22.12.19

France – Chine Les liaisons dangereuses – Antoine Izambard




Trouver sa voie, quand on est une puissance moyenne sur le déclin, face à une grande puissance, en pleine ascension, aux ambitions tentaculaires et au pouvoir central fort est un exercice dont on connaît d’avance le gagnant et le perdant.

Antoine Izambard, dans un ouvrage très documenté et détaillé, passe en revue les multiples domaines où une guerre larvée, constante, âpre, se livre entre une Chine à l’affût de toute opportunité et une France dont la technologie et le savoir-faire scientifique intéressent au plus haut point l’industrie et le pouvoir chinois. Pour structurer ce plan de bataille chinois multi-facettes, le pouvoir a mis au point son projet des « Nouvelles Routes de la Soie ». Un programme doté de plus de 1000 Milliards de dollar d’investissements d’ici à 2050 et qui vise ni plus ni moins qu’à prendre le contrôle le plus absolu possible des ports, des aéroports, des lignes ferroviaires, des mines, des technologies permettant d’assurer autonomie et prédominance à l’Empire du Milieu.

Un programme qui s’appuie sur un espionnage industriel intense, des déstabilisations économiques et politiques indirectes, le rachat rampant, presqu’invisible, d’acteurs essentiels des chaînes de sous-traitance dans le domaine de l’énergie et de la technologie. Un programme qui a fait de l’Afrique son terrain de prédilection échangeant le contrôle des matières premières contre des prêts asservissant totalement des pays qui commencent à se rendre compte du piège qui se referme sur eux. Un programme qui joue de la naïveté européenne qui, au nom du libre commerce et du libéralisme, a laissé la Chine imposer ses règles du jeu sans contrepartie et embarquer des petites puissances satellites dans des actions induisant une dépendance grandissante envers la Chine et un séparatisme qui tait de moins en moins son nom. Un programme où la puissance militaire, en particulier navale qui est aujourd’hui le maillon faible du dispositif, finira de faire de cet immense pays une menace de plus en plus grande sur le reste du monde.

La France fait ce qu’elle peut mais a souvent baissé les armes face à l’ampleur du phénomène. Elle tente de limiter la casse. Seule, elle ne peut pas grand-chose. La réaction nécessite une coordination européenne urgente et déterminée et une alliance, quoi que l’on puisse penser de Trump, avec une Amérique qui, elle, a décidé de frapper fort et qui en a les moyens. Sans alliance, nous serons les inévitables victimes collatérales…

Publié aux Editions Stock – 2019 – 251 pages

20.12.19

Chroniques de l’espace – Jean-Pierre Luminet



L’astrophysicien Jean-Pierre Luminet a tenu sur France Inter une chronique hebdomadaire tout au long de l’été 2019 consacrée à l’espace. Ce sont les textes de ses interventions que nous retrouvons ici. Une excellente occasion d’en prendre connaissance pour celles et ceux qui les auraient manquées ou de les redécouvrir pour les autres.

De façon très pédagogique, allant à l’essentiel pour des raisons de minutage à l’antenne, chaque texte nous plonge à la découverte de l’un des innombrables mystères, défis ou l’une des questions essentielles auxquels la communauté scientifique tente encore de répondre sur l’univers. Nous y suivons, dans une première partie, toute la passionnante odyssée opposant Etats-Unis et URSS en pleine guerre froide pour conquérir l’espace et être le premier à poser le pied sur la lune. Un match nul au bout du compte quand on compare le nombre incroyable de prouesses scientifiques et technologiques accomplies de part et d’autre !

Toute la seconde partie est dédiée à un ensemble de questions sur la formation de l’univers, les trous noirs, la courbure de l’espace-temps, les voyages interstellaires, les colonisations potentielles de planètes, l’exploitation de météorites géantes etc…

Le tout se lit facilement, avec une délectation certaine. L’ouvrage conviendra aussi bien aux lecteurs désireux d’aborder certains points essentiels qu’aux autres ayant déjà une première connaissance sur le sujet et qui trouveront alors là une reformulation simple de concepts souvent effroyablement complexes.

Publié aux Éditions Cherche Midi – 2019 – 175 pages

17.12.19

Le ghetto intérieur – Santiago H. Amigorena




Depuis des décennies Santiago H. Amigorena vit avec une angoisse dévorante. Un mal qui, faute de pouvoir l’énoncer, l’étouffe. En 1998, il entreprend de commencer la rédaction de ce qui va devenir, un quart de siècle plus tard, « Le ghetto intérieur ». Une version romancée de sa propre histoire familiale, celle de son grand-père, Vicente, Juif Polonais émigré en Argentine dans les années trente. Une façon pour l’écrivain de se délivrer du silence qui l’habite et le ronge.

Lorsque Vicente arrive en Argentine, il n’a qu’une hâte : oublier ses origines juives, pauvres, oublier les humiliations subies en tant qu’officier juif polonais dans son propre pays qu’il avait pourtant vaillamment servi pour faire obstacle aux tentatives d’invasion militaires russes. Son obsession est de s’intégrer au plus vite et de réussir dans sa nouvelle patrie. Un rêve qui prendra forme après avoir épousé la fille d’un fabricant de meubles dont il devient un des revendeurs à succès à Buenos Aires. Père de trois enfants, il file une vie insouciante, loin du bruit et de la fureur qui se déchaînent sous la barbarie nazie en Europe.

Pourtant, peu à peu, un sentiment d’exil et une profonde mélancolie vont s’emparer de Vicente. Une glissade entretenue par la lecture des nouvelles de plus en plus inquiétantes véhiculées par la presse sur l’extermination en cours du peuple juif en Europe. Du souffle sur les braises d’un feu intérieur mal éteint : celui d’avoir laissé sa mère et son frère à Varsovie. Celui de n’avoir pas assez insisté ni mis tout en œuvre pour les sortir de force d’une ville devenue une souricière dans laquelle un nombre effroyable de Juifs est entassée de force en vue de les y faire mourir sous toutes les formes possibles et imaginables. Plus le temps passe, plus la presse se fait alarmante, moins fréquentes sont les lettres échangées avec sa famille. Jusqu’à cesser sans avoir la moindre nouvelle avant d’apprendre indirectement que sa famille a été déportée à Treblinka.

Pendant que ceux restés en Europe sont conduits à une mort certaine, Vicente s’enferme dans un ghetto intérieur qui le coupe du monde. Lui le mari aimant se fait absent et distant. Lui l’entrepreneur audacieux laisse tout tomber. Il s’abîme dans le jeu et l’alcool pour tenter de noyer un sentiment de profonde culpabilité. Ce n’est que par une ultime circonstance, alors que le passage à l’acte semblait inéluctable, que viendra la délivrance et le retour progressif à une existence où vivre avec cette horreur inoubliable redevient progressivement envisageable.

Santiago H. Amigorena signe là un roman profondément intime et humain servi par une écriture aussi directe que délicate, comme un scalpel qui ouvre les chairs pour aller directement au mal.

Publié aux Éditions POL – 2019 – 191 pages

8.12.19

Par les routes – Sylvain Prud’homme


Lorsque Sacha, un écrivain qui se remet d’une rupture amoureuse et qui est en mal d’accoucher de son dernier roman, décide de partir s’installer dans une petite ville du sud de la France, il ne s’attendait pas à tomber par hasard sur son ancien ami que nous ne connaîtrons jamais que sous le nom de l’autostoppeur. Un garçon avec lequel il a sillonné les routes, plus jeune, et avec qui il a mystérieusement rompu, sans plus de nouvelles.

Lors de ces retrouvailles, il fait la connaissance de Marie, la compagne de l’autostoppeur, et de leur jeune fils Agustin. L’homme se serait-il rangé en entrepreneur à son compte, réalisant divers travaux de rénovation immobilière, et père de famille ? C’est sans compter sur ce besoin incessant, lancinant, de repartir au plus vite par les routes pour quelques jours d’abord, au hasard des trajets offerts par les automobilistes vers des destinations simplement marquées par l’envoi d’une carte postale et de clichés photographiques de ces inconnu(e)s qui auront accepté de le convoyer.

Peu à peu, la place de Sacha évoluera au sein de cette famille étrange, de plus en plus marquée par les absences toujours plus longues, toujours plus douloureuses d’un homme qui se cherche et qui n’est bien qu’en se lançant dans une errance sans fin, sans but, sans autre logique que de visiter tous les villages aux patronymes surprenants dont de fréquentes listes émaillent le texte.

Au fil de ces étapes, c’est la question de l’amitié, de l’amour, de l’absence qui est sans cesse posée. Celle de la place laissée par une absence inexplicable comme une offrande marquée à l’occuper sans autre explication, comme si cela allait de soi. C’est aussi la question du deuil de la confiance, d’une relation et la logique de reconstruction plus ou moins difficile, plus ou moins longue qui s’en suit. La grande force de Sylvain Prud’homme est de ne pas juger ses personnages. Il les laisse suivre leur chemin, prendre leur temps, peser et évacuer leurs doutes au fil d’une écriture épurée et sobre, pleine de charme et de tendresse. Les réponses apportées sont souvent surprenantes, inattendues comme ces vies qui sortent de l’ordinaire, comme ces automobilistes sur lesquels on n’aura pas parié un kopeck et qui vont vous faire la surprise d’un arrêt pour vous mener par les routes qu’ils auront choisies pour vous.

Un très beau roman récompensé par le Prix Femina 2019.

Publié aux Editions Gallimard – 2019 – 296 pages


3.12.19

Un monde sans rivage – Hélène Gaudy



A l’été 1897, trois Suédois et Norvégiens s’élançaient en ballon pour partir à la découverte et à la conquête du Pôle Nord. Ils avaient pour noms Andrée (le chef d’expédition), Strindberg (un descendant de l’homme de lettres) et Fraenkel (un aventurier). Mal préparés, mal équipés, incapables de maîtriser correctement leur Montgolfière, leur aventure se transforma bientôt en désastre avant de tourner au cauchemar.

Ce n’est que plus de trente ans plus tard qu’on retrouva, par le plus grand des hasards, leurs dépouilles, accompagnées de quelques restes de leur expédition. Parmi eux, des rouleaux de pellicule photographique miraculeusement conservés et dont des tirages purent être partiellement réalisés par un technicien un peu magicien. Et puis quelques fragments du journal de bord dont la plus grande partie fut définitivement perdue ou détruite par le climat glacial des contrées.

A partir de ces quelques fragments épars, d’articles de journaux, de certaines lettres ou souvenirs conservés par la fiancée d’Andrée, Hélène Gaudy réalise une remarquable travail de reconstitution et d’imagination. Un travail qui ne fait que reposer sur des hypothèses, plus ou moins fragiles. Mais là n’est pas la question tant la profondeur de l’analyse est grande, tant est puissant le questionnement sur ce qui a pu pousser ces hommes à se lancer habillés en dandies, traînant sur des kilomètres quantités d’effets personnels inutiles dont ils ne parvenaient pas à se résoudre à se débarrasser.

La force de ce vrai travail original littéraire tient dans la qualité d’une langue irréprochable au service d’une enquête historique, d’une réflexion sur la place des uns et des autres dans l’ordre social de l’époque et d’une mise en perspective d’autres gestes insensés survenant autour de cet évènement comme autant de volontés humaines à conquérir ce qui reste à conquérir, à relever des défis au nom d’un mélange d’idéologie, de patriotisme et de gloire personnelle.

Voici un livre extraordinaire, magnifiquement construit et écrit. Un travail d’orfèvrerie littéraire.

26.11.19

Le schmock – Franz Olivier Giesbert



Le schmock, c’est un mot d’argot yiddish pour décrire à la fois le pénis, celui dont on se moque et l’imbécile. Un qualificatif qui paraît parfaitement convenir pour désigner ce petit caporal à l’allure ridicule, médiocre peintre du dimanche, aux idées racistes aussi pestilentielles que son haleine et les pets que ses intestins perpétuellement dérangés ne cessent de lâcher.

Un homme qu’un officier, grand bourgeois munichois, aura eu l’occasion de commander et d’apprécier dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale. Une fois le conflit terminé, il en fera l’un de ses invités réguliers, aux côtés de sommités artistiques, de ses déjeuners auxquels participent aussi le couple formé par son ami d’enfance et collaborateur accompagné de son épouse. Le seul « petit » problème est qu’ils sont juifs. Un détail qu’Hitler oubliera d’autant moins que la femme du couple lui aura tenu tête.

C’est en suivant le destin de ces personnages mouvementé et souvent aussi tragique que la période à laquelle ils appartiennent que Franz Olivier Giesbert va tenter de nous donner à comprendre comment un « schmock » sur lequel on ne parierait au départ pas un kopeck va accéder au pouvoir et plonger le monde dans une folie totale annonciatrice des grands génocides qui caractérisent à distance le vingtième siècle.

On y voit à l’œuvre la compromission, des relations sans cesse basées sur un mélange d‘intérêt et de peur, la bêtise la plus totale au service d’hommes prêts à tout pour faire valoir leur projet ou leurs intérêts. Le tout sur un fonds perfide et nauséabond d’anti-sémitisme entretenu par le besoin de désigner une victime que l’humiliation d’une défaite et de ses conséquences en termes de dommages de guerre a rendu aussi vive que purulente.

C’est par les yeux du seul rescapé de cette tragédie humaine, devenu le plus vieil homme du monde retrouvant par hasard son amour de jeunesse que la barbarie fasciste lui avait enlevée que nous suivons tout ceci. Comme toujours avec FOG, le style est au service de l’histoire. On se passionne donc aisément pour ce très beau livre qui rend compte avec talent, élégance, force et un certain humour décalé aussi du moment le plus noir de notre civilisation occidentale.

Publié aux Editions Gallimard – 2019 – 395 pages

17.11.19

Cadavre exquis – Agustina Bazterrica


« Homo homine lupus » (l’homme est un loup pour l’homme). Agustina Bazterrica aurait pu choisir cette célèbre formule latine pour sous-titrer son roman en forme de coup de poing.
Dans un futur qui ne semble pas si éloigné que cela, la société humaine imaginée par la romancière argentine aura profondément changé. En raison d’une guerre bactériologique engendrée par la surpopulation et la dégradation de notre environnement, toute consommation de viande animale a été interdite. Les protéines végétales ne suffisant pas et malgré le contingentement de la population mondiale, il a été décidé d’élever des humains à la seule fin d’en faire de la viande de consommation. Pour cacher cette horreur cannibale, des termes neutres, aseptisés ont été définis. On ne parle que de « têtes » et de « bétail » dans les abattoirs chargés d’élever ces « produits » où les pieds deviennent les « extrémités basses », les mains « les extrémités hautes » etc…
Pour éviter toute rébellion et tout apitoiement du personnel chargé de la basse besogne, on aura refusé toute éducation à ces « produits » et on leur aura coupé les cordes vocales afin de ne pas risquer la moindre perturbation avec celles et ceux qui leur ressemblent pourtant de très près. Après une petite période d’adaptation, le système s’est mis à bien fonctionner et alimente tout un circuit parallèle pour la chasse ou bien la consommation personnelle de viande de premier choix, découpée par petits bouts encore vivante par ceux qui en ont les moyens.
Tejo, le bras droit du patron des abattoirs Krieger, réputés pour la qualité de leurs « produits », s’est jusque-là parfait accommodé de la situation. Mais depuis la mort de son bébé et la dépression de son épouse repartie vivre chez sa mère, il doute de plus en plus. Des doutes qui vont se transformer en un affreux dilemme lorsqu’il reçoit comme cadeau de la part d’un de ses fournisseurs ayant failli à ses engagements une superbe femelle de premier choix à élever chez lui pour sa consommation personnelle. Commence alors un processus où les interrogations et les perturbations affectives de Tejo vont transformer son regard sur la marchandise dont il fait commerce. De bétail, la jeune femme va prendre la place d’une belle amoureuse toute entière dévouée à celui qu’elle perçoit comme son protecteur. Jusqu’à une fin, inattendue, caractérisant bien l’esprit de ce roman original et dérangeant.
Cœurs sensibles s’abstenir : les scènes où rien ne vous est épargné des techniques d’abattage, de nettoyage, de découpe, de conservation ou de consommation de nos amis les humains sont nombreuses et particulièrement crues. Un parti-pris parfaitement justifié par cette violence omniprésente qui régit un monde où toutes nos perceptions ont été altérées par un séisme profond, définitif entretenu par une propagande gouvernementale et médiatique. Un roman aux sens multiples, à consommer sans modération !
Publié aux Editions Flammarion – 2019 – 295 pages


13.11.19

L’ami – Sigrid Nunez


Attention livre foutraque mais diablement intelligent ! Un roman d’ailleurs fort justement récompensé par le Prix Pulitzer 2018.
Que feriez-vous si, après le suicide votre meilleur ami, écrivain adulé et avec lequel vous avez entretenu une solide relation amicale fortement teintée de sentiments amoureux, il vous avait laissé en héritage un gros chien ? Qu’en outre, l’appartement new-yorkais où vous logez est trop petit pour y vivre avec un gentil mastodonte du genre grand Danois et que le règlement de l’immeuble y interdit toute présence canine ? Après un court moment d’hésitation, celle qui est aussi professeur d’écriture à l’université et femme de lettres elle-même, accepte de recueillir l’animal à titre… temporaire. Tiens donc !
À peine installé, celui que son précédent maître a appelé Apollon ne va pas manquer d’occuper une place de plus en plus envahissante. Une présence qui risque d’aliéner à l’occupante des lieux son propriétaire et lui coûter une expulsion. Peu importe quand on a l’amitié fidèle et tenace, au-delà de la mort !
Sur ce canevas, Sigrid Nunez élabore un roman jouissif où s’entremêlent des thèmes aussi variés que la relation entre humains et animaux de compagnie, la psychanalyse, le sens et le rôle de l’écriture, l’ambiguïté des relations homme-femme, les conventions et les usages. Un roman toujours parfaitement maîtrisé où brillent de gigantesques figures intellectuelles (Wittgenstein, Beckett, Kundera, Barthes etc…) sans cesse appelés à la rescousse pour tenter de maîtriser ou d’éclairer des situations de plus en plus rocambolesques.
Et pour conclure cette brillante réalisation enchanteresse, une fin en coup de théâtre qui nous interpelle une ultime fois sur la place de la fiction. Un formidable bouquin !
Publié aux Editions Stock – Les Cosmopolites – 2019 – 270 pages

10.11.19

Les hommes – Richard Morgiève



Plonger dans un roman de Morgiève est toujours un plaisir indicible. Cet auteur encore trop méconnu est un artisan à la plume d’or : sa langue est d’une couleur, d’une invention à nulle égale ! Certes, ce n’est pas la langue châtiée des beaux quartiers ou des lettrés qui est ici parlée mais celle, bien plus imagée et croustillante, des bas-fonds et des loubards, petits ou grands. Les comparaisons font mouche et les situations les plus dramatiques ou les plus inattendues ne cessent de déclencher des bouffées de plaisir à la découverte de la manière poétique dont elles sont rendues.
Les hommes dont il est question ici ont bien des choses en commun. Ils sont tous voyous, vivant en marge d’activités aussi improbables que répréhensibles : videurs d’appartement de personnes disparues, brocanteurs refourguant les marchandises volées, tireurs de voitures, ferrailleurs peu sourcilleux, garagistes spécialisés dans les activités illicites… Quand il faut s’expliquer c’est donc plus à coups de poing, de couteau ou d’armes à feu que l’on règle ses comptes. Tous ont en commun d’avoir un problème avec les femmes. Ils ne choisissent jamais les bonnes, sont incapables de les comprendre donc de les garder, les respectent à leur manière pourvu qu’elles satisfassent à leurs désirs impulsifs et violents.
Et puis parfois, comme Mietek ce jeune beau gars qui vient tout juste sortir de zon où il a purgé vingt-huit mois, ils ont aussi un cœur d’or. Alors, quand la chance tourne du bon côté et que des petites (ou plus) fortunes se gagnent au nez du fisc, voici un loubard sachant se faire respecter qui se prend pour un ange, sauvant la veuve et l’orphelin de la misère, du trottoir, de l’alcool ou de toute autre addiction destructrice. Et parfois, au bout de l’histoire commence une nouvelle vie, inattendue. Un truc qu’on aurait cru impossible et qui vous tombe sur la tête simplement parce que ceux qui vous ont vu ont compris que vous étiez le bon type capable d’assumer sans broncher et de se ranger.
Voilà un roman réjouissant et dur à la fois. Un roman sur ces délaissés qui survivent en vendant leurs corps, leurs bras et le peu de cervelle qu’ils ont. Un roman optimiste à sa façon parce qu’il dit que l’espoir existe et qu’il est possible de sortir des sentiers menant inéluctablement à sa perte. Un roman qui nous plonge aussi au cœur des années soixante-dix et quatre-vingt : une vie sans internet ni portables en tous genres, où conduire vite était la norme et fumer une habitude commune. Un monde libertaire, d’une certaine facilité à jamais disparu.
Publié aux Editions Joelle Losfeld – 2017 – 369 pages

5.11.19

Parce que les tatouages sont notre histoire – Héloïse Guay de Bellissen


En cherchant des portraits de l’auteur sur le net, on découvre que celle qu’elle appelle dans ce curieux et très intelligent recueil la fille-livre, est une adepte des tatouages dont elle est recouverte depuis l’âge de dix-huit ans. C’est d’ailleurs dans un salon de tatouage qu’elle rencontra celui qui allait devenir son mari, tatoueur professionnel qu’elle accompagne régulièrement.
Forte d’années d’observations et de rencontres surprenantes, Héloïse Guay de Bellissen entreprend ici de nous démontrer que se faire tatouer n’est jamais un geste innocent. Tatouer n’est rien d’autre qu’écrire une histoire sur sa peau comme un écrivain écrit une autre histoire avec des mots sur une feuille. Aussi convoque-t-elle une petite cohorte de personnages. Quelques-uns  sont historiques à l’image de la jeune femme dont le magnifique portrait orne la couverture du livre (une jeune fille qui fut enlevée par les Indiens à l’âge de sept ans, vendue et élevée par une nouvelle tribu, tatouée selon leurs traditions avant que d’être à nouveau libérée, contre son gré, par la cavalerie américaine des années plus tard). Beaucoup sont des hommes et des femmes qui ne se connaissent pas et qui ont tous franchi un jour les portes du salon de son mari pour une raison ou une autre.
Quelques-uns, rares, se firent tatouer à l’insu de leur plein gré comme dirait l’ami Virenque, après une séance de grosse cuite en compagnie de géants maoris, tatoueurs eux-mêmes venus parler de leur métier à un congrès international. La plupart choisirent de se faire tatouer, soit pour effacer un précédent tatouage, héritage lourd d’un passé qu’il faut oublier et refouler, comme ce taulard russe forcé de se faire graver une croix gammée pour survivre en taule. Comme encore cette jeune femme, brûlée vive sur une place de marché au Maroc, vivant depuis toujours sous des couches de vêtements dissimulant son martyr et qui trouvera une véritable renaissance une fois ses brûlures dissimulées par les tatouages qu’elle a choisis. Telle encore cette autre femme venant tout juste de perdre un enfant mort-né dont elle eut juste le temps de prendre les empreintes de pieds pour se les faire tatouer en forme d’ange sur le corps.
Ce recueil superbement écrit regorge d’histoires bouleversantes qui montrent, sans contestation possible, que les tatouages sont nos histoires personnelles ou collectives.
Publié aux Editions Robert Laffont – 2019 – 175 pages

31.10.19

Journal d’un nageur de l’ère post-Trump – Olivier Silberzahn



Olivier Silberzahn est Polytechnicien et travaille sur les architectures de systèmes informatiques complexes. Il est par ailleurs un sportif accompli comme en témoignent ce premier roman et le suivant « Augmentus » dont vous trouverez la chronique sur Cetalir.
Imaginant l’élection de Marine Le Pen aux élections présidentielles de 2017, il met cet événement fictif en regard d’autres bouleversements politiques traduisant tous un rejet des élites, un repli sur soi et une montée plus qu’inquiétante des nationalismes et des séparatismes (élections de Trump, de Viktor Orban, Brexit, séparatisme catalan etc…).
Pendant ses longues séances d’entraînement aquatique, le nageur-narrateur (qui présente par ailleurs de nombreux traits tenant de l’auto-portrait) pense aux évènements et bouleversements qui sont à l’œuvre en ce début du XXIème siècle. De manière brillante, très analytique, fortement étayée, Olivier Silberzahn démontre ce que les classes les mieux éduquées savent déjà : le repli sur soi ne peut se traduire que par l’échec, le malheur, la misère et l’auto-destruction.
A cela, quelques raisons essentielles qu’il développe. Tout d’abord, parce que l’homme est social et a besoin d’un réseau fort pour fonctionner et progresser. Sans l’ouverture au monde, point de progrès, point d’avancées scientifiques qui se nourrissent les unes des autres. Ensuite parce que c’est le commerce et tout particulièrement le commerce international qui est le nerf du développement. C’est lui qui explique la suprématie de l’Homo Sapiens sur le Neandertal. Ensuite encore parce que le combat, malheureusement perdu d’avance, contre le réchauffement climatique ne pourra se gagner que collectivement ce qui nécessite une collaboration active et urgente.
Tous les mouvements visant à sortir de l’Euro(pe), des traités ou organismes  internationaux quels qu’en soient les défauts et les limites intrinsèques ne peuvent conduire qu’à l’auto-destruction de l’humanité et à la survenue probable d’une intelligence supérieure une fois que l’IA aura atteint un stade critique. Une thèse qui sera largement développée par son auteur dans Augmentus, deux ans plus tard.
Voici un livre intelligent même si, malheureusement, il risque de ne toucher et convaincre que celles et ceux qui le sont d’avance.
Publié aux Editions Maurice Nadeau – 2017 – 157 pages

30.10.19

Le Maître des poupées – Joyce Carol Oates


En six nouvelles aussi glaçantes que terrifiantes, Joyce Carol Oates confirme une fois de plus qu’elle est le Maître des Nouvelles.
Voici six histoires pour dire que derrière l’apparence de l’ordinaire se cache en réalité l’extraordinaire, l’inattendu sanctionné par une conclusion macabre. On ne rit donc pas ou peu à la lecture de ces nouvelles merveilleusement conçues. On se glisse avec un délicieux effroi dans un récit haletant qui prend aux tripes soupçonnant plus ou moins une conclusion fatale qui ne prend cependant jamais l’aspect anticipé. C’est tout l’art de l’auteur que de nous conduire vers des issues surprenantes et de renouveler ainsi notre désir de poursuivre la découverte de cet imposant recueil.
Au fil des récits, nous ferons la connaissance d’un énigmatique jeune homme, collectionneur impulsif de poupées d’un genre inattendu qu’il entrepose dans le plus grand secret au plus profond de la remise délabrée de la gigantesque maison où il loge avec sa mère. Ou bien encore de deux libraires amateurs d’incunables et de récits morbides dont la rencontre va se solder par un terrible jeu entre chasseurs et proies. Ou de cette adolescente mal dans sa peau et naïve, de plus en plus phagocytée par la famille de sa meilleure amie dont les intentions réelles n’ont franchement rien de sympathique. Ou de cette autre adolescente à qui la professeur de sciences sociales a confié la garde de sa maison pendant l’hospitalisation de son mari. Une garde qui finira mal en deux temps et à grande distance.
A chaque fois, le climat est rapidement posé, les personnages cernés laissant alors toute la place à une dramaturgie qui se développe aussi lentement qu’inexorablement. Car il ne peut y avoir d’issue salvatrice à ces récits envoûtants. La seule qui soit est la mort qui rôde partout, sous toutes ses formes surtout si elles sont surprenantes.
Superbe !
Publié aux Editions Philippe Rey – 2019 – 331 pages

26.10.19

Rouge Impératrice – Léonora Miano



Au départ, Léonora Miano voulait écrire une histoire d’amour. Une histoire qui marche entre une femme intelligente et un homme beau, bien dans sa tête, réalisant ses projets, faisant ce qu’il indique qu’il va réaliser. Et puis, très vite, prise par la passion qu’elle dit éprouver pour l’étude des nouveaux nationalismes qui traversent certains pans de notre société occidentale, le livre prit un tournant à la fois politique, futuriste et épistémologique.
Nous voici transportés dans une Afrique du futur, quelque part au milieu du siècle prochain. Une Afrique qui est enfin sortie de sa situation à la traîne du monde. Une Afrique qui s’est débarrassée définitivement du colonialisme et qui est en passe, à force de guerres contre l’Occident puis contre elle-même, de réussir une unification massive. La majeure partie du continent est désormais placée sous une autorité commune contrôlée par une série d’instances, une sécurité politique et militaire de fer et un chef d’état qui dispose d’une autorité légitime et de pouvoirs importants. Un homme beau, intelligent, intègre, qui s’est retrouvé la place qu’il occupe sans l’avoir vraiment voulu, choisi pour sa vaillance et sa capacité à communiquer avec les esprits. Un homme vivant séparé de son épouse. Un homme qui s’échappe régulièrement de son palais pour observer le peuple sans être détectable, se forger sa propre opinion sur les tendances et les impressions éprouvées par celles et ceux qu’il gouverne. C’est lors de ces sorties qu’il va repérer une superbe femme à la peau cuivrée et qu’il pense avoir détecté en elle la compagne dont il a toujours rêvé.
Bientôt cette femme éprouvera le même amour et tous deux formeront un couple ne se cachant pas. La seule difficulté, de taille, est que la femme semble militer pour les « Sinistrés », un sujet qu’elle enseigne à l’université. Sont nommées ainsi les populations blanches restées sur le territoire de l’union africaine après les conflits. Des groupes qui sont restés ancrés dans les croyances du passé, tout juste tolérés mais dont certains, au plus haut niveau de l’Etat, voudraient se débarrasser de manière violente. Autour de ce thème se cristallise une histoire en forme de thriller mêlant lutte pour le pouvoir, définition d’un nouveau monde aux règles claires, intégration des minorités, manipulations et contre-manipulations, convocations et usages de pouvoirs occultes et surnaturels.
Si l’histoire est aussi habile qu’originale, restent deux obstacles potentiels à surmonter. Celui d’une langue foisonnante mêlant sans cesse des mots issus de diverses langues africaines dont un lexique est donné en annexe ; celui, encore et surtout, d’un récit très – trop – long au point de provoquer des décrochements fréquents d’attention. Si on admire le travail de conception, on reste déçu par la réalisation qui ne nous aura à aucun moment enthousiasmé.
Publié aux Editions Grasset – 2019 – 606 pages

23.10.19

Frères sorcières – Antoine Volodine


Entrer dans un nouveau livre d’Antoine Volodine, c’est accepter par avance de rendre les armes. Car le parti-pris affiché, assumé et revendiqué de l’auteur et de certains de ses pairs avec lesquels il a annoncé depuis longtemps avoir l’intention de créer un « projet  post-exotique en quarante-neuf volumes », est bien de casser les codes du roman qu’il soit classique, contemporain ou toute autre chose.
Ici, pour reprendre le vocabulaire « post-exotique » de la bande à Volodine, il s’agit de réaliser une « entrevoûte », c’est-à-dire une série de textes organisés par paires autour d’un axe central portant le tout. Un terme emprunté au vocabulaire de la maçonnerie.
Comment, dès lors, passer de l’intention à la pratique ? En concoctant un texte des plus étranges, souvent fascinant au demeurant. Un texte où une femme relate sous les questions et les interruptions brutales d’un enquêteur policier dont nous ne savons rien ses aventures pour le moins extraordinaires.
Membre d’une troupe de théâtre itinérante dans un pays qui ressemble fort à une URSS post-soviétique frappée d’un chaos absolu, elle fut avec ses compères prise en otage par une troupe de brigands, une de ces bandes armées sans foi ni loi qui écument le pays et sèment la mort, le pillage et la désolation. Après que la quasi-totalité de sa troupe ait été exécutée, la voici devenue l’esclave sexuelle d’un des chefs de la bande dont elle rejoint les rangs malgré elle. Elle ne devra sa survie qu’à des formules obscures, des rites chamaniques appris par cœur dès sa plus jeune enfance de la bouche de sa grand-mère et de sa mère. Des formules qui hantent le récit de bout en bout et occupent même à elles seules un bon tiers du livre en sa partie centrale comme la voûte précisément où vient s’adosser le reste d’un récit inquiétant.
Car derrière ces questions qui fusent se pose la question de savoir qui est coupable. Cette survivante d’une troupe sans histoire, ces peuplades qui résistent mal aux pressions guerrières, cet interrogateur ambassadeur anonyme d’un pouvoir dont nous ne savons rien ? Seule règne in fine l’inquiétude, celle de vivre dans un monde obscur et en proie à l’obscurantisme, un monde dont on ne peut fuir que par des stratégies magiques. C’est bien cela que semble vouloir nous dire Volodine qui, une fois encore, se réinvente dans ce nouvel opus dérangeant.
Publié aux Editions du Seuil – 2019 – 300 pages

21.10.19

Miss Jane – Brad Watson



Pas facile pour la petite Jane Chisolm de trouver sa place. Née, après deux autres enfants morts jeunes, d’un père fermier alcoolique et d’une mère dépressive, incapable de manifester la moindre tendresse et qui n’a jamais désiré cette enfant conçue sans son consentement, Jane est en outre affublée d’une malformation aussi invisible qu’handicapante. Toute sa vie, cette petite fille qu’on ne sait pas opérer en ce début de vingtième siècle, devra vivre avec des couches, redoutant en permanence l’accident. Jamais non plus elle ne pourra être véritablement une femme, incapable d’accueillir en elle un homme et encore moins d’enfanter.
Confiée aux soins de sa sœur aînée Grace, une jeune fille aussi effrontée que délurée, prête à tout pour s’enfuir au plus vite du domicile familial à l’air irrespirable, Jane fait l’objet d’une surveillance aussi attentive que bienveillante du médecin local qui a aidé à sa mise au monde. Sous le regard vigilant de cet homme bon malgré certains travers et sous celui d’un père qui admire la force tranquille de sa fille sans être véritablement capable d’exprimer ses émotions, elle grandit peu à peu, manifestant une vive intelligence et une capacité à apprendre très rapidement par la simple observation.
Quand viendra le temps de l’adolescence et des premiers émois, il lui faudra comprendre et admettre que vivre une vie normale avec un être aimé est un projet irréaliste dans une société où se marier signifie enfanter vite et bien.  Car, à travers la vie de Jane, c’est aussi celle de la société américaine rurale que nous donne à voir Brad Watson. Une vie faite de labeur permanent, une vie rude où mourir dans les champs d’un accident fatal est monnaie courante. Une existence qui sera bientôt menacée par la Grande Dépression qui frappe les Etats-Unis et ruine de nombreux fermiers et exploitants, les laissant sans rien, sans avenir ni moyens. Une vie où la science et la médecine progressent encore lentement, incapables de changer l’existence de celles et ceux qui, comme Jane, sont frappés d’une infirmité qui les marginaliseront à jamais.
Malgré cela, par sa force de caractère ainsi que par la bonté et la générosité inattendues des rares hommes qui auront compté pour elle, Miss Jane saura trouver sa place et assumer une vie digne et pleine dans une société qui voyait pourtant les femmes célibataires d’un œil peu favorable.
Avec ce deuxième roman qu’il mit seize ans à écrire, Brad Watson signe un ouvrage qui s’inscrit dans la droite ligne des récits de Faulkner ou de Steinbeck.
Publié aux Editions Grasset – 2018 – 375 pages

20.10.19

Médée Chérie – Yasmine Chami



Jusque-là, la vie de Médée se déroulait comme dans un rêve. Un mari aimant et aimé, neurochirurgien reconnu et apprécié de ses pairs, trois grands enfants bien installés dans le monde, une belle maison et, surtout, une carrière de sculptrice dont les œuvres sont exposées dans les plus grands musées et les plus prestigieuses galeries de la planète. Mais les rêves sont faits pour s’arrêter et la fin de celui de Médée sera brutale. Partie avec son mari pour l’accompagner à un congrès international, elle se voit lâchement abandonnée en pleine escale, sans crier gare, par celui dont elle partage la vie depuis trente ans. Une traîtrise d’autant plus douloureuse que seuls ses enfants avaient été informés des intentions de leur père. Ce sont d’ailleurs deux d’entre eux qui vont s’occuper d’elle totalement désemparée en transit à l’aéroport de Paris Charles de Gaulle.
Commence alors un travail de deuil, d’acceptation et de reconstruction. Pour cette femme dont l’univers vient de s’écrouler, il passera par l’enfermement volontaire dans l’une de ces chambres hideuses et anonymes d’un des hôtels de l’aéroport. Un lieu clos comme un confessionnal intérieur dans lequel Médée peut se repasser les séquences de sa vie, tenter de décoder et de comprendre, dans l’impérieuse nécessité de trouver une explication au désastre qui la secoue.
Le secours viendra d’une modeste technicienne de surface qui prendra soin d’elle et lui trouvera un lieu désaffecté sur l’aéroport où elle pourra reprendre ses activités artistiques avec celui qui aura été son mentor et son dieu vivant venu la rejoindre pour repartir de l’avant.
Outre le fait qu’on a plus que peine à croire qu’une sorte de squatteuse de luxe puisse se balader tranquillement sur une zone aussi sécurisée et surveillée qu’un aéroport international (sic !), on sera surtout gêné tout au long du récit par l’écriture de Yasmine Chami. Voulant déployer un style élaboré, elle travaille tellement ses phrases qu’elles finissent par devenir indigestes, s’étirant en longueur, s’essayant à des images souvent maladroites quand elles ne sont pas mal avisées. Tout cela manque cruellement de naturel et de fluidité et nous aura laissé totalement en-dehors d’une histoire à laquelle nous n’avons jamais adhéré.
Publié aux Editions Actes Sud – 2019 – 132 pages

16.10.19

Prête à tout – Joyce Maynard



Comme l’explique l’auteur dans une très intéressante postface, c’est une histoire vraie survenue dans le Massachusetts  au temps où elle y résidait qui a au départ inspiré Joyce Maynard. Celle d’un homme, sans histoire, retrouvé mort chez lui avec toutes les apparences d’un cambriolage ayant mal tourné. Jusqu’à ce que, divers indices et rumeurs à l’appui, on finisse par soupçonner et confondre l’épouse qui avait joué la parfaite femme éplorée et son jeune amant mineur. Loin de vouloir se lancer dans une version romancée de cette histoire qui avait fait la une de l’actualité locale et nationale pendant de longues semaines et valu aux inculpés de figurer dans le premier procès criminel jamais filmé par la télévision, Joyce Maynard explique avoir voulu s’intéresser aux et explorer les mécanismes qui ont pu conduire les différents protagonistes à agir comme ils l’ont fait.
A cela, trois raisons expliquant pratiquement tous les crimes : l’ambition, l’argent et le sexe.
Pour Suzanne, l’épouse, ce sera l’ambition démesurée. Celle de vouloir à tout prix devenir une présentatrice vedette de la télévision. Une ambition qui depuis sa plus tendre enfance l’a amenée à tout écraser sur son passage : son père qu’elle manipule comme un pantin, sa sœur aînée qu’elle a marginalisée, ses camarades de classe dont elle a fait ses esclaves et les hommes, en général, dont elle obtient tout ce qu’elle veut usant de son charme ou de son corps pour parvenir sans vergogne à ses fins.
Pour son jeune amant, c’est le sexe qui sera le moteur. Celui offert par une femme plus âgé que lui, expérimentée et délicieusement perverse, prête à le déniaiser et à lui faire découvrir l’infinie possibilité qu’offrent les jeux érotiques et dangereux. C’est la promesse d’un futur jusque-là inimaginable qui poussera un adolescent aussi bête que naïf à se laisser piéger par une tigresse qui n’hésitera pas à en faire le coupable idéal le moment venu.
Pour le comparse de ce dernier, c’est l’argent, toujours manquant, qui sera le facteur motivant. Celui promis pour liquider le mari gênant à une petite frappe dégénérée et issue d’un milieu familial totalement dysfonctionnel.
Comme nous connaissons dès le début le dénouement, ce n’est pas à celui-ci que nous nous intéresserons vraiment mais à la façon dont les pièces d’un gigantesque puzzle vont finir par s’agencer. Chaque protagoniste de l’affaire, de près ou de loin, s’exprime à tour de rôle donnant sa version des faits, son sentiment sur ce qu’il vit ou perçoit. D’où un récit très fluide, très vivant qui met en évidence les terribles contradictions et les recoupements des témoins ou protagonistes interrogés par la police. Peu à peu se dessine le tableau d’une femme prête à tout pour servir son ambition et ses dessins personnels. Une femme odieuse, manipulatrice et perverse à un point à peine imaginable.
Un scénario parfait dont s’est emparé Gus van Sant pour en faire un film en 1995.
Publié aux Editions Philippe Rey – 1995 – 335 pages
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9.10.19

Le piège américain – L’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique témoigne – Frédéric Pierucci avec Matthieu Aron



Jusque-là, Frédéric Pierucci menait une vie symbolisant la réussite professionnelle. Ingénieur de formation, il avait au cours de plus de vingt ans de bons et loyaux services gravi de nombreux échelons chez Alstom dont il dirigeait désormais les activités mondiales pour les chaudières. Un poste qui l’avait amené à s’installer avec son épouse et leurs quatre enfants à Singapour. Une fonction qui nécessitait également, comme pour la plupart des cadres supérieurs et dirigeants, d’effectuer de nombreux déplacements autour du monde. Prendre l’avion était un acte banal comme pour ce voyage qui l’amenait pour 48 heures aux Etats-Unis.
C’était sans compter qu’à l’arrivée à JFK, un message l’invitait à se manifester et constater qu’un comité d’accueil l’attendait sur la passerelle. Aussitôt saisi par des agents du FBI, il est menotté, embarqué dans une voiture et conduit manu militari vers un des centres du FBI en plein Manhattan. Sur place, un procureur lui indique de façon peu amène qu’il est accusé de corruption dans une affaire remontant à plusieurs années et l’invite à plaider coupable et passer un deal. En clair, devenir un indic au sein d’Alstom pour aider les autorités américaines à coincer son employeur en échange d’une immunité ou d’une peine symbolique. Pierucci, se souvenant des consignes reçues lors d’une formation et se considérant innocent, refuse. Commence alors un enfer qui va durer cinq ans et le conduire pour deux ans en quartier de haute sécurité aux côtés des pires criminels emprisonnés sur le sol américain.
Ce que Frédéric Pierucci va progressivement réaliser, c’est qu’il est en réalité l’otage principal d’une partie de bras de fer entre le Department Of Justice américain et Patrick Kron, le PDG d’Alstom. Fort des renseignements accumulés par la NSA et le FBI, les Etats-Unis disposent en effet de toutes les preuves qu’Alstom, sur instruction de son PDG, a mis en place un réseau d’agents et d’intermédiaires destinés à fluidifier les contacts pour emporter des contrats et payer, lorsque nécessaire (et c’est très souvent le cas dans ce business comme pour beaucoup d’autres !), des pots de vin. La faute de Pierucci est d’avoir été l’un des treize signataires obligatoires selon les procédures internes de son employeur dans une petite affaire en Indonésie. Il n’en a été ni le décideur, ni l’organisateur, ni le bénéficiaire.
Or au titre du FCPA et l’extra-territorialité mise en place par les Etats-Unis, ces derniers se sont arrogés le droit d’attaquer toute entreprise où qu’elle soit dans le monde dès lors qu’elle utilise des moyens techniques ou monétaires américains dès lors que des faits de corruption sont soupçonnés. Une énorme entreprise de racket institutionnel frappant essentiellement des entreprises européennes et asiatiques, rarement américaines ! Un moyen, comme le découvrira progressivement Pierucci, aussi pour les Américains de faire main basse sur des joyaux technologiques et industriels sans coup férir !
Car ici, le but ultime des Américains dans une guerre économique de l’ombre qui ne dit pas son nom, est de permettre à General Electric de s’arroger toute l’activité électricité d’Alstom en faisant cracher Alstom au bassinet d’une énorme amende au passage. Face au refus de Patrick Kron de négocier comme le DOJ l’y a invité, c’est la menace physique sur des cadres dont Pierucci est la principale victime, qui va finir par faire plier Kron qui comprend qu’en ne cédant pas, il risque à son tour une arrestation et une détention sur le territoire américain à tout moment.
Malgré le caractère critique et stratégique des activités d’Alstom (chaudières des centrales nucléaires, chaudières des porte-avions nucléaires, renseignement satellitaire) et malgré les actions d’Arnaud Montebourg, alors Ministre de l’Economie, qui réalise assez vite ce qui est en train de se tramer, les Américains parviendront à leurs fins.
Au passage, Pierucci aura servi de bouc émissaire et de lampiste, aura vu sa vie brisée mais sera également devenu un spécialiste du FCPA au point d’avoir, depuis sa libération, monté une structure de conseil qui cherche à alerter les Comités Exécutifs des plus grands groupes français sur les risques encourus et les moyens de s’en prémunir.
Ecrit comme un polar, ce livre est passionnant et démontre, à ceux qui en douteraient encore, que nos meilleurs ennemis ne sont pas nécessairement ceux que l’on croit. Comme l’avait compris Mitterrand en son temps, nous sommes en guerre économique avec les Etats-Unis et l’Europe semble encore bien timide pour réagir et se doter de moyens de rétorsion et de protection. A terme, c’est une vassalisation complète de nos économies qui nous pend au nez si nous n’y prenons garde.
Publié aux Editions JC Lattès – 2019 – 396 pages

27.9.19

Au piano – Jean Echenoz



Jean Echenoz aime à surprendre ses lecteurs et à les embarquer dans des histoires qui sortent rapidement des contraintes de la normalité. Ses romans sont des invitations à imaginer autrement les mondes qui nous entourent ou ceux auxquels nous aspirons. A ce titre, il y a peu de chance d’être déçu avec cet étonnant « Au piano ».
Quoi de plus naturel que de retrouver un pianiste au piano, me direz-vous ? Certes, mais mettons-y, tant qu’à faire, un véritable artiste, un virtuose célébré de partout, acclamé pour son jeu et ses prestations. Un homme pourtant jamais totalement satisfait de ses interprétations, terrorisé pendant les heures précédant ses concerts et soignant son stress et ses angoisses en consommant force alcool tandis que son agent et son homme à tout faire s’efforcent de contenir ses élans éthyliques. En dehors de la musique et de l’alcool, la vie de Max, notre pianiste, est vide : pas de femme, pas d’amis, pas d’intérêt pour quoi que ce soit sauf ce regret, vivace, cette plaie jamais guérie pour n’avoir pas su avouer son amour, encore adolescent, à Rose et être à jamais passé à côté de la femme de sa vie.
Mais, et nous le saurons très tôt, la vie bancale de Max n’en a plus pour longtemps puisqu’il doit mourir dans exactement de vingt-et-un jours. Après le décès du pianiste (dans une séquence saisissante) , le roman d’Echenoz prend une toute autre tournure. Celle d’un monde nouveau, obéissant à d’obscures règles non totalement explicites, où aboutissent les trépassés. Plutôt qu’une image religieuse du Paradis et de l’Enfer, Jean Echenoz imagine un monde froid, une sorte de section urbaine gigantesque où aboutissent les défunts. Ils y subissent là des réparations, font l’objet d’une prise en charge globale et administrative destinée à statuer, sous une semaine, quant à leur orientation. Deux choix possibles seulement : une vie en pleine nature dans des conditions relativement spartiates ou celle d’une nouvelle existence en milieu urbain. Dans tous les cas, tout contact avec des personnes connues de son vivant y est interdit et il appartient à chacun de subvenir à ses propres besoins. Voici donc le Paradis et l’Enfer selon Echenoz comme des reproductions de visions un brin loufoques de nos pauvres existences terrestres.
Mais, Echenoz oblige, rien ne se passera comme le modèle l’avait prévu et Max, devenu Paul une fois remis dans le circuit, nous réservera de délicieuses surprises déclenchant l’hilarité et la bonne humeur d’un lecteur ravi par les élucubrations saisissantes d’un écrivain jamais en mal d’imagination et de talent. Un délice !
Publié aux Editions de Minuit – 2003 – 223 pages

18.9.19

Mes nuits apaches – Olivier Martinelli


Chacun des livres d’Olivier Martinelli est installé à mi-chemin entre la fiction et l’autobiographie, la vie et les expériences heureuses ou malheureuses de l’auteur nourrissant avec constance son imaginaire. « Mes nuits apaches » y échappent d’autant moins que l’écrivain nous rappelle qu’il voit très bien à qui il fait allusion dans cette histoire d’un jeune homme qui sera sauvé de lui-même et de ses démons grâce au rock’n roll.
L’autre signe distinctif d’Olivier Martinelli est de savoir écrire de manière simple et directe. Une simplicité travaillée pour éliminer tout superflu empêchant de toucher l’âme de ses lecteurs qui auront tôt fait de s’identifier aux personnages mis en scène. Et puis ici, chacun des courts chapitres de ce joli roman est illustré par un dessin façon BD, sur une pleine page, en noir et blanc, campant une scène essentielle du récit qui se déroule sous nos yeux. Un procédé qui ne fait que renforcer la projection du lecteur et à accumuler un capital de sympathie pour le brave garçon malmené par la vie.
Ayant perdu son père à l’âge de dix ans puis son frère aîné parti à l’autre bout du monde, Jonas doit tout à la fois assumer un prénom jugé ridicule et trouver sa voie dans un monde dont le repère maternel aura à son tour tôt fait de fléchir. Alors, les premiers émois comme les grandes révélations surviendront grâce à la musique que l’adolescent découvrira au départ grâce à la collection de disques laissée à son intention par son aîné puis par la pratique d’un instrument et la fréquentation assidue de groupes et de concerts où il ne cessera de parfaire son éducation musicale et son oreille. Ceux des générations cinquante et soixante y retrouveront les groupes qui auront marqué leur adolescence puisque nous suivons d’un bout à l’autre du récit des formations mythiques comme les Cramps, les Smiths ou les Talking Heads sans oublier d’inoubliables et souvent cocasses rencontres avec Barbara ou Pierre Vassiliu. Du coup, le roman file comme le temps d’une époque révolue : à toute allure, dans les excès en tous genres et les expériences variées avec un seul objectif en tête, finir par se connaître soi-même, à s’accepter et à trouver sa place dans un monde aux repères flous.
Olivier Martinelli signe un livre attachant et sacrément réussi. Une jolie découverte.
Publié aux Editions Robert Laffont – 2019 – 199 pages

10.9.19

Le chant des revenants – Jessie Ward



Pas facile pour Jojo, treize ans, de se faire une place dans le monde. Surtout si l’on est un jeune noir, pauvre, au fin fond de l’Amérique rurale du Sud où le racisme continue de s’exprimer sous des formes plus ou moins violentes.

Délaissé par sa mère qui noie son chagrin et ses échecs à coups de drogues en tous genres, loin d’un père blanc emprisonné dans un des pires camps de l’Etat et rejeté lui-même par ses parents pour avoir fait des gosses à une Noire, Jojo est élevé par ses grands-parents maternels. Un grand-père qu’il adore mais qui a vécu un traumatisme quand il fut lui-même emprisonné à tort dans le même camp où se trouve désormais le père de Jojo. Un vieillard dur à la tâche et taiseux. Un homme bouleversé par la mort qui rôde autour de son épouse, dévastée par un cancer qui se propage inexorablement dans un corps usé jusqu’à la corde. Du coup, Jojo est devenu aussi le père de substitution de sa petite sœur Kayla dont il s’occupe avec un soin attentif, lui témoignant l’amour qu’il aimerait recevoir de ses propres parents plutôt prompts à retourner des torgnoles qu’à manifester leur intérêt pour des gamins dont ils n’ont que faire.

Mais, et c’est ce qui est au cœur du livre, ce sont surtout les morts qui hantent ces pages et ces vies. Mort du frère de la mère de Jojo, assassiné par ses camarades blancs de chasse alors qu’il n’était encore qu’un gamin. Mort du compagnon de chambrée du grand-père dans des circonstances atroces que nous découvrirons en fin de roman. Morts qui interpellent sans cesse les pensées des vivants au point d’entraver leur avancée, de les enchaîner à un passé dont ils ne parviennent pas à se défaire.
Pour s’en débarrasser, il faudra trouver les intermédiaires qui ont le don de les voir, de leur parler, de les maîtriser et de les faire disparaître à jamais. Pour y parvenir, il faudra passer des épreuves personnelles, gagner en autorité et confiance en soi, apprendre à devenir adulte enfin pour la jeune génération qui va devoir accomplir un rituel rendu de manière aussi terrifiante que réaliste dans une fin de roman hallucinée.

Cependant, malgré les critiques élogieuses et un nouveau National Book Award pour Jesmyn Ward reçu en 2017, je dois avouer m’être profondément ennuyé à la lecture de ce roman. A cela, la difficulté tout d’abord à saisir clairement qui sont les personnages, entre les vivants et les morts, les noirs et les blancs. Il faut arriver à un bon tiers du récit pour que ceci commence à s’éclaircir, un peu ! Ensuite, l’écriture y est souvent pesante rendant la progression lente au point de sembler fréquemment tourner en rond. Au risque de paraître iconoclaste, j’exprimerai donc de profondes réserves sur ce livre qui m’a laissé totalement sur le côté mis à part les vingt dernières pages fort réussies quant à elles.

Publié aux Editions Belfond – 2019 – 270 pages