux de l’époque soviétique.

 

En cent chapitres courts de trois pages en moyenne, Tatiana Kastonéva-Jean expose son analyse de questions essentielles, basée sur la connaissance détaillée qu’elle a du pays, du contexte, des décideurs politiques et économiques qu’elle côtoie régulièrement. Un tableau où l’on comprend que la Russie de Poutine est traversée par certaines constantes majeures. Celle de vouloir retrouver la grandeur de la Grande Russie tsariste, affirmée par une puissance militaire et un ensemble de vassaux qui lui sont plus ou moins inféodés. Celle d’un nationalisme exacerbé par la fierté d’avoir vaincu l’Allemagne nazie au prix de 40 millions de morts et par le sentiment furieux de ne pas en avoir été reconnue à sa juste valeur par l’Occident. Du coup, le pouvoir a beau jeu d’attiser ces frustrations en faisant de l’Occident l’ennemi juré craignant par-dessus tout que celui-ci encourage les révolutions de couleur à ses frontières et renforce la présence des forces de l’OTAN. Celle d’un pays dont l’économie reste très dépendante du pétrole et du gaz vendus principalement encore à l’Union Européenne et où les liens entre puissance économique et politique sont aussi secrets qu’étroits, Poutine n’hésitant pas à frapper tous ceux qui auraient la velléité de s’écarter d’une ligne qu’il a lui-même fixée. Celle encore d’un pays globalement encore incapable, hormis dans quelques rares domaines comme le spatial ou le cyber, de se poser comme un acteur majeur de l’économie mondiale faute de talents qui fuient encore massivement à l’étranger. Celle aussi où une population vit largement encore dans la nostalgie de l’État Providence fournissant tout gratuitement en contrepartie d’un renoncement à la plupart des libertés, d’où une admiration pour un pouvoir fort même au prix des innombrables caricatures de démocratie qu’il peut offrir.

 

Malgré cela, de nombreuses menaces pèsent sur le pouvoir en place. La crise sanitaire qui a fortement fragilisé les classes populaires, l’incapacité à former et retenir des élites, une démographie en berne entraînant un vieillissement rapide de la population, la vassalité conditionnelle de la plupart des ex-républiques soviétiques qui n’entendent pas s’aligner purement et simplement sur les positions de Poutine. L’absence de réelle démocratie, les luttes permanentes entre oligarques allant jusqu’aux règlements de compte plus ou moins mafieux sont autant d’inconnues empêchant de prédire comment la transition politique s’effectuera et avec quelles conséquences.

 

Voici quelques-unes des questions traitées dans ce passionnant volume.

 

Publié aux Éditions Texto – 2020 – 318 pages  

17.11.20

Tropique de la violence – Natacha Appanah

 

Ces terres situées au bout du monde appartenant à la République française qui en a fait des Départements et Territoires d’Outre-Mer apparaissent pour beaucoup comme des terres de dépaysement garanti et de vacances plus ou moins idylliques. Mais derrière ces images d’Épinal se cache souvent une réalité bien différente : celle d’une violence constante entretenue par un mélange explosif de pauvreté, de chômage, d’exclusion, d’ostracisme et d’immigration illégale en provenance de zones encore plus pauvres.

 

L’île de Mayotte appartient typiquement à cette catégorie. Terre d’accueil paradisiaque avec ses lagons bleus et son soleil de plomb pour de jeunes coopérants venus y tester, avec plus ou moins de succès, leurs belles idées généreuses, elle est aussi ce bout de terre sur lequel s’échouent par dizaines de milliers des hommes et des femmes ayant fui leurs pays, venus des Comores, de Madagascar ou du Mozambique.

 

Pendant que l’intelligentsia et la bourgeoisie locale occupent les beaux quartiers, les pauvres, les exclus et les réfugiés s’entassent par dizaines si ce n’est centaines de milliers dans le bidonville de Gaza. Une zone de non-droit où les bandes rivales s’affrontent pour conquérir ou conserver le pouvoir. Une zone qui obéit à ses propres règles faites de violence, de drogues, de larcins en tous genres et de terreur sous toutes ses formes.

 

En campant cinq personnages principaux dont les vies sont intimement entrecroisées, Natacha Appanah nous invite à découvrir ces divers aspects de la vie à Mayotte. Tous et toutes sont venus là pour trouver ou fuir quelque-chose. Tous y rencontreront la violence et son corollaire, l’hystérie collective quand plus rien n’est possible pour canaliser l’immensité des frustrations et la désespérance qui caractérisent une partie de plus en plus substantielle d’une île dont on se dit qu’elle est décidément assise sur un volcan.

 

Natacha Appanah signe ici l’un de ses meilleurs romans couronné d’ailleurs du Prix Femina des Lycéens et du Prix France Télévisions.

 

Publié aux Éditions Gallimard – 2016 – 175 pages