28.7.13

Glyphe – Percival Everett



Si vous êtes fidèle à Cetalir, vous saurez que nous vouons une certaine admiration pour ce grand écrivain américain, par ailleurs professeur de philosophie et de linguistique à l’Université de Californie du Sud.
« Glyphe » est son dernier roman, paru en 2009 en France, et se situe à part dans une œuvre jusque là plus portée vers le roman de structure classique. Ce dernier ouvrage décide de prendre à contrepied bien des travaux sérieux et, il faut le dire, assez franchement rébarbatifs, de la linguistique et à se moquer avec l’intelligence de celui qui maîtrise la chose, de ses théories et de ses auteurs. C’est brillant mais cela enferme aussi un peu le roman dans une structure relativement formaliste dont il devient impossible de s’échapper. Comme, en outre, les propos y sont volontairement élaborés, toujours en vue de mieux se gausser des limites du genre, cela donne un récit subtilement complexe et qui nécessite une attention soutenue, voire, une formation de base à la philosophie, à la psychanalyse et la linguistique faute de passer totalement à côté.
Pour venir à bout de son entreprise, P. Everett décide de faire naître un petit bébé qui présente la caractéristique de refuser de parler mais qui fait très vite comprendre à ses parents qu’il comprend tout ce qui se passe autour de lui en rédigeant des petits palimpsestes brillants. Effrayés par cet enfant clairement pas comme les autres, le père linguiste post-structuraliste qui végète dans une quelconque université et qui voit ses articles tous refusés, et la mère, artiste peintre dépressive, décident de faire tester le bébé. Résultat, un effroyable QI de 470 et un bébé qui lit tout ce qui lui tombe sous la main, de préférence en philosophie, linguistique, mathématique ou physique, retient tout et donne du fil à retordre aux adultes totalement dépassés.
Alors l’enfant va devenir l’enjeu d’une lutte de pouvoir et se faire enlever successivement par une psychologue obnubilée par l’idée de passer à la postérité, une chercheuse persuadée que les singes parlent le langage des sourds américains, une agence de la CIA qui veut exploiter les talents de l’enfant à des fins d’espionnage, un couple en mal d’enfant, un prêtre pédophile et poursuivi par la vision du démon.
Au cours de cette tumultueuse et démentielle cavalcade, Everett va faire surgir un Roland Barthes abscons, incompréhensible et obsédé sexuel et ouvrir chacun de ses chapitres par un schéma linguistique de plus en plus complexe et hermétique au point d’en paraître totalement risible.
Quand en plus, Socrate, Wittgenstein, Nietzsche et Lacan sont convoqués régulièrement pour mener d’improbables dialogues à travers les siècles, cela donne un récit absolument délirant, souvent drôle et qui envoie joyeusement valser tous les pédants de la terre qui se réfugient derrière d’improbables concepts revêtus des définitions les plus hermétiques qui soient.
On adorera ou on détestera mais il sera impossible de rester indifférent. Pas pour tout public toutefois.
Publié aux Editions Actes Sud – 301 pages

26.7.13

Vie et mort d’une jeune fille blonde – Philippe Jaenada



Une fois encore, Jaenada a cette faculté immédiate à nous transporter dans son univers personnel et délirant. Son style est résolument moderne, ponctué de nombreuses parenthèses souvent imbriquées les unes dans les autres et qui sont autant de prétextes à se laisser entrainer par des digressions hilarantes, toujours maîtrisées cependant. Des digressions qui laissent toujours voir la fragilité de l’être, les nombreuses occurrences à se laisser tenter lorsqu’on est un peu faible de caractère, ce qui est un trait constant des personnages du romancier.
Dans « Vie et mort d’une jeune fille blonde », Jaenada s’en donne à cœur joie et balaie avec une joie iconoclaste les conventions et les bien-pensants. Le roman repose sur un morceau de bravoure assez exceptionnel, un dîner en ville, dont les conséquences donneront lieu à des prolongements déroutants.
Un dîner auquel se rend le personnage central, parlant comme souvent chez Jaenada à la première personne du singulier et empruntant les traits de l’auteur, selon des habitudes quasi routinières. On se rend à ces dîners sans cadeau, on y arrive en retard ou oublie de prévenir qu’on ne vient pas et y rencontre des habitués comme des inconnus, tous membres de l’intelligentsia parisienne.
Cependant, et c’est là que l’auteur va commettre des pages d’une truculence rabelaisienne, ces dîners obéissent à une sorte de rites. Ils se doivent de commencer par des jeux violents consistant en des concours de baffes qui ramènent les protagonistes au temps des cavernes, en des duels de cuisses de fer et autres jeux plus ou moins dangereux que l’abus d’alcool ne manquera pas d’entraîner. Les conventions s’effondrent, les comptes se règlent sous couvert de bizarrerie sociale et les masques finissent par tomber. Jaenada y signe des pages sublimes d’invention et d’espièglerie !
A l’issue de ces préludes effarants et drolatiques à souhait, l’hôte, sans doute plus imprégné que d’habitude, finira par révéler à une tablée médusée les exploits sexuels multiples commis par sa fille en présence de nombreux partenaires sous les yeux affolés d’une famille BCBG réunie pour un repas de famille. Une fille devenue depuis pute de bas étage à Marseille, sidéique, pour se payer l’héroïne dont elle ne peut plus se passer. 
Devant ce récit, le narrateur va se convaincre que la fille en question, par un concours de circonstances de lieu et de date, n’est autre que la jeune fille de treize ans qui l’avait déniaisé de façon experte quand il en avait seize dans un champ à l’occasion de vacances estivales. Il décidera alors de partir à sa recherche sur un coup de tête.
Jaenada manie tout au long de ce beau roman tragi-comique humour et drame et passe sans transition mais avec brio et maîtrise du comique à forte connotation sexuelle à la recherche de son propre moi, le narrateur visant à comprendre, dans cette quête, comment il a pu devenir ce qu’il est devenu et en quoi une fille oubliée, et improbablement sortie de l’ombre, ayant a priori tout pour réussir, a pu devenir ce qu’elle est.
Le roman se terminera en queue de poisson, ouvrant des perspectives comme seule la vraie vie sait en réserver par ses hasards et les rencontres qu’elle nous réserve.
Un très beau livre à prendre au premier et au deuxième degré.
Publié aux Editions Grasset (2004) – 285 pages

20.7.13

Les identité remarquables – Sébastien Lapaque



Ce petit roman publié en 2009 part d’une idée originale. Un homme se lève et commence une journée sans savoir que c’est la dernière de sa vie et qu’il va donc mourir. Nous allons alors suivre par le menu, dans ses moindres détails, les faits et gestes de ce trentenaire, en bonne santé, célibataire, vivant bien d’un travail qui l’occupe peu, bénéficiant d’un héritage qui semble lui assurer un avenir radieux.
Conduit un peu sous la forme d’une mini enquête policière, nous allons en apprendre plus sur cet homme, sur ses parents mystérieusement disparus dans l’incendie de leur bel appartement parisien, sur les secrets familiaux profondément enfouis et partir sur les traces d’une trouble vengeance dont il devient, sans le savoir ni le soupçonner,  l’enjeu symbolique.
Nous allons ainsi découvrir un homme profondément égoïste, un homme qui se joue de l’amour que les femmes, même les plus belles, les plus aimantes et les plus sincères, lui vouent, un homme qui prend plus en amitié qu’il ne donne, un homme qui court d’une aventure à l’autre sans jamais savoir ce, qu’au fond, il poursuit vraiment. Bref, un être finalement peu sympathique, difficile à pardonner et qui cache son jeu sous une charmante apparence.
Le roman, bien parti, mené sur un rythme allègre et prometteur, ne tarde cependant pas à s’enliser quelque peu. On peine à comprendre les motifs d’une vengeance qui finira par devenir plus claire, on se fait bousculer par une trame narrative qui perd son fil dans le corps du récit, comme si l’auteur éprouvait quelques difficultés à maîtriser son œuvre. C’est un peu brouillon, parfois approximatif.
Heureusement, la fin en forme de coup de théâtre rachète ce court opuscule qui autrement aurait été vouée à une obscurité méritée. Il en reste une petite curiosité d’autant plus pardonnable qu’elle s’avale en peu de temps.
Publié aux Editions Actes Sud – 175 pages

11.7.13

Rêve général – Nathalie Peyrebonne



Quel point commun entre un Premier Ministre en exercice, un agent de sécurité, une conductrice de métro parisien et un professeur de 4ème ? Aucun a priori si ce n’est que tous, tout à coup et au même moment, laissent tout tomber en plan pour céder à un éloge de la paresse, un besoin de flânerie irrépressibles, histoire de redevenir humains.

Tout avait commencé par un signe avant-coureur avec ce jouer de football qui, au moment de tirer un penalty, avait tourné le dos au but. Et puis, tout s’est mis à se détraquer dans un pays qui prend l’eau de toute part et qui semble parti pour faire un nouveau Mai 68 sans violence, sans manifestation, sans casse. Une gentillette révolution qui ne dit pas son nom dans la bonne humeur et la convivialité générale, un moment inattendu, non planifié où l’on pose le crayon pour dire que le « travailler plus pour gagner plus », slogan pervers de campagne, n’est qu’une illusion qui ne mène nulle part.

A sa façon, en toute humilité et avec une certaine joie non détachée de naïveté, Nathalie Peyrebonne nous donne un premier roman en forme d’alerte supplémentaire sur une société qui n’en finit plus d’aller de plus en plus mal, faute d’objectifs, de moyens et tout simplement de projet social mobilisateur. Alors voilà que le peuple, à tous les niveaux, se révolte passivement.

Alors, le Premier Ministre refuse de répondre aux injonctions de la sonnerie téléphonique d’un Président surexcité prêt à vociférer ses ordres dès potron-minet. Le voici qui se prélasse à déguster des pâtisseries tout en savourant les gesticulations d’un chef de l’Etat qui ne convainc plus personne sur son écran télévisé.

Le prof abandonne sans crier gare sa classe en plein débat, pris d’une immédiate frénésie de cigarette et d’entartrage, à la recherche d’une victime symbolique et expiatoire.

La conductrice descend de son métro sans annonce, abandonnant des travailleurs résignés à leur sort, les invitant implicitement à faire comme elle et à quitter des emplois qui les déshumanisent.

L’agent de sécurité se vautre dans des concoctions culinaires complexes avant que d’aller tâter du tatami avec sa bande de copains de longue date.

Ils viendront bientôt grossir une foule immense qui défile calmement jusque sous les palais de l’Elysée.

Une rêverie générale me dires-vous ? Certes, mais au train où vont les choses, il est à craindre que le réveil soit brutal et violent lorsque l’on s’éveillera du sinistre sommeil qui semble s’être emparé de notre pays et de notre continent.

En attendant, voici un petit livre sympathique, sans grande prétention, rafraîchissant mais non indispensable.

Publié aux Editions Phébus – 2013 – 153 pages

6.7.13

Je suis l’argile – Chaïm Potok



Ne vous arrêtez pas à la couverture du livre qui nous donne à voir un visage troublant d’une petite asiatique. Derrière cette photo anodine, qui n’accroche pas voir repousse le lecteur non averti, se cache un authentique chef-d’œuvre.

« Je suis l’argile » est un de ces livres qui vous marque, qui laisse une empreinte durable et émerge d’une surproduction. Ecrit en 1992, publié en France en 1993, il n’a rien perdu de sa force et de sa rémanence.

Usant d’une langue simple, souvent volontairement répétitive, toujours douce, Chaïm Potok nous entraine subrepticement dans un voyage vers l’horreur. C’est ce décalage qui captive immédiatement et prend au piège le lecteur.  Car quoi de plus frappant que la douceur pour dire l’indicible. Le thème fait étrangement penser à cet autre chef-d’œuvre « La route », publié en 2008, de cet autre romancier majeur nord-méricain qu’est Cormac Mac Cormack. Même unité de lieu, mêmes acteurs, même désespérance induite par la guerre, même fuite sans but, vers l’inconnu et la mort, même déchainement de violence quand les plus pauvres d’entre les pauvres n’ont plus rien à perdre.

Dans « La route », nous étions aux Etats-Unis ravagés par un cataclysme nucléaire. Dans « je suis l’argile », nous sommes projetés en Corée du Sud au moment de la grande poussée de l’armée du Nord, principalement composée des troupes chinoises. L’armée Sud Coréenne est défaite, l’allié américain ne va guère mieux. Plus l’ennemi avance, plus les civils trinquent, éternelle rengaine. Poussés sur les routes, des milliers de familles de paysans fuient. Tout est dévasté, l’hiver glacial s’installe et avec lui, la famine. Les plus faibles meurent comme des mouches, jour après jour. Les orphelins sont légion, les familles décimées.

Sur cette route fuit un couple de vieux paysans. L’homme est sec, rusé, accroché à la vie. La femme fut jusqu’ici soumise d’autant qu’elle n’a pas été capable d’engendrer, infâme perfidie. A l’occasion d’un bombardement de l’aviation, un jeune adolescent va se trouver gravement blessé, gisant juste à côté de la femme. Malgré son mari et parce qu’elle n’a plus rien à perdre, elle va décider, et imposer, de s’encombrer de cet enfant à moitié mort et l’entourer d’un amour total, absolu et fusionnel pour le maintenir à tout prix en vie. Elle y parviendra par la suite de concours de circonstances et de générosité et peu à peu cet enfant va s’imposer au couple comme une évidence, comme une chance.

Nous allons suivre leur fuite, leurs techniques de survie et, surtout, la progression subtile de la relation entre l’homme, fondamentalement hostile à nourrir une bouche supplémentaire en période de famine, un enfant dont les dons sont immenses, une épouse qui peu à peu va apprendre à devenir une interlocutrice dont le point de vue compte. Plus la fuite progresse, plus la mort rode, plus les liens entre les trois protagonistes vont se complexifier et se densifier.

Le génie de Potok sera, entre autres, de savoir rendre avec un réalisme étonnant la superposition de la culture coréenne traditionnelle tournée vers la magie, les esprits qui rodent et un fond de catholicisme incompris vaguement professé par des missionnaires et dont il ne reste que des tics (les signes de croix et une prière – Tu es la terre, je suis l’argile -). Une superposition qui sert à expliquer l’incompris, à rationnaliser la terreur et tout simplement, à survivre.

C’est une fuite physique et symbolique à laquelle nous assistons. L’enfant est l’argile symbolique d’une génération qui disparaît , d’un monde qui se meurt et se convulse et constitue l’espoir de demain. Au terme de cette fuite, chacun des trois acteurs sera revenu du monde des morts, avec des yeux neufs pour voir, un cœur pour aimer, une forme de générosité pudique difficile à exprimer dans une société figée par ses rites et minée par une guerre qui remet tout à plat.

On en sort bouleversé et obnubilé par un voyage dantesque qui aura poussé chacun à l’extrémité de ses limites.

Publié aux Editions Jean-Claude Lattès – 281 pages

5.7.13

Plage de Manaccora, 16h30 – Philippe Jaenada



Même si ce roman ne constitue pas un chef-d’œuvre, il réussit néanmoins le petit tour de force de se distinguer aisément d’une masse de publications d’un intérêt souvent bien moindre.

En cela, plusieurs raisons. La trame romanesque, tout d’abord. Voltaire, son épouse Oum et leur fils Géo (les noms, choisis avec soin et commentés par l’auteur sont déjà par eux-mêmes un acte délibéré visant à se démarquer sur le fond et la forme) sont en vacances dans un petit coin de Paradis dont recèle l’Italie. Ecrasés de chaleur, les vacances familiales jusque là tranquilles vont se transformer rapidement en un authentique cauchemar.

En effet, un gigantesque incendie va se déclencher, embraser les immenses forêts qui jonchent la côte et acculer sur un petit bout de plage, la plage de Manaccora, une horde d’autochtones et de touristes venus de toute l’Europe. Un incendie qui va happer celles et ceux qui font le mauvais choix, en quelques secondes, et anéantir les efforts de toute une vie. Un incendie qui obligera chacun à aller au bout de soi, à user de stratagèmes pour survivre aux flammes et plus encore, aux fumées toxiques qui vous enveloppent inexorablement. Un incendie qui révèlera à chacune et chacun ce dont ils sont vraiment capables.

Sur cette trame dantesque, l’auteur choisit d’user d’un style volontairement décalé. Alors que l’évidence aurait été de recourir à un ton dramatique, voire journalistique, à grands renforts de métaphores et de phrases haletantes,  P. Jaedana  opte pour une approche par l’humour et l’auto-dérision. C’est à une sorte d’auto-confession psychanalytique à la Woody Allen que se livre Voltaire, romancier un peu raté, tirant le diable par la queue et amoureux fou d’une femme qui le mène un peu par le bout du nez.
Et c’est là que le roman fonctionne à fond. Grâce à cet humour, la dimension de l’horreur, l’intensité de la chaleur qui vous brûle, la terreur qui vous gagne en vous voyant acculé sans issue, la résignation de voir celles et ceux qui vous entourent se livrer à une mort certaine en optant pour les mauvaises solutions, prennent véritablement le lecteur à la gorge.

Subvient alors l’autre « truc » de l’auteur, qui fonctionne tout aussi bien même si, pour cela, il ne cesse de recourir à la multiplication des insertions de parenthèses qui, à la longue, finissent par lasser. Comme la mort semble prochaine et inexorable, les tranches de vie de Voltaire se mettent à défiler à toute allure et nous donne à voir un pauvre type rongé par l’alcoolisme et le dépit jusqu’à sa rencontre lumineuse avec celle qui est la femme de sa vie. Et là, il y a des purs moments de jouissance parmi lesquels le récit hilarant et brillant de la vaine tentative d’accéder à l’Hippopotamus de la Place de Clichy, à cinq heures du matin, barré par un cerbère.

Les aller-retours permanents entre un passé en voie de disparaître à jamais et un présent dont l’horizon se raccourcit à vue d’œil, rendent l’intensité du drame qui se déroule maîtrisable et offre aussi une habile porte de sortie à un roman dont la fin ne pouvait être que prévisible.

Bref, c’est bien fait, original, drôle et hautement recommandable.

Publié aux Editions Grasset – 281 pages