30.4.20

La reine de la Baltique – Viveca Sten

En été, l’île de Sandhamm dans la banlieue chic de Stockholm, se transforme en un lieu assidûment fréquenté par les touristes. Un petit coin de paradis qui fut longtemps jalousement gardé par quelques familles installées là à demeure ou fréquentant, au fil des générations qui passent et des héritages qui s’ensuivent, des maisons peu à peu transformées en belles villas de vacances.

C’est là que Nora, une juriste d’affaires, et son mari médecin viennent passer leurs vacances. C’est là-bas aussi que l’enquêteur Thomas Andreasson compte passer les siennes, près de son amie d’enfance Nora, pour tenter de se remettre d’un divorce douloureux. Un projet qui sera bien vite troublé par la découverte d’un corps putréfié, remonté du fond de la mer entortillé dans un vieux filet de pêche. Accident, suicide, meurtre ? L’enquête confiée à Thomas pour sa connaissance intime de l’île se heurte à bien des inconnues jusqu’à la découverte d’un nouveau cadavre. Rapidement l’enquête progresse vers une suspicion de meurtre d’autant qu’un troisième cadavre va à son tour surgir des eaux. Pour autant, identifier le ou les responsables va s’apparenter à un long et angoissant jeu de pistes.

Ce qui fait tout le sel (marin !) de ce thriller est le fait qu’il mêle le classique du genre (enquête à rebondissements, coups de théâtre etc…) avec une plongée (sous-marine !) dans l’intimité de personnages en proie à une profonde crise de couple comme Nora ou en plein long processus de reconstruction comme Thomas. En parallèle, nous découvrons progressivement les vies ternes et misérables des principales victimes dont on se demande bien et fort longtemps ce qui aurait pu provoquer leur mort tant ils ne présentent aucune caractéristique à attirer l’attention ou la jalousie. Bref, derrière l’apparente insouciance des plages idylliques suédoises se cachent les habituelles souffrances et turpitudes humaines.

Au final, ce polar bien ficelé donnera naissance à un duo d’enquêteurs (Nora et Thomas) s’illustrant dans une série de nouvelles parutions en vue de concurrencer la fameuse Camilla Läckberg.

Publié aux Éditions Albin Michel – 2013 – 388 pages

27.4.20

Noir sur Blanc – Jun’ichirô Tanizaki


Écrit et publié en 1928 au Japon, ce roman fait l’objet d’une première publication en Français seulement en 2018 ! À se demander pourquoi vu la place occupée par Tanizaki  dans le paysage littéraire nippon de la première moitié du XXème siècle et vu la qualité intrinsèque du roman !

À l’instar de ses autres romans, Jun’ichiro Tanizaki s’intéresse ici au plus profond de la psychologie de son personnage principal afin de rendre compte avec finesse de ce qui fait la grandeur et la faiblesse de l’âme humaine. Ici, c’est un écrivain qui est mis en scène. Un homme qui, comme Tanizaki à ses débuts, publie régulièrement de petits romans pour le compte d’une revue littéraire assez prestigieuse. Un homme paresseux, toujours en retard pour livrer ses manuscrits. Un homme célibataire depuis que son épouse l’a quitté parce qu’il l’avait fictivement assassinée à de multiples reprises dans plusieurs de ses romans. Un homme qui, dès qu’il a entre les mains quelques billets, ne peut s’empêcher de les flamber en alcool et prostituées, accumulant des dettes qu’il ne rembourse jamais.

Pour le dernier manuscrit remis par cet homme peu sympathique, ce dernier avait pris pour modèle un homme qu’il lui arrivait de croiser. Un personnage un peu falot travaillant lui aussi dans le milieu littéraire. Une fois encore, son inspiration l’avait poussé à relater et détailler l’histoire d’un meurtre sordide. Au départ, celui du personnage inventé avant que, par un oubli mêlé d’une certaine confusion mentale, le véritable nom complet du modèle ne fût utilisé à de nombreuses reprises dans la dernière partie de l’intrigue. Une situation d’autant plus embarrassante qu’il n’est pas difficile de reconnaître à qui l’écrivain pensait vraiment, pas plus qu’il n’est difficile de comprendre ce qu’il en pense !

Dès lors, l’homme de lettres va sombrer dans une paranoïa galopante, se figurant que les détails du meurtre fictionnel qu’il vient de relater vont servir à réaliser le meurtre réel de celui qu’il a pris pour modèle. Une obsession qui va finir par devenir réalité plongeant l’écrivain à la vie aussi dissolue que vile dans un abîme moral, psychique et policier, révélant toute la turpitude et la noirceur qui font cependant le sel de sa création romanesque.

Écrit après le grand tremblement de terre de 1923, le roman porte les traces du cataclysme et rend compte d’un Japon qui bascule peu à peu d’un monde ancré dans les traditions vers les tentations, coutumes et habitudes nouvelles directement venues du monde occidental dont la présence ne cesse de croître. Par son thème, il conserve sa modernité et rend compte du talent et de la sensibilité de l’un des grands écrivains japonais du siècle précédent.

Publié aux Éditions  Philippe Picquier – 2018 – 252 pages

25.4.20

Désorientale – Négar Djavani


Fille d’intellectuels iraniens, farouches opposants politiques au régime du Shah puis à celui des mollahs, ayant fui leur pays pour venir trouver refuge en France, Négar Djavani s’est très largement inspirée de sa propre vie et de ses souvenirs pour composer ce premier roman qui connut un succès retentissant.

On pourra être tout d’abord « désorienter » par la manière dont est construit ce qui, in fine, est un roman bien que très largement autobiographique. Tout s’y mélange en un bruyant caravansérail nous emmenant à travers les âges de l’histoire persane, les lieux tantôt situés au sein des montagnes iraniennes jouxtant la Turquie, tantôt en plein cœur d’un Téhéran sous pression permanente, tantôt à Paris où se réfugiera la famille une fois la vie devenue définitivement impossible dans un Iran plongé dans l’hystérie islamique, tantôt à Bruxelles, terre et ville de transition où la vie tumultueuse de la jeune Kimîa, double littéraire de l’auteur, finira de se décanter pour définitivement l’installer en adulte occidentalisé, faisant d’elle la « désorientale » ayant perdu ses repères.

On pourra aussi s’interroger sur ce qui peut paraître au premier abord comme un fouillis extrême commençant dans une salle d’attente du centre d’insémination artificiel de l’hôpital Cochin avant de nous propulser en des temps anciens dans le désert iranien. Mais l’on finira par comprendre que tout ceci n’est que la traduction multiple d’un lent processus de « désorientalisation » et la narration à distance de la manière de vivre en Iran.

Loin de nos habitudes locales où les voisins le plus souvent s’ignorent, où la cohabitation pour être acceptée se doit d’être discrète, vivre en Iran implique de vivre sous le regard constant, les commentaires permanents de la famille, du voisinage, des amis, dans un défilement permanent d’une cohorte de personnes toujours prêtes à donner leur avis, à se mêler de tout, à amplifier un joyeux foutoir où se déploie la vie.

Vivre en Iran depuis plus d’un siècle, c’est aussi avoir subi le jeu des manipulations des grandes puissances prêtes aux pires manœuvres pour s’accaparer les ressources pétrolières ou faire tomber les régimes menaçant leurs intérêts. C’est avoir connu une succession de coups d’état et de révolutions pour finalement basculer dans un monde où l’extrémisme religieux est devenu la norme, remplaçant une dictature par une autre. C’est avec tout cela qu’il faut se débrouiller, composer et louvoyer pour continuer de vivre.

Et pour ceux qui ont fui et qui auraient représenté un danger pour le nouveau régime, c’est vivre sous la menace de la police secrète iranienne qui n’a pas manqué depuis des décennies de montrer qu’elle savait frapper au cœur de l’Occident pour assassiner les symboles qui pourraient inspirer toute velléité de résistance au pays.

Au sein de ce gigantesque bazar, la jeune femme pas tout à fait comme les autres qu’est Kimîa devra trouver sa propre voie et accepter d’être ce qu’elle est, une fille plus attirée par les filles que par les hommes, ultime outrage à une société qui nie l’existence de l’homosexualité et préfère pendre en place publique celles et ceux qui en sont soupçonnés.

Ce sont ces souvenirs en vrac, ces existences bouleversées parfois brisées net, ces traditions et ces espoirs perdus, ces tentatives incessantes pour comprendre un monde où tout tourne trop vite dont rend compte l’auteur à sa manière ni complètement orientale ni complètement occidentale. Un exercice qui achève de faire d’elle une « désorientale » ayant définitivement quitté le monde de son enfance.

Publié aux Éditions Liana Levi – 2016 – 350 pages

20.4.20

Au loin – Hernan Diaz


Hernan Diaz, né en Argentine mais résidant aux États-Unis depuis une vingtaine d’années, est Directeur de l’Institut des Études Hispaniques à l’Université de Columbia à New-York.
Avec ce premier roman qui fut finaliste du Prix Pulitzer et qui remporta le Prix Page 2018, il s’impose comme une nouvelle figure majeure du « Nature Writing » et comme un auteur avec lequel il faudra compter.

Poussés par la misère, le jeune Hakan et son frère aîné quittent leur Suède natale à destination de l’Amérique, nouvelle Terre Promise en cette première moitié du XIXème siècle pour bien des Européens. Par un concours de circonstances, Hakan se retrouve vite seul, voguant sans le savoir vers San Francisco alors qu’il voulait rejoindre New-York où il espère retrouver son frère.

Commence alors pour le jeune homme une lente traversée de l’Amérique. Une traversée qui durera toute une vie, parfois en compagnie de personnages hauts en couleurs, souvent patibulaires, le plus souvent seul, livré à lui-même. Une traversée qui lui fait croiser tout ce qui secoue la jeune nation américaine en pleine formation chaotique. Autant d’occasions de voir les menaces s’accumuler que ce soit sous la forme d’une tenancière d’un saloon louche qui en fait son esclave sexuel, des convois de chercheurs d’or se ruant vers la Californie empoisonnés par les frustrations et les dissensions dégénérant bientôt en règlements de comptes sanglants ou bien encore des trappeurs prêts à tout pour protéger leurs territoires.

En toutes saisons, Hakan doit avancer, loin des routes qui l’exposeraient à de nouveaux dangers, fuir ceux qui voient en lui pour une raison ou une autre ce que sa taille et son courage ont transformé en une légende de géant malfaisant et cruel aussi éloigné de la réalité que possible. Quand l’hiver s’installe, il doit se terrer dans des abris de fortune et survivre de chasses immondes dans des conditions les plus précaires.

La force d’Hernan Diaz est de nous faire vivre l’interminable chemin de croix d’un homme bon, généreux, débrouillard, parvenant toujours à se sortir de situations parfaitement impossibles qu’une époque trouble et un climat intense ne cessent de lui imposer. On vibre avec Hakan de bout en bout dans un page turner hallucinant.

Publié aux Editions Delcourt – 2018 – 334 pages

18.4.20

La mort est une corvée – Khalid Khalifa


Lorsque Abdellatif demande sur son lit de mort à son fils Boulboul d’aller l’enterrer auprès de sa sœur chérie, il ne se doute probablement pas qu’il exprime là un vœu fortement empoisonné. Réunissant en toute hâte son frère Hussein et sa sœur Fatima, Boulboul charge la dépouille dans un minibus où la fratrie s’entasse quittant Damas, quadrillée par les troupes gouvernementales sur le pied de guerre, pour tenter de rejoindre la région d’Alep.
Un voyage de quelques centaines de kilomètres qui, normalement, ne prend pas plus que quelques heures. Si ce n’est que dans un pays à feu et à sang, le parcours a vite fait de tourner au cauchemar et à la prise de risques insensée.

Toute la force du roman tient dans un récit mettant en miroir la violence de la guerre avec celle qui agite cette petite cellule familiale. A chaque check-point, la tension monte. On y découvre la multiplicité des factions qui se surveillent et s’affrontent à quelques kilomètres de distance. Autant d’occasions d’être rackettés et humiliés, sous des prétextes les plus abscons. Plus les cadavres mutilés, dévorés par les chiens ou les bêtes sauvages qui ont envahi tout le pays, s’accumulent au bord des routes, plus la perspective de devoir respecter l’ultime désir paternel paraît vain. Plus la tentation de l’abandonner là sans demander son reste augmente.

D’autant qu’avec un voyage qui de quelques heures s’est transformé à un périple de plusieurs jours, la dépouille tout juste protégée de quelques vagues blocs de glace empuantit, se transformant en une charogne repoussante attaquée par les vers. Or, plus la figure corporelle du père se délite, plus la tension dans la fratrie monte. La longueur du voyage combinée à l’attitude de chaque protagoniste favorisent la remontée des souvenirs enfouis et avec eux les secrets familiaux, les rancœurs, les interdits. A la violence extérieure dont nous entendons les tirs d’obus et d’armes en tous genres et croisons les restes calcinés des chars et des maisons bombardées se superpose la violence intérieure de ces frères et sœurs. Une violence qu’il faudra bien exprimer et expulser comme nous le montrera l’auteur causant, à son tour, la destruction définitive d’une fratrie qui n’en était plus une que sur le papier.

Pour autant, ce huis clos sur fond de guerre civile et internationale, pêche un peu par un relatif manque de lisibilité. Il est parfois difficile de comprendre qui surgit dans les souvenirs et à qui ils se rattachent. Ceci altère la qualité d’un récit par ailleurs original et fort et qui mérite qu’on s’y arrête. Une façon aussi de comprendre le travail de déshumanisation que favorise toute guerre tant la mort devient banale et anonyme, l’arbitraire la règle.

Publié aux Éditions Actes Sud – 2018 – 210 pages

16.4.20

L’ombre de ce que nous avons été – Luis Sepúlvada


La vie de l’écrivain chilien Luis Sepúlvada, comme celle de tant d’autres de ses compatriotes, a été bouleversée à la suite du coup d’état de Pinochet du 11 Septembre 1973. Militant communiste, il fut arrêté, jugé au terme d’un simulacre de procès et condamné à vingt-huit années d’emprisonnement au sein de l’un des camps réservés aux opposants politiques. Il dut son salut à Amnesty International qui parvint à le faire libérer au bout de huit ans d’incarcération.

Depuis, il n’a cessé de dénoncer le totalitarisme sous toutes ses formes usant fréquemment d’un style caustique. Une recette faite de fêlures personnelles, de désenchantement, d’espoirs gâchés et perdus, de naïveté et de générosité que nous retrouvons dans son dernier roman paru en traduction française.

C’est une sorte de théâtre de l’absurde que convoque l’auteur dans « L’ombre de ce que nous avons été ». Trois hommes désormais entrés dans les dernières années de leurs vies se retrouvent dans un restaurant sans charme. Anciens communistes aux sympathies anarchistes, tous rescapés des dictatures qui ont façonné leurs existences, ils attendent la venue du « Spécialiste », autre vieil anarchiste comme eux et ex-gloire nationale des braquages en vue de rendre aux pauvres ce que les riches s’étaient appropriés. Une fois réunis, ils sont censés finaliser les détails d’un dernier coup de force audacieux dont le trio ne sait rien encore. Sauf que, dans le monde de Luis Sepúlvada, rien ne se passe jamais comme prévu et que le Spécialiste n’arrivera jamais, victime d’un fait divers improbable.

A l’aide de dialogues hauts en couleur brocardant allégrement les devises à l’emporte-pièce de tous les courants communistes de l’Histoire du XXème siècle, imaginant des scènes et des séquences qui tiennent autant de la comédie que du thriller, le romancier chilien concocte un roman surprenant, explosif en forme de nouvelle condamnation sans appel de la dictature militaire dont eut à souffrir lourdement son pays pendant près de vingt ans.

Publié aux Éditions Métailié – 2010 – 150 pages

14.4.20

Son corps et autres célébrations – Carmen Maria Machado


Les amateurs de nouvelles étranges, troubles, dérangeantes, ne ressemblant à rien de ce qui peut exister dans ce vaste genre devraient trouver ici leur compte. Les autres, plus soucieux de formes classiques, risquent d’être fortement perturbés par une écriture qui se veut volontairement provocante.

Mélangeant horreur, fantasmes, folie, science-fiction, rêves éveillés et tout ce qui peut relever d’un état s’éloignant le plus possible de la normalité, Carmen Maria Machado concocte une série de textes qui sans cesse se réinventent. On retrouve cependant quelques thèmes récurrents dans ce corpus de nouvelles. Celui de relations amoureuses insatisfaisantes, générant souffrance plutôt qu’épanouissement. Celui de l’homosexualité féminine ensuite, la quasi-totalité des nouvelles mettant en scène des femmes s’y adonnant de manière exclusive ou non.

Ainsi, tantôt c’est une femme qui refuse d’ôter le ruban vert qui orne son cou, créant une frustration grandissante chez son époux. Tantôt, une femme retirée dans une petite maison, reçoit au gré des hasards des femmes devenant des amantes d’un temps tandis que, tout autour, un virus se propage et anéantit la population américaine. Ici, ce sont les femmes qui disparaissent en masse tandis qu’une couturière leur coud les vêtements à même la peau et qu’une jeune femme vit des amours saphiques étranges. Là, des artistes en résidence, confinés dans une immense propriété éloignée de tout finissent par plonger dans une sorte de folie collective tandis que les fantasmes sexuels donnent leur libre cours. Là-bas encore, une femme sombre dans la folie, entendant les paroles cachées et murmurées des acteurs de vidéos pornographiques qu’elle visionne terrifiée tandis que son époux tente de la sauver d’elle-même.

Vous le constatez, le monde de Carmen Maria Marchado n’est ni tendre ni de tout repos. A vous de juger si vous voulez tenter une expérience assez dérangeante.

Publié aux Éditions de l’Olivier – 2019 – 318 pages



12.4.20

Les ondes gravitationnelles – Nathalie Deruelle & Jean-Pierre Lasota

En août 2015 fut détectée pour la première fois le passage d’ondes gravitationnelles sur Terre. Un passage enregistré au moyen d’un incroyable système fait de tunnels sous vide de quatre kilomètres de long et de miroirs montés sur des systèmes les isolant de tout nécessitant une précision inouïe de réalisation et de technologie. Au bout de longs mois de vérifications et d’applications d’algorithmes sophistiqués, confirmation fut faite de cette découverte majeure.

Une découverte qui fut bientôt suivie de plusieurs occurrences mettant un terme définitif quant à la question de savoir si ce que la théorie de la relativité générale d’Einstein prévoyait était une vue de l’esprit ou la réalité. Une découverte qui, au passage et c’est tout sauf anodin, confirme les travaux sur la relativité générale et la relativité restreinte. Une découverte qui a ouvert la voie vers d’autres explorations afin de toujours mieux comprendre l’origine de l’Univers et la façon dont il continue de s’étendre à l’infini à une vitesse qui s’accélère.

Usant de beaucoup de pédagogie, les deux auteurs qui sont des astrophysiciens et spécialistes de la Relativité nous content tout d’abord l’incroyable odyssée qui a présidé à réalisation des systèmes permettant la mesure d’ondes gravitationnelles. Un exploit puisqu’il revient plus ou moins à mesurer avec précision depuis notre planète le déplacement d’un atome à la surface du soleil pour prendre une comparaison parlante !

Toute la deuxième partie du livre nous plonge au cœur de certains des phénomènes les plus troublants et sans doute les plus complexes à saisir. Entre autres choses, les trous noirs (dont l’existence là aussi fut prédite par Einstein bien qu’il refusât de concevoir la possibilité de cette monstruosité) dont le processus de formation commence à être modélisé, la présence cartographiée même s’il reste beaucoup à faire pour en saisir tous les principes. Mais aussi la fameuse courbure de l’espace-temps induite par la gravitation et les temps différents prévus par les équations d’Einstein améliorées depuis un siècle par des travaux titanesques menés par certains des esprits les plus brillants au monde.

Il faudra toutefois avoir une assez solide base scientifique, un esprit ouvert et prêt à tenter de concevoir ce qui paraît a priori inconcevable pour se familiariser avec les concepts présentés (et étayés régulièrement par des séries d’équations et de démonstrations mathématiques), même simplifiés comme ici !

Si le sujet vous intéresse, que vous souhaitez comprendre un peu mieux l’Univers dans lequel nous avons la fortune d’évoluer et que vous êtes prêts à vous confronter à des challenges intellectuels, alors ce livre est fait pour vous. Moi, je me suis régalé !

Publié aux Éditions Odile Jacob – 2019 – 325 pages

9.4.20

Manuel d’exil – Velibor Čolić


Impossible de douter que Velibor Čolić ait mis beaucoup de lui-même et de sa propre histoire pour construire ce réjouissant et finalement optimiste manuel d’exil. Portant le même nom que lui, Croate comme lui ayant déserté l’armée dans laquelle il avait été enrôlé de force et fui les combats fratricides avec les Serbes lors du terrible conflit des années quatre-vingt-dix, voici le double littéraire de l’auteur qui découvre les charmes et les pratiques de notre beau pays et de ses traditions d’accueil, du moins jusqu’à ce que les contingents de réfugiés, de plus en plus nombreux, ne nous obligent à sans cesse verrouiller plus fortement nos frontières.

Ayant franchi les contrôles frontaliers de bien des pays européens, c’est au centre d’accueil pour réfugiés de la ville de Rennes que l’autre Velibor Čolić, celui de ce petit manuel, finit par échouer. Logé, bénéficiant d’une maigre allocation en attendant et espérant le statut de réfugié politique, ce grand gaillard de près de deux mètres doit tout réapprendre. Dans son pays, il fut un auteur à succès récompensé de prix littéraires ainsi qu’un animateur de radio. Ici, il n’est plus qu’un pauvre type ne parlant pas un mot d’une langue qu’il lui faut apprendre à maîtriser au plus vite, sans boulot, vivant d’expédients.

Alors, il faut bien se débrouiller en suivant, ou non, les conseils plus ou moins avisés et toujours très limites que lui donnera son compatriote spécialisé, entre autres, dans le vol de voitures et l’escroquerie aux allocations. Mais l’ancien soldat est avant tout un poète, un amoureux des mots, des femmes et des bouteilles pourvu qu’elles fussent alcoolisées. Ce sera donc avec ce qui le passionne qu’il tracera sa route. Quoi de mieux que la poésie française pour apprendre une langue à la grammaire traîtresse et aux sonorités si éloignées du croate ? Quoi de mieux que des vers appris par cœur pour séduire les femmes et vivre des aventures vouées d’avance à l’échec ? Quoi de mieux que la consommation immodérée d’alcools en tous genres pour oublier qu’on n’est pas grand-chose et dépendant du bon vouloir des autres ?

Mais, comme il nous le montre avec ce recueil superbement écrit, faisant honneur à notre belle langue, maniant à la perfection l’autodérision, l’humour et la science du conte, les deux Velibor Čolić, celui du livre comme celui qui écrit le livre, sont loin d’être dénués de talents. Ils finiront alors par trouver leur vraie place. Celle d’un auteur fréquentant les cercles des personnalités médiatiques pour le Velibor Čolić romanesque, celle d’un auteur qui fut un temps bibliothécaire et qui intervient régulièrement en milieu scolaire afin de témoigner de son parcours et de son intégration, pour le véritable et attachant personnage qu’est l’auteur.

Publié aux Éditions Gallimard – 2016 – 200 pages

7.4.20

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même manière – Jean-Paul Dubois


Depuis des années, Jean-Paul Dubois peaufine son art consistant à transformer personnages et situations ordinaires en histoires extraordinaires partageant leurs origines et leurs séquences, à l’image de leur auteur, entre les rives toulousaines et celles du fleuve Saint-Laurent et de la région des Grands Lacs. Un schéma qu’il reprend, en le magnifiant, dans son superbe dernier roman venant, enfin, justement récompenser une production à part, encore insuffisamment connue, d’un des grands romanciers français actuels.

C’est pour une fois dans un espace confiné que se déroule une grande partie du récit. Celui d’une cellule que, Paul, occupe à la prison Bordeaux de Montréal en compagnie d’un géant, genre mâle dominant, amoureux fou des Harley Davidson et membre des Hell Angels.

Pourquoi et comment Paul, un homme tranquille, un ancien intendant et homme-à-tout-faire d’une copropriété pour retraités aisés s’est-il retrouvé à partager le quotidien et les gestes les plus intimes, dans une cocasserie qui fait en partie le sel du roman, d’un type à la cervelle de moineau et aux muscles de titan ?

Commence alors une longue histoire qui nous promènera des plages sablonneuses du Jutland d’où est originaire le père de Paul, aux quais de la Garonne à Toulouse où son paternel officie comme Pasteur désormais marié à une femme superbe qui va transformer un petit cinéma de quartier en salle d’art et essai d’un genre de moins en moins compatible avec le ministère de son époux. Une promenade que les turpitudes paternelles transporteront ensuite au cœur du Canada francophone profond, quittant un temps les mines d’amiante à ciel ouvert pour fréquenter les lieux de perdition que sont casinos et champs de course tandis que la future compagne de Paul sillonne les cieux aux commandes de son petit Beaver spécialisé dans les navettes improbables.

Vu comme cela, cela pourrait tenir du délire. Tricoté par Dubois, cela devient un récit génial, drôle et triste à la fois, une façon tendre et caustique de regarder le monde, ce même monde que tous les hommes n’habitent pas de la même manière, provoquant discordes et catastrophes en tous genres. Jean-Paul Dubois signe là l’un de ses plus grands romans.

Publié aux Éditions de l’Olivier – 2019 – 246 pages

2.4.20

Sulak – Philippe Jaenada


 C’est avec cette première biographie, consacrée à un braqueur hors du commun, que Philippe Jaenada allait entamer un tournant dans son parcours littéraire. Délaissant l’univers purement romanesque parsemé de réflexions faisant référence à ses propres expériences, il allait désormais se consacrer à explorer en profondeur les dessous d’affaires sanglantes où trempèrent des personnages à tous points exceptionnels. Une approche comme autant de prétextes à mener un travail d’enquête de bénédictin conduisant à des conclusions radicalement différentes de celles formulées par la puissance publique pour l’opinion publique au moment où ces différentes affaires furent révélées et jugées.

Si un écrivain s’était aventuré à imaginer un personnage romanesque collant à la vie de Sulak, il est probable qu’on lui aurait reproché un manque de réalisme et une tendance coupable à l’exagération. Pourtant, l’homme exista et il fallait le talent d’un Philippe Jaenada pour en rendre compte.

Séducteur absolu, possédant un magnétisme capable de subjuguer n’importe qui, Sulak, jeune homme surdoué mais mal encadré, pensa d’abord trouver sa voie dans la Légion. Il s’y fit vite remarquer pour ses multiples qualités avant qu’un malheureux concours de circonstance ne l’en écarte à tout jamais. C’est alors que sa vie bascula. Flambeur et toujours en manque d’argent, il enchaîna les braquages de supermarchés d’abord avant de s’attaquer aux joaillers et bijouteries de luxe. Préparant ses casses avec minutie, accompagné d’un bras droit qui contrôlait la mafia yougoslave parisienne, il avait pour marque de fabrique la rapidité, le sang-froid et l’absence de toute violence. Son audace lui valut de devenir l’ennemi public numéro un, narguant toutes les polices de France.

En éternelle cavale avec sa compagne Thalie, une jeune femme de bonne famille tombée folle amoureuse d’un homme qui l’avait dans la peau, ils firent la une des gazettes et des commissariats pendant toutes les années quatre-vingts.

Évadé une première fois de manière spectaculaire, il renouvela son exploit en faisant évader un camarade à qui il avait promis de le faire sortir. Mais la chance insolente finit par tourner casaque sous les coups de butoir d’une police sur les nerfs et bien décidée à mettre un terme aux exploits bravaches d’un type qui la ridiculisaient quelque peu. Arrêté par hasard de façon rocambolesque, il allait mourir dans des circonstances plus que troubles lors de son ultime tentative d’évasion.

On sent tout au long de l’enquête de l’auteur l’attachement et le respect, teinté d’un brin d’admiration, pour un jeune homme qui avait tout pour réussir : la beauté, le charme, l’audace, le leadership. Malmené dans sa jeunesse, très vite révolté par les scandales politiques et les abus engendrés par l’argent, Sulak tomba dans la délinquance tant comme un moyen de gagner sa vie que, surtout, une manière de faire un pied de nez à une société qu’il honnissait de plus en plus. Même si l’on ne trouve pas avec cette première biographie la profondeur des deux suivantes, doublée de cet humour inimitable où les réflexions et expériences de l’auteur font office de croustillants commentaires autour d’une montagne de tragique, Sulak n’en reste pas moins un très bon livre à (re)découvrir.

Publié aux Éditions Julliard – 2013 – 490 pages