24.10.20

Haut Vol – Olivier Bleys


Comme il nous l’avait déjà montré avec « Le Colonel désaccordé », Olivier Bleys aime bien s’inspirer de l’Histoire pour inventer ses propres histoires. Quittant les moiteurs brésiliennes et les instruments de musique supportant mal ce climat, le romancier s’intéresse ici à la France du début du XIXème siècle. Une France encore profondément rurale où les distractions sont rares.

 

Aussi, lorsqu’un cirque vient à s’installer quelque part, c’est toujours une attraction immanquable attirant une foule nombreuse surtout si des numéros inhabituels y sont proposés. Samson Vaillant est l’un de ces saltimbanques toujours sur les routes. Il a fait sa réputation et son succès de ses numéros d’acrobatie, suspendu à bonne hauteur sous les chapiteaux. Arrivé à la cinquantaine, désormais un peu rouillé, le succès se fait désormais aussi rare que la nourriture dans la marmite de sa petite famille.

 

Lorsqu’un imprésario lui propose de devenir l’acrobate faisant son numéro de voltige suspendu à un ballon gonflé d’air chaud, il se laissera convaincre malgré les fortes réticences de son épouse. Il faut dire que la faim tenace, la réputation de l’organisateur qui a fait la fortune de certains artistes comme leur malheur pour d’autres et la tentation d’inscrire son nom au palmarès d’exploits inédits finissent par convaincre notre homme. Commence alors une aventure où Samson va devoir dérouler son savoir-faire accroché par des moyens précaires à des ballons qu’on ne sait ni guider, ni diriger encore.

 

De tels numéros ont effectivement existé à cette époque en France. Ils correspondaient à l’esprit d’aventure de l’époque, au besoin de donner toujours plus de frissons à un public qui en redemandait et était prêt à payer cher pour cela. Mais, faute de technologie appropriée, ces numéros cessèrent assez vite, la plupart des acrobates terminant empalés sur les clochers des villages ou noyés au-dessus de la mer où les vents dominants les emportaient sans espoir de retour.

 

Samson Vaillant, personnage imaginaire mais inspiré d’acrobates bien réels, connaîtra un autre sort. On prend un réel plaisir à lire ce roman très informé, bien construit, réaliste et instructif. Sans être un chef-d’œuvre, voici une réalisation à découvrir.

 

Publié aux Éditions Gallimard – 2014 – 213 pages

17.10.20

Saturne – Sarah Chiche


Voici un roman, autobiographique, qui aurait pu s’intituler « Famille, je vous hais ». Un roman où celle qui est à la fois femme de lettres, psychanalyste et psychoclinicienne tente de continuer de démêler les fils et les liens qui l’ont longtemps entravée.

 

Très jeune, Sarah perd son père. Un homme qui aurait rêvé d’être psychiatre mais que l’autorité paternelle força à devenir administrateur des cliniques que la famille émigrée d’Algérie fit fleurir, pour sa plus grande fortune, partout en France. Une petite fille à qui l’on cacha la mort d’un père. Une enfant confiée aux soins d’une mère aussi sublimement belle qu’instable, elle-même victime d’une enfance malheureuse et de parents qui, chacun à leur manière, l’abandonnèrent à son propre sort.

 

De cette enfance puis adolescence où le luxe et le confort n’étaient là que pour dissimuler les secrets, la tyrannie patriarcale, l’obligation de faire une carrière médicale pour porter le flambeau de la réussite familiale, Sarah cherchera à s’enfuir. Une fuite vers une vie de jeune adulte mouvementée, malheureuse, oscillant sans cesse entre le spectre de la dépression, atavisme paternel, du suicide social ou physique, de l’incessante oscillation entre l’amour et la haine des membres de la cellule familiale qui ont, à leur manière, qu’elle découvre peu à peu, contribué à l’abîmer, profondément.

 

Il faudra passer par bien des épreuves, frôler le vide avant de pouvoir trouver enfin sa voie et entamer la formation qui la conduira à devenir elle-même cette guérisseuse des âmes et des esprits que la vie aura blessés ou endommagés.

 

Sarah Chiche se met à nu et produit un livre de psychanalyste. Une tentative de reconstruction pour mieux déconstruire, de se débarrasser enfin de tout ce qui empêche d’avancer, de penser, d’aimer et de s’aimer soi-même. Un livre troublant et émouvant.

 

Publié aux Éditions Seuil – 2020 – 205 pages

11.10.20

Des jours sauvages – Xabi Molia

 


Il est probable que la crise sanitaire que nous traversons inspirera quantité de romans ou de films dans les trimestres et années à venir. Xabi Molia, romancier et réalisateur d’origine basque, dégaine parmi les premiers pour rejoindre – du moins tenter de rejoindre – certains de ses glorieux aînés tels McCarthy (La route) ou le plus récent « Dans la forêt » de Jean Hegland.

 

Nous voici donc transportés en des temps où une grippe mortelle s’est emparée de notre planète. Un virus foudroyant qui se propage à la vitesse de la lumière en semant panique, désastre et cadavres partout sur son passage. Dès lors, ceux qui n’ont pas encore été frappés tentent de fuir le fléau par tous les moyens. Une centaine de nos concitoyens sont ainsi parvenus, par la force, à embarquer sur un ferry en partance de Roscoff pour voguer vers l’inconnu. Ils finiront par échouer, sans contact avec quiconque, sans plus de carburant sur une île déserte sans avoir la moindre idée de leur localisation.

 

S’installer et survivre sur cette nouvelle terre d’accueil devient alors naturellement la préoccupation de ces survivants. Une préoccupation qui s’accompagne, immédiatement, des éternelles problématiques de toute communauté humaine : quel chef, selon quels critères, pour quels objectifs et quelles règles. Une question qui va devenir centrale dans tout le récit où la lutte pour le pouvoir, le conquérir, le conserver, l’assurer prend une forme obsessionnelle. Surtout si, comme ici, les dissensions surviennent du fait de personnalités excessives, déterminées à faire du pouvoir dont ils se sont emparé ou ambitionnent de s’emparer un moyen d’assurer une tyrannie et un contrôle exclusif des droits, avantages et devoirs.

 

Surviendront alors des schismes, un éclatement de cette communauté qui ne saura pas se serrer les coudes pour survivre ensemble, obnubilée qu’elle est par des croyances partisanes qui poussent ses membres à se déchirer avant de finir par s’entretuer. Car « Des jours sauvages » est avant tout et surtout une tentative d’analyse romancée de ce qu’est la profonde nature humaine : une nature belliqueuse, qui a besoin de dogmes et de chefs forts pour s’organiser, se structurer, avancer. Une nature qui favorise les jalousies, les trahisons, la perfidie en ce qu’elle institue la violence comme moyen ultime de faire valoir ses vues ou ses droits. Un état d’esprit atavique qui transformera toujours tout en un enjeu de conquête et de pouvoir, quels qu’ils soient.

 

Alors, certes Xabi Molia n’est ni Mc Carthy ni même Jean Hegland ou David Vann. Son style manque un peu de couleurs, son récit est parfois trop linéaire, la fin du roman un ton en-dessous. Mais les personnages y sont bien campés, les analyses psychologiques puissantes et pertinentes, la fiction parfaitement réaliste. Au final, c’est une forme d’un des mondes d’après, dont nous ne voulons absolument pas, qu’il nous propose avec une certaine force qui vaut qu’on s’y intéresse.

 

Le livre fait partie de la sélection du Prix « À livre ou verre » organisé par la librairie « Le point de Côté » à Suresnes.

 

Publié aux Éditions Seuil – 2020 – 255 pages

7.10.20

Le fossé – Herman Koch

 

L’auteur et acteur néerlandais Herman Koch s’est fait connaître dans le monde des lettres par son roman « Le dîner », un succès international traduit en une vingtaine de langues. « Le fossé » est sa troisième fiction, réalisée dans la même veine humoristique et dramatique, pleine de gentille auto-dérision sur les Hollandais, que son premier roman.

 

Tout semble jusqu’ici bien se passer au sein du couple un peu dépareillé que forment le maire d’Amsterdam et son épouse. Lui est un homme politique assez peu crédible (ce qui est de mon point de vue la principale faiblesse du récit). Orateur hors pair, il fuit les mondanités, ne craint pas certaines mesures impopulaires et son agenda semble réserver bizarrement de larges plages disponibles pour des occupations personnelles. C’est un géant blond typique du pays dont il est l’un des principaux représentants politiques. Son épouse est étrangère. Nous ne saurons jamais d’où, car le narrateur – son mari – veut la protéger (de quoi s’il est vraiment l’homme politique que l’on veut nous faire croire qu’il est, autre faiblesse incompréhensible du livre !). Toujours est-il qu’elle semble vivre une vie dédiée à sa famille et discrète.

 

Un couple a priori uni jusqu’au jour où le Maire, à l’occasion d’une réception à laquelle il ne peut encore échapper, remarque un échange inhabituel lors duquel un de ses adjoints, peu réputé pour son humour, semble faire rire aux éclats sa femme. Dès lors, un soupçon vient s’ancrer dans l’esprit du Maire, celui d’une liaison entre son terne et insipide adjoint et sa femme éclatante.

 

La jalousie mêlée au soupçon sont à même de former un poison ravageant les certitudes, bouleversant les habitudes, formant des hypothèses parmi les plus audacieuses pour les combattre aussitôt après. Cette combinaison va peu à peu créer un fossé de plus en plus profond entre l’homme politique et ses devoirs, entre le mari et son épouse, entre son père et lui. Un fossé qui revisite le passé, l’interroge sans relâche pour y chercher confirmation ou infirmation de ses pires craintes. Un fossé aussi où, en certaines contrées, gisent les victimes de règlements de comptes expéditifs comme nous le révèlera une longue chute inattendue et ambigüe.

 

Tout cela est assez enlevé, souvent drôle, se lit aisément, formule une aimable critique du monde politique mais ne forme assurément pas un livre inoubliable. Sympathique tout au plus…

 

Publié aux Editions Belfond – 2019 – 302 pages

5.10.20

L’intelligence n’est pas un algorithme – Olivier Houdé

 

Professeur à l’Université, Directeur honoraire à la Sorbonne du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant du CNRS, membre de l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France, psychologue, Olivier Houdé est l’auteur de nombreuses études et ouvrages qui comptent sur les questions de l’intelligence et des apprentissages.

 

Son dernier ouvrage apporte tout d’abord une définition simple de l’intelligence. Pour lui, l’intelligence est avant tout la capacité à inhiber. Inhiber les circuits courts de réponse (l’heuristique) qui donnent souvent des réponses justes mais pas toujours pour activer les algorithmes logiques qui donnent eux toujours des réponses justes au prix d’un effort de contrôle et de réflexion plus important.

 

En réponse aux et complément des travaux de Daniel Kahneman autour des Système 1 (S1) (heuristique) et Système 2 (S2) (algorithmes logiques) dont nous avons eu l’occasion de rendre compte sur Cetalir, il propose un Système 3 (S3) fondé sur des mécanismes d’inhibition permettant de court-circuiter le S1 pour activer le S2 chaque fois que nécessaire.

 

Pour cela, Olivier Houdé a mené depuis des années un très grand nombre de travaux à commencer par la réfutation des thèses de Piaget qui postulent que le développement de l’intelligence se fait par paliers successifs jusqu’à l’acquisition d’une capacité toujours logique à raisonner. En dépit des nombreux contre-exemples et des contorsions que Piaget dut réaliser pour maintenir son modèle en place, celui-ci continue de prévaloir auprès de nombreux psychologues.

 

Grâce à l’IRM fonctionnelle et à la mise au point de nombreux tests dont certains repris directement de Piaget, Olivier Houdé et ses équipes ont pu démontrer sans le moindre doute possible que le basculement du S1 en S2 se fait par activation du cortex préfontal où siègent les neurones gérant les mécanismes d’inhibition. Un système qu’il nomme donc S3, véritable régulateur de l’intelligence. Cette découverte désormais de plus en plus partagée dans le milieu de la recherche appelle à revisiter très sérieusement nos pratiques d’enseignement quasiment toutes fondées sur le rabâchage d’algorithmes de type S2 et non pas sur l’apprentissage à activer son S3 au fur et à mesure du développement du cortex préfontal qui court de l’enfance à la fin de l’adolescence. Une découverte qui invite également à repenser fondamentalement les approches poursuivies pour le moment en matière d’Intelligence Artificielle dont de nombreux exemples montrent la forte propension à produire des biais d’analyse statistique faute de prise en compte, entre autres, de S3.

 

Malgré ses nombreuses redites et de fréquentes longueurs, cet ouvrage intéressera toute personne se préoccupant de psychologie ou d’éducation.

 

Publié aux Editions Odile Jacob – 2019 – 237 pages

3.10.20

La chute des princes – Robert Goolrick

 

C’est en s’inspirant de sa propre expérience et en voulant expier une partie de sa vie à jamais révolue que Robert Gollrick a écrit « La chute des princes ». L’auteur amassa des sommes insensées en faisant de la pub avant que de tout perdre à force d’abus, de déconnexions de la réalité et d’un détachement de soi qui ne peuvent mener qu’à sa propre perte. Son personnage, Rooney, sera quant à lui un Prince de Wall Street. Un de ces jeunes gars, repérés sur les bancs de l’Université, ayant passé les épreuves un brin initiatiques de sélection avant de rejoindre l’une des plus prestigieuses maisons de la Haute Finance. Vous savez, une de celles, anonymes, qui n’ont aucun scrupule à jouer les intérêts de certains contre ceux d’autres pourvu que cela serve leurs intérêts à elles, à leurs clients et à leurs golden boys chargés d’élaborer scenarii et modèles mathématiques permettant de s’enrichir honteusement tout en se lavant des mains des conséquences nuisibles pour les victimes.

 

Rooney est un de ceux-là, un de ces magiciens de la salle de marché debout à l’aube couché tard dans la nuit. Un gars qui ne vit que pour l’argent, gagnant des sommes folles pour les claquer aussitôt avec sa petite bande de collègues aussi requins que lui dans une débauche continue d’alcool, de sexe et de drogues. Une addiction au billet vert et aux coups fumants qui en entraîne d’autres tout aussi dangereuses et perverses en ce qu’elles vous coupent insensiblement de la réalité. Alors, tant que tout va bien, tant qu’un brin de raison et d’auto-contrôle subsistent, on vit comme des princes. Accès illimité aux restaurants et aux salles de sport réservés à la jet-set, notes de restaurants et de boissons pharaoniques, consommation de filles superbes dont on a tout oublié dès le lendemain tant elles se ressemblent, tant on a perdu la notion du moindre sentiment humain.

 

Impossible, pour la plupart de ne pas perdre leurs âmes ou leur raison si on ne sait pas sortir du jeu avant qu’il ne soit trop tard. Certains quittent la table riches et passent la main. D’autres se brûlent les ailes, sautant dans le vide depuis leur bureau de la tour dorée ou bien perdant simplement la raison, pétant les plombs de façon de plus en plus spectaculaire jusqu’à se faire éjecter du jeu à plusieurs millions de dollars par an. Rooney est de ces derniers, un prince déchu ayant tout perdu, vivant seul dans son petit appartement minable après avoir connu le luxe absolu. Un type détruit par ce qui accompagne le succès et l’argent si l’on n’y prend pas gare et qui finira par trouver une sorte de repos en travaillant comme libraire pour la chaîne Barns & Nobles.

 

Au cours de constants aller-retours entre ces deux mondes que tout sépare, Richard Goolrick nous donne à voir la férocité d’un univers où la richesse et le pouvoir rendent fous. Un enclos d’auto-destruction et qui ne pourra que s’effondrer sur lui-même. Un monde où seul l’amour, dont l’auteur donne quelques témoignages aussi poignants que superbes par leur discrétion, peut encore sauver de l’abîme. Magnifique roman !

 

Publié aux Éditions Anne Carrière – 2014 – 231 pages