24.9.20

Histoires sans issue – TC Boyle

 


T.C. Boyle n’aime rien tant que de raconter des histoires sortant de l’ordinaire. Avec ce recueil de treize nouvelles, il s’en donne à cœur joie et laisse libre-cours à son imagination au service de récits invraisemblables sans autre issue que l’absurdité.

 

Aucun des personnages de Boyle ne respire ici la joie de vivre. Tous sont au contraire englués dans la difficulté à vivre, à trouver leur place, à gagner leur vie comme ils l’auraient souhaité ou à trouver l’amour qui ne cesse de se dérober à eux.

 

Nous allons y croiser un chauffeur-livreur, chargé de livrer un foie en vue d’une greffe, coincé dans un gigantesque embouteillage causé par un glissement de terrain, un couple de riches américains assez dérangés pour avoir fait cloner leur lévrier afghan après son décès accidentel, une femme tombant éperdument amoureuse de son chirurgien esthétique, une autre trompant la solitude avec un homme venu lui faire signer une improbable pétition etc…

 

Toutes les nouvelles ne sont pas de la même qualité, certaines valant franchement le détour, d’autres s’oubliant assez vite une fois lues. Le recueil, qui se lit assez rapidement malgré son épaisseur, réjouira avant tout les inconditionnels de Boyle et les amateurs du genre.

 

Publié aux Éditions Bernard Grasset – 2012 – 385 pages

 

 

22.9.20

Le courage qu’il faut aux rivières – Emmanuelle Favier


C’est en découvrant une photographie exposée au Muceum de Marseille qu’est venue à Emmanuelle Favier l’idée de ce premier roman. Un roman étrange, un peu dérangeant qui traite de deux thèmes liés. Celui des « vierges jurées » d’Albanie tout d’abord, ces femmes qui, très vite, décident de renoncer à toute féminité pour vivre en célibataires, s’habillant en hommes, travaillant comme des hommes, respecté(e)s par eux. Une réalité encore aujourd’hui aux portes de l’Europe occidentale dans une société par ailleurs fortement patriarcale. Celui de l’identité ensuite puisqu’il est question, d’un bout à l’autre du roman, de ce qui se cache véritablement derrière les apparences et la figure sociale que l’on a choisi d’afficher.

 

Manusche est l’une de ces vierges jurées. Habillée en homme, vivant seule, travaillant comme un homme, elle est l’une des trois figures majeures du village albanais où elle réside, les deux autres étant le chef du village et le médecin. Rien ne la différencie des hommes avec lesquels elle fume, joue et boit. Une vie bien réglée, assumée pour échapper au malheur d’un mariage forcé et aux maternités non désirées. Une vie qui va se trouver bouleversée avec l’arrivée impromptue au village d’Adrian, un inconnu venu demander le droit de s’installer et auquel le chef réserve un accueil festif et positif.

 

Au premier contact avec Adrian, Manusche a éprouvé un émoi inconnu qu’elle pense dû à la rencontre avec un bel homme venu troubler sa vie retirée. Jusqu’à la révélation fortuite de ce qu’Adrian est en réalité une femme dont nous allons découvrir la vie mouvementée par un ensemble de flash-backs venant s’intercaler avec le récit. Une découverte qui fait basculer Manusche dans l’homosexualité, brisant ainsi ses vœux de chasteté tandis qu’Adrian viole les lois de l’hospitalité. Un double outrage inconcevable pour une société condamnant les déviances.

 

L’on comprend alors la signification de l’énigmatique titre car il en faut du courage aux rivières pour creuser leurs lits à travers les terres hostiles, les montagnes qui constituent autant d’obstacles, les changements de déclivité. Et il en faudra du courage à ces femmes, chacune de son côté puis ensemble, pour affronter l’opprobre, la maltraitance masculine, se dissimuler derrière des oripeaux, des métiers, des postures pour avoir le droit de vivre, dans la clandestinité et sous la menace permanente d’un malheur, ce qu’elles sont vraiment, intimement.

 

Emmanuelle Favier signe un roman original, à l’écriture très travaillée et sensuelle, non exempt cependant de quelques maladresses de construction ici et là. Une première incursion dans le monde littéraire à suivre.

 

Publié aux Éditions Albin Michel – 2017 – 217 pages

15.9.20

La gitane aux yeux bleus – Mamen Sanchez

 

Voici un roman sans prétention, joliment troussé, original et drôle. Bref, de quoi passer un bon moment sans pour autant qualifier l’œuvre de sommet littéraire.

 

Atticus, l’héritier destiné à reprendre les rênes du groupe de presse de son Lord de père, est envoyé par ce dernier à Madrid. Sa mission est simple : fermer la petite filiale ibérique dont le magazine culturel n’a pas trouvé sa place et dont les comptes sont fortement déficitaires. Une mission apparemment claire et simple, certes peu agréable. Une mission qui va tourner à la grande aventure de sa vie pour Atticus.

 

Lui, le diplômé d’une des meilleures écoles anglaises, l’archétype du jeune Anglais brillant, riche, cultivé, sportif mais enfermé dans une culture très insulaire va se trouver confronté à cinq femmes d’âges et de profils différents formant l’équipe éditoriale qu’il est chargé de démanteler. Bien décidées à ne pas se laisser faire, elles vont élaborer un plan apparemment farfelu en vue de détourner le fils du patron de sa mission et gagner du temps pour redresser la situation.

 

Commence alors un récit assez hilarant qui nous promène de Londres à Madrid, en s’attardant longuement dans la ville andalouse de Grenade où se retrouve embarqué Atticus en compagnie d’une belle gitane aux yeux bleus dont il est bien sûr tombé éperdument amoureux. L’essentiel n’est pas dans les péripéties qui servent de colonne vertébrale à une histoire rocambolesque mais fort bien menée, même si la fin traîne sans doute un brin en longueur. Le vrai charme de ce roman réside dans sa galerie de personnages hauts en couleurs, fortement caractérisés, symbolisant puissamment les différences culturelles immenses entre une Albion d’autant plus coincée qu’elle évolue dans les hautes sphères de sa société et une Espagne débonnaire, joyeuse et pleine de vie où bien des choses se passent à la bonne franquette, sans formalisme. La confrontation des deux concomitamment à la transformation radicale d’Atticus découvrant un autre univers où il peut enfin exister donne lieu à de savoureux tableaux où les éclats de rire se multiplient.

 

Saluons pour cela ce roman qui aura le mérite d’éclairer des journées ternies par la situation générale des plus moroses.

 

Publié aux Éditions Mercure de France – 2020 – 295 pages 

9.9.20

La quatrième main – John Irving

 


Dans son dixième roman, John Irving met au premier plan un journaliste, Patrick Wallingford, employé par une chaîne de télévision spécialisée dans les reportages consacrées aux malheurs du monde et catastrophes ou aventures improbables individuelles. Bref, du journalisme peu glorieux, sensationnel et qui opère tous ses choix le regard rivé sur l’audimètre. Patrick, le playboy au charme duquel toutes les femmes (et principalement son épouse légitime dont il vient de divorcer) succombent y est le présentateur vedette du journal du soir ainsi qu’un journaliste de terrain. Du moins jusqu’à ce qu’un reportage effectué en Inde ne capture en direct la séquence durant laquelle il se fait happer et dévorer la main par un lion.

 

Du sensationnel comme en rêve son employeur qui va faire de Patrick une vedette mondialement connue en même temps qu’un manchot peu à peu relégué dans les seconds rôles journalistiques.

 

Un peu malgré lui, quelques années plus tard, il se verra proposer la greffe d’une main d’un chauffeur-livreur qui vient de se tuer bêtement. Une main offerte par l’épouse du défunt dont les exigences sont multiples et les arrière-pensées aussi déterminées qu’un brin perverses. Une fois greffée, la main agira plus ou moins comme une entité en soi, comme la prolongation du défunt instillant une relation des plus ambigües entre le receveur et la veuve du donneur.

 

Sur cette trame, John Irving va à nouveau convoquer ses thèmes favoris (les vicissitudes qu’implique la célébrité, le pouvoir malsain de l’argent, la superficialité de l’information, les affres de la sexualité dévorante, l’information manipulée…) pour élaborer un récit comme toujours assez déjanté. On n’y retrouve cependant pas le rythme qui a fait de l’auteur du « Monde selon Garp » un écrivain riche et célèbre. Les séquences hilarantes y sont en outre assez rares et l’ennui guette parfois un peu dans une histoire qui est une critique très américaine de la société américaine. D’où une perte d’universalité, les références culturelles et sportives aux États-Unis limitant la portée d’une histoire qui louvoie entre romance charmante et dénonciation d’un mode de vie qui tourne au non-sens.

 

Publié aux Éditions Points Seuil – 2002 – 376 pages

6.9.20

La fuite du temps – Liankee Yan

 

Liankee Yan s’est fait une spécialité d’élaborer de subtils récits situés dans la Chine rurale contemporaine pour dénoncer à mots à peine couverts les multiples travers historiques ou actuels du pays où il continue de vivre malgré les brimades qu’il y subit.

 

Nous voici transportés au cœur des années soixante dans un petit village rural perdu, loin de tout, au milieu des montagnes. Pendant des siècles, on y a vécu en relative tranquillité et en autarcie, la culture et l’élevage suffisant à assurer les besoins élémentaires. Mais, depuis trois générations désormais, toutes les familles du village sont frappées d’un fléau. Hommes et femmes sans distinction y meurent tous en quelques mois et avant quarante ans du mal de la gorge obstruée. Pour combattre cette fatalité, les chefs de village successifs s’efforcent de mettre en place des stratégies qui relèvent plus de la pensée magique que d’une approche rationnelle des choses. Certains tenteront de gigantesques travaux pour amender les sols tandis que le dernier en date s’est lancé dans un chantier titanesque qui consiste à détourner les eaux des sources lointaines censées garantir une longue vie.

 

Malgré des conditions de vie rudes et des existences courtes, rien n’empêche les turpitudes humaines de s’exprimer. Et tout concourt à rendre impossible l’amour survenu dès le plus jeune âge entre celui qui deviendra le futur chef de village et sa cadette, la plus belle fille y habitant.

 

C’est en parcourant à rebours du temps la genèse de cette histoire d’amour contrariée que nous suivrons l’évolution de la population rurale de la Chine profonde. Pour survivre, tous les hommes doivent régulièrement vendre des morceaux de leur propre peau à l’hôpital de la ville distante spécialisé pour traiter les grands brûlés. Les femmes quant à elles sont envoyées en ville afin de se prostituer, le temps d’amasser de quoi faire vivre le village à leur retour. Quand les villageois ne sont pas exténués par les travaux forcés imposés par leur chef dans l’espoir de vaincre la fatalité du mal qui les touchent, ils doivent composer avec puis subir les conséquences des décisions imposées par un Parti Communiste qui navigue à vue et qui est sapé par la corruption.

 

Mais, toujours, quelle que soit la pauvreté, quels que soient les fléaux innombrables, les petites ambitions et les grandes jalousies personnelles trouveront toujours à s’exprimer que ce soit pour convoiter la place où enterrer ses morts, pour s’arroger les biens ou les femmes du village ou comploter pour accaparer la position de chef du village à la tête de paysans incultes et superstitieux.

 

C’est un tableau sombre de la Chine d’il y a plus d’un demi-siècle que nous livre l’auteur. Une Chine frappée par la pollution, une Chine dissimulant sciemment les causes des fléaux s’abattant sur une partie de la population que le pouvoir n’hésite pas à sacrifier.

 

Publié aux Éditions Philippe Picquier – 2014 – 606 pages