30.4.19

Khomeiny, Sade et moi – Abnousse Shalmani



La couverture d’un livre, surtout s’il s’agit du premier d’un auteur, doit faire mouche. Pari gagné avec l’ouvrage d’Abnousse Shalmani dont le titre, énigmatique et provocateur, interpelle et dont la photographie laisse voir une jeune femme au grand regard franc, direct invitant à dialoguer directement avec elle.

De dialogues il sera d’une certaine façon question tout au long d’un récit qui tient à la fois de l’auto-biographie, des réflexions philosophiques, sociales et politiques et de cris de révolte contre tout ce qui entrave la liberté de penser ou oblitère l’avenir de notre planète. Vaste programme qui pourrait tourner en vaste foutoir si ce n’est que l’auteur fait preuve d’une rare et vive intelligence, d’un sens critique aigu et d’une personnalité particulièrement rebelle.

Jusqu’à l’âge de huit ans, Abnousse Shalmani menait une vie dans l’aisance bourgeoise d’une famille iranienne respectée et bien installée dans la société. Un paradis qui prit brutalement fin avec la révolution iranienne et l’arrivée de celui que l’on surnomma « le vieux en noir et blanc », le brutal, sanguinaire Khomeiny. Soudain, plus d’aisance, plus de livres à la maison et surtout, toutes les femmes voilées et cachées sous un uniforme destiné à les dépersonnaliser, les formater et en faire les objets dociles des hommes, maris, frères, chargés de les confiner à la maison.

Comme beaucoup d’autres, la famille finira par fuir un pays où la folie des barbus faisait rage pour venir s’installer chichement à Paris. Devenus pauvres en France, ils n’eurent de cesse de s’intégrer. Pour Abnousse, cela passa par l’apprentissage du français qu’elle maîtrise à la perfection. Un apprentissage qui se fit par la lecture des grands auteurs du XIXème siècle puis par la découverte fortuite de la littérature libertine. D’où la référence à Sade qu’elle se força à dévorer, malgré les insoutenables passages de torture, et de tout ce que le genre compte d’auteurs majeurs dont elle s’est fait une spécialité. Une façon comme une autre d’apprendre une langue dans ce qu’elle a de plus fleuri et de mieux écrit aussi. Une façon aussi de réfléchir à ce que signifie l’exercice de la liberté, le rôle de la censure, la place des femmes dans les diverses sociétés. De fil en aiguille, cela conduira Abnousse à passer une maîtrise d’Histoire sur la représentation des femmes dans le cinéma français et italien des années 50 et 60.

Au-delà des horreurs inhérentes à toute révolution, surtout quand elle est menée par des fous au nom d’une religion dévoyée de ses objectifs, le livre vaut surtout pour la découverte d’une personnalité hors-normes. C’est une jeune fille, jeune femme et femme sans cesse révoltée, refusant de se plier aux dogmes débiles, décidée à exercer tous ses droits, avançant dans le monde hostile avec une intelligence acérée que nous découvrons page après page. Quitte à choquer sans cesse pour faire réagir et agir. Une femme voulant conserver la belle part iranienne de ses origines mais pour devenir, être et agir en tant que citoyenne française. A ce titre, les chapitres consacrées à l’étude de notre société, ses fractures, ses traumatismes ou à la façon dont certains d’entre nous finissent par oublier la beauté et la générosité  des droits dont nous bénéficions et que le monde entier nous envie devraient devenir des pages à lire et étudier dès le plus jeune âge à l’école.

Oublions les quelques maladresses d’un récit un peu décousu parfois et regardons-le comme un cri d’amour pour ce pays, la France, qui l’a accueillie elle et les siens et un cri d’alarme pour ce qu’il pourrait devenir si, à force de ne pas voter, nous laissions « nos » barbus s’emparer du pouvoir.

Publié aux Editions Grasset – 2014 – 331 pages

18.4.19

Ne préfère pas le sang à l’eau – Céline Lapertot



Après deux premiers romans fort réussis (« Et je prendrai tout ce qu’il y a à prendre » puis « Des femmes qui dansent sous les bombes »), la romancière par ailleurs également professeur de lettres dans le secondaire fait paraître un troisième roman fort différent, moins impactant et qui nous a, disons-le d’emblée, beaucoup moins séduit.
Roman d’anticipation, situé dans un futur proche en un lieu quelconque. Peu importe, si ce n’est que le manque d’eau potable s’est abattu sur le monde. Alors quand on est un petit pays comme celui imaginé par l’auteur qui a su anticiper en faisant construire une immense citerne censée subvenir aux besoins de la population, cela attise forcément convoitise et bas instincts. D’où l’afflux massif de réfugiés venus chercher le nouvel Eldorado dans un pays qui finit par se sentir envahi. Alors quand un jour des extrêmistes font sauter la citerne, ceux qui ont bâti leur avenir politique sur un populisme haineux en profitent pour confisquer le pouvoir et mettre en place un régime autoritaire et bientôt totalitaire.
Dès lors, ce qui était un petit paradis sur terre devient une prison à ciel ouvert où l’on confisque la liberté de penser, d’agir et où l’on enferme tout individu ayant eu des velléités d’exprimer leur refus d’adhérer à l’idéologie dominante. Bref, c’est dans un monde possible, voire probable de manière inquiétante, que nous plonge Céline Lapertot. Une façon d’éveiller les consciences de ceux qui seraient tentés par une aventure que l’on sait d’avance suicidaire. Un geste louable mais dont la portée reste douteuse car quelle est la probabilité que ceux qui réfléchissent sur de fausses bases soient tentés de lire le roman d’une auteur encore assez confidentielle ?
L’exercice tient d’autant plus du pari osé que la composition du roman où la parole est successivement donnée à divers personnages dont on éprouve le plus grand mal à comprendre qui ils sont vraiment et quels rôles ils jouent dans un pays qui demeure trop vague, crée une distance permanente entre le récit et le lecteur. Une distance qui pourra pousser certains à abandonner la lecture avant qu’un rythme plus convaincant ne s’installe, passé un gros premier tiers.
Si l’intention est louable, la méthode ici manque de force de conviction. Dommage.
Publié aux Editions Viviane Hamy – 2018 – 144 pages

12.4.19

Les porteurs d’eau – Atiq Rahimi



Deux hommes, deux destins, une tragédie humaine. C’est ainsi que l’on pourrait résumer le dernier roman d’Atiq Rahimi. Un roman qui nous place en plein cœur des troubles et des dilemmes qu’engendrent le refoulement, les frustrations et la folie des hommes.
En ce même matin, à des milliers de kilomètres de distance, deux hommes se réveillent. A Paris, Tom prend la route sous la pluie pour se rendre à Amsterdam. Afghan d’origine, naturalisé Français, il refuse de parler une langue que les Talibans ont salie. C’est pourtant dans sa langue natale qu’il va écrire une lettre à son épouse de plusieurs décennies pour lui annoncer qu’il la quitte pour rejoindre une jeune femme dans la capitale néerlandaise.
A Kaboul, Yûsef éprouve les plus grandes difficultés à quitter sa couche pour alimenter en eau, puisée d’une source difficile d’accès, une ville aussi assoiffée que glaciale. Une tâche d’autant plus difficile qu’il est inconsciemment amoureux de sa belle-sœur laissée seule et sans nouvelle depuis longtemps maintenant par son frère et sur laquelle la loi islamique lui accorde tous les droits. Des droits qu’il n’ose exercer, lui qui n’a jamais connu de femme et qui vit dans la crainte de ses pulsions. Dehors, les dangers sont permanents et se manifestent par la menace fréquemment mise à exécution de coups de fouet assénés sans merci par des talibans uniquement préoccupés à faire régner une terreur absolue au prétexte de la nécessité de prier sans relâche.
Or, ce même 11 mars 2001, les talibans vont mettre d’autres menaces longtemps proférées à exécution : pour la plus grande stupéfaction et révolte du monde, ils vont faire sauter à la dynamite les gigantesques statues de bouddha de Bâmiyân. Un acte hautement symbolique qui, par ricochets indirects, va aussi pousser Tom et Yûsef vers leur propre destin.
Car c’est par la violence et l’affrontement de ses propres démons que pourra survenir une forme de libération dans un monde où le moindre interstice de liberté fait l’objet d’une répression externe, sociétale ou interne, psychologique.
En alternant les chapitres, Atiq Rahimi nous emmène sur les traces de ces deux histoires tragiques. Deux récits aux confins des deux cultures qui habitent leur auteur et des deux langues qu’il maîtrise à la perfection. Deux récits d’une poésie ineffable tandis que le monde semble sombrer, sans perspective de rachat.
Publié aux Editions POL – 2019 – 285 pages

10.4.19

Là où les chiens aboient par la queue – Estelle-Sarah Bulle



Au bout d’un chemin où peu s’aventurent, existe un petit hameau qui porte le nom de Morne-Galant. Un trou perdu en Guadeloupe dans les années 40 que les locaux ont surnommé « Là où les chiens aboient par la queue » tellement il semble abandonné de tous et de tout. C’est là que vit la famille Ezechiel, une petite tribu issue du mariage d’Hilaire, un géant bagarreur, joueur et beau parleur, une figure régionale avec une Bretonne morte en couches.
L’aînée de la fratrie est une grande bringue toujours mal attifée et dotée d’une paire de panards gigantesques. Une fille à la langue bien pendue et qui ne s’en laisse pas conter que tout le monde surnomme Antoine. Car, pour tromper les esprits, il faut toujours avoir deux noms : l’officiel (Appolone ici) et celui d’usage. C’est Antoine que nous allons donc suivre depuis son adolescence jusqu’à son lit d’hôpital, la vieillesse venue et avec elle la mort prochaine.
La vie d’Antoine est un véritable roman qui colle à l’histoire de la relation difficile entre les Antilles et la métropole. Dans les années 40, c’est la douceur de vivre qui prime. Grâce aux cultures de canne à sucre et de banane, l’île ne connaît pas le chômage si l’on est un homme prêt à vendre ses muscles pour un peu d’argent. Pour les femmes, c’est le mariage ou la fuite. Antoine, rétive à tout mariage, choisira très tôt la fuite. Débrouillarde et entreprenante dans l’âme, elle vivra de trafic de diamants avant de monter un magasin.
Puis, quand la situation économique se retournera et que les violences urbaines entraîneront de brutales répressions policières et militaires, Antoine et ses frères et sœurs, comme tant d’autres, choisiront de quitter l’île anciennement paradisiaque, ses coutumes, ses nombreux arrangements, sa culture ambivalente entre modernisme et animisme pour tenter leur aventure dans la capitale d’une France offrant le plein emploi. Une France qui bâtit à tour de bras pour loger tout ce qu’elle accepte d’immigrer dans des banlieues contre la promesse d’un travail que n’ont pas sapé les crises à répétition bientôt à venir.
Tandis qu’Antoine raconte sa vie, dans une langue colorée où français, créole et mots inventés de toutes pièces se mélangent allègrement, sa sœur Lucinde, la couturière qui aura fait son petit trou, et Petit-Frère l’électricien, soldat puis infirmier psychiatrique font de régulières apparitions pour apporter leur version des faits ou leur propre éclairage. Autant de parcours humains, de joies et d’échecs. Autant de vies possibles.
A travers ces témoignages, soigneusement agencés, c’est l’histoire du racisme larvé ou non qui s’écrit, celui de l’éternelle difficulté à trouver sa place quand on a la peau plus ou moins noire dans un pays où le pouvoir est aux blancs. L’histoire d’une nation aussi qui petit à petit s’enfonce, perd ses rêves et ses illusions.
Estelle-Sarah Bulle signe un premier roman sympathique et joliment tourné.
Publié aux Editions Liana Levi – 2018 – 284 pages

2.4.19

Le petit paradis – Joyce Carol Oates



On n’attendait pas nécessairement de la grande femme de lettres qu’est Joyce Carol Oates, une des spécialistes des nouvelles qui font mouche, qu’elle réalise un roman d’anticipation en forme de dystopie. Il faut avouer que ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis sous le leadership d’un Président populiste uniquement préoccupé de soigner son électorat et de protéger à court terme les intérêts d’un pays en train de progressivement sombrer n’incite guère à l’optimisme.
Or, c’est à une possible préfiguration de ce que pourraient devenir de nouveaux Etats-Unis que se livre ici l’auteur. A l’issue d’un conflit nucléaire lui-même conséquence indirecte à long-terme des attentats du « 9/11 », les Etats d’Amérique du Nord (EAN) ont été mis en place. Regroupant tous les territoires du Nord de l’Amérique et du Mexique, ils constituent désormais un ensemble à la démocratie toute relative. Si le droit de vote y est accordé, c’est pour élire le seul candidat possible. Le pouvoir y est confisqué par quelques puissants tandis que le peuple est plongé dans une terreur permanente. Il y est interdit de penser par soi-même, de livrer une quelconque opinion originale. Sortir du rang vaut sanction immédiate : arrestation brutale, exil dans le meilleur des cas, volatisation par un drone qui vous liquéfie sur place dans les situations les plus graves ou les récidives.
Parce qu’une jeune fille brillante, major des terminales de son lycée, se prépare à livrer un discours qui sort du cadre très formaté, la voici arrêtée devant ses camarades, torturée et exilée loin de chez elle et loin dans le temps. Car c’est à plus de cinquante ans de distance en arrière qu’elle se trouve télétransportée au beau milieu d’un campus universitaire de l’Etat du Wisconsin. Dotée d’une nouvelle identité avec interdiction de quitter les lieux ou de faire la moindre référence à un passé (futur) qui aura été de toute façon largement formaté, elle va devoir réapprendre à vivre sous la certitude et la peur constantes de se savoir observée.
C’est donc une sorte de nouveau « 1984 » que concocte Joyce Carol Oates. Les ingrédients y sont ceux que l’on retrouve dans les régimes totalitaires : confiscation du pouvoir, encadrement strict des libertés, endoctrinement, terrorisation des populations, arrestations et exécutions sommaires. Or, c’est bien vers ce glissement doctrinal que s’enfoncent bien de ce que furent de belles démocraties de par le monde en passe de se se transformer en régimes odieux si leurs populations n’y prennent pas garde. Et c’est précisément cela que dénonce, à sa manière et avec un talent affirmé, la grande femme de lettres.
Publié aux Editions Philippe Rey – 2019 – 381 pages