31.10.19

Journal d’un nageur de l’ère post-Trump – Olivier Silberzahn



Olivier Silberzahn est Polytechnicien et travaille sur les architectures de systèmes informatiques complexes. Il est par ailleurs un sportif accompli comme en témoignent ce premier roman et le suivant « Augmentus » dont vous trouverez la chronique sur Cetalir.
Imaginant l’élection de Marine Le Pen aux élections présidentielles de 2017, il met cet événement fictif en regard d’autres bouleversements politiques traduisant tous un rejet des élites, un repli sur soi et une montée plus qu’inquiétante des nationalismes et des séparatismes (élections de Trump, de Viktor Orban, Brexit, séparatisme catalan etc…).
Pendant ses longues séances d’entraînement aquatique, le nageur-narrateur (qui présente par ailleurs de nombreux traits tenant de l’auto-portrait) pense aux évènements et bouleversements qui sont à l’œuvre en ce début du XXIème siècle. De manière brillante, très analytique, fortement étayée, Olivier Silberzahn démontre ce que les classes les mieux éduquées savent déjà : le repli sur soi ne peut se traduire que par l’échec, le malheur, la misère et l’auto-destruction.
A cela, quelques raisons essentielles qu’il développe. Tout d’abord, parce que l’homme est social et a besoin d’un réseau fort pour fonctionner et progresser. Sans l’ouverture au monde, point de progrès, point d’avancées scientifiques qui se nourrissent les unes des autres. Ensuite parce que c’est le commerce et tout particulièrement le commerce international qui est le nerf du développement. C’est lui qui explique la suprématie de l’Homo Sapiens sur le Neandertal. Ensuite encore parce que le combat, malheureusement perdu d’avance, contre le réchauffement climatique ne pourra se gagner que collectivement ce qui nécessite une collaboration active et urgente.
Tous les mouvements visant à sortir de l’Euro(pe), des traités ou organismes  internationaux quels qu’en soient les défauts et les limites intrinsèques ne peuvent conduire qu’à l’auto-destruction de l’humanité et à la survenue probable d’une intelligence supérieure une fois que l’IA aura atteint un stade critique. Une thèse qui sera largement développée par son auteur dans Augmentus, deux ans plus tard.
Voici un livre intelligent même si, malheureusement, il risque de ne toucher et convaincre que celles et ceux qui le sont d’avance.
Publié aux Editions Maurice Nadeau – 2017 – 157 pages

30.10.19

Le Maître des poupées – Joyce Carol Oates


En six nouvelles aussi glaçantes que terrifiantes, Joyce Carol Oates confirme une fois de plus qu’elle est le Maître des Nouvelles.
Voici six histoires pour dire que derrière l’apparence de l’ordinaire se cache en réalité l’extraordinaire, l’inattendu sanctionné par une conclusion macabre. On ne rit donc pas ou peu à la lecture de ces nouvelles merveilleusement conçues. On se glisse avec un délicieux effroi dans un récit haletant qui prend aux tripes soupçonnant plus ou moins une conclusion fatale qui ne prend cependant jamais l’aspect anticipé. C’est tout l’art de l’auteur que de nous conduire vers des issues surprenantes et de renouveler ainsi notre désir de poursuivre la découverte de cet imposant recueil.
Au fil des récits, nous ferons la connaissance d’un énigmatique jeune homme, collectionneur impulsif de poupées d’un genre inattendu qu’il entrepose dans le plus grand secret au plus profond de la remise délabrée de la gigantesque maison où il loge avec sa mère. Ou bien encore de deux libraires amateurs d’incunables et de récits morbides dont la rencontre va se solder par un terrible jeu entre chasseurs et proies. Ou de cette adolescente mal dans sa peau et naïve, de plus en plus phagocytée par la famille de sa meilleure amie dont les intentions réelles n’ont franchement rien de sympathique. Ou de cette autre adolescente à qui la professeur de sciences sociales a confié la garde de sa maison pendant l’hospitalisation de son mari. Une garde qui finira mal en deux temps et à grande distance.
A chaque fois, le climat est rapidement posé, les personnages cernés laissant alors toute la place à une dramaturgie qui se développe aussi lentement qu’inexorablement. Car il ne peut y avoir d’issue salvatrice à ces récits envoûtants. La seule qui soit est la mort qui rôde partout, sous toutes ses formes surtout si elles sont surprenantes.
Superbe !
Publié aux Editions Philippe Rey – 2019 – 331 pages

26.10.19

Rouge Impératrice – Léonora Miano



Au départ, Léonora Miano voulait écrire une histoire d’amour. Une histoire qui marche entre une femme intelligente et un homme beau, bien dans sa tête, réalisant ses projets, faisant ce qu’il indique qu’il va réaliser. Et puis, très vite, prise par la passion qu’elle dit éprouver pour l’étude des nouveaux nationalismes qui traversent certains pans de notre société occidentale, le livre prit un tournant à la fois politique, futuriste et épistémologique.
Nous voici transportés dans une Afrique du futur, quelque part au milieu du siècle prochain. Une Afrique qui est enfin sortie de sa situation à la traîne du monde. Une Afrique qui s’est débarrassée définitivement du colonialisme et qui est en passe, à force de guerres contre l’Occident puis contre elle-même, de réussir une unification massive. La majeure partie du continent est désormais placée sous une autorité commune contrôlée par une série d’instances, une sécurité politique et militaire de fer et un chef d’état qui dispose d’une autorité légitime et de pouvoirs importants. Un homme beau, intelligent, intègre, qui s’est retrouvé la place qu’il occupe sans l’avoir vraiment voulu, choisi pour sa vaillance et sa capacité à communiquer avec les esprits. Un homme vivant séparé de son épouse. Un homme qui s’échappe régulièrement de son palais pour observer le peuple sans être détectable, se forger sa propre opinion sur les tendances et les impressions éprouvées par celles et ceux qu’il gouverne. C’est lors de ces sorties qu’il va repérer une superbe femme à la peau cuivrée et qu’il pense avoir détecté en elle la compagne dont il a toujours rêvé.
Bientôt cette femme éprouvera le même amour et tous deux formeront un couple ne se cachant pas. La seule difficulté, de taille, est que la femme semble militer pour les « Sinistrés », un sujet qu’elle enseigne à l’université. Sont nommées ainsi les populations blanches restées sur le territoire de l’union africaine après les conflits. Des groupes qui sont restés ancrés dans les croyances du passé, tout juste tolérés mais dont certains, au plus haut niveau de l’Etat, voudraient se débarrasser de manière violente. Autour de ce thème se cristallise une histoire en forme de thriller mêlant lutte pour le pouvoir, définition d’un nouveau monde aux règles claires, intégration des minorités, manipulations et contre-manipulations, convocations et usages de pouvoirs occultes et surnaturels.
Si l’histoire est aussi habile qu’originale, restent deux obstacles potentiels à surmonter. Celui d’une langue foisonnante mêlant sans cesse des mots issus de diverses langues africaines dont un lexique est donné en annexe ; celui, encore et surtout, d’un récit très – trop – long au point de provoquer des décrochements fréquents d’attention. Si on admire le travail de conception, on reste déçu par la réalisation qui ne nous aura à aucun moment enthousiasmé.
Publié aux Editions Grasset – 2019 – 606 pages

23.10.19

Frères sorcières – Antoine Volodine


Entrer dans un nouveau livre d’Antoine Volodine, c’est accepter par avance de rendre les armes. Car le parti-pris affiché, assumé et revendiqué de l’auteur et de certains de ses pairs avec lesquels il a annoncé depuis longtemps avoir l’intention de créer un « projet  post-exotique en quarante-neuf volumes », est bien de casser les codes du roman qu’il soit classique, contemporain ou toute autre chose.
Ici, pour reprendre le vocabulaire « post-exotique » de la bande à Volodine, il s’agit de réaliser une « entrevoûte », c’est-à-dire une série de textes organisés par paires autour d’un axe central portant le tout. Un terme emprunté au vocabulaire de la maçonnerie.
Comment, dès lors, passer de l’intention à la pratique ? En concoctant un texte des plus étranges, souvent fascinant au demeurant. Un texte où une femme relate sous les questions et les interruptions brutales d’un enquêteur policier dont nous ne savons rien ses aventures pour le moins extraordinaires.
Membre d’une troupe de théâtre itinérante dans un pays qui ressemble fort à une URSS post-soviétique frappée d’un chaos absolu, elle fut avec ses compères prise en otage par une troupe de brigands, une de ces bandes armées sans foi ni loi qui écument le pays et sèment la mort, le pillage et la désolation. Après que la quasi-totalité de sa troupe ait été exécutée, la voici devenue l’esclave sexuelle d’un des chefs de la bande dont elle rejoint les rangs malgré elle. Elle ne devra sa survie qu’à des formules obscures, des rites chamaniques appris par cœur dès sa plus jeune enfance de la bouche de sa grand-mère et de sa mère. Des formules qui hantent le récit de bout en bout et occupent même à elles seules un bon tiers du livre en sa partie centrale comme la voûte précisément où vient s’adosser le reste d’un récit inquiétant.
Car derrière ces questions qui fusent se pose la question de savoir qui est coupable. Cette survivante d’une troupe sans histoire, ces peuplades qui résistent mal aux pressions guerrières, cet interrogateur ambassadeur anonyme d’un pouvoir dont nous ne savons rien ? Seule règne in fine l’inquiétude, celle de vivre dans un monde obscur et en proie à l’obscurantisme, un monde dont on ne peut fuir que par des stratégies magiques. C’est bien cela que semble vouloir nous dire Volodine qui, une fois encore, se réinvente dans ce nouvel opus dérangeant.
Publié aux Editions du Seuil – 2019 – 300 pages

21.10.19

Miss Jane – Brad Watson



Pas facile pour la petite Jane Chisolm de trouver sa place. Née, après deux autres enfants morts jeunes, d’un père fermier alcoolique et d’une mère dépressive, incapable de manifester la moindre tendresse et qui n’a jamais désiré cette enfant conçue sans son consentement, Jane est en outre affublée d’une malformation aussi invisible qu’handicapante. Toute sa vie, cette petite fille qu’on ne sait pas opérer en ce début de vingtième siècle, devra vivre avec des couches, redoutant en permanence l’accident. Jamais non plus elle ne pourra être véritablement une femme, incapable d’accueillir en elle un homme et encore moins d’enfanter.
Confiée aux soins de sa sœur aînée Grace, une jeune fille aussi effrontée que délurée, prête à tout pour s’enfuir au plus vite du domicile familial à l’air irrespirable, Jane fait l’objet d’une surveillance aussi attentive que bienveillante du médecin local qui a aidé à sa mise au monde. Sous le regard vigilant de cet homme bon malgré certains travers et sous celui d’un père qui admire la force tranquille de sa fille sans être véritablement capable d’exprimer ses émotions, elle grandit peu à peu, manifestant une vive intelligence et une capacité à apprendre très rapidement par la simple observation.
Quand viendra le temps de l’adolescence et des premiers émois, il lui faudra comprendre et admettre que vivre une vie normale avec un être aimé est un projet irréaliste dans une société où se marier signifie enfanter vite et bien.  Car, à travers la vie de Jane, c’est aussi celle de la société américaine rurale que nous donne à voir Brad Watson. Une vie faite de labeur permanent, une vie rude où mourir dans les champs d’un accident fatal est monnaie courante. Une existence qui sera bientôt menacée par la Grande Dépression qui frappe les Etats-Unis et ruine de nombreux fermiers et exploitants, les laissant sans rien, sans avenir ni moyens. Une vie où la science et la médecine progressent encore lentement, incapables de changer l’existence de celles et ceux qui, comme Jane, sont frappés d’une infirmité qui les marginaliseront à jamais.
Malgré cela, par sa force de caractère ainsi que par la bonté et la générosité inattendues des rares hommes qui auront compté pour elle, Miss Jane saura trouver sa place et assumer une vie digne et pleine dans une société qui voyait pourtant les femmes célibataires d’un œil peu favorable.
Avec ce deuxième roman qu’il mit seize ans à écrire, Brad Watson signe un ouvrage qui s’inscrit dans la droite ligne des récits de Faulkner ou de Steinbeck.
Publié aux Editions Grasset – 2018 – 375 pages

20.10.19

Médée Chérie – Yasmine Chami



Jusque-là, la vie de Médée se déroulait comme dans un rêve. Un mari aimant et aimé, neurochirurgien reconnu et apprécié de ses pairs, trois grands enfants bien installés dans le monde, une belle maison et, surtout, une carrière de sculptrice dont les œuvres sont exposées dans les plus grands musées et les plus prestigieuses galeries de la planète. Mais les rêves sont faits pour s’arrêter et la fin de celui de Médée sera brutale. Partie avec son mari pour l’accompagner à un congrès international, elle se voit lâchement abandonnée en pleine escale, sans crier gare, par celui dont elle partage la vie depuis trente ans. Une traîtrise d’autant plus douloureuse que seuls ses enfants avaient été informés des intentions de leur père. Ce sont d’ailleurs deux d’entre eux qui vont s’occuper d’elle totalement désemparée en transit à l’aéroport de Paris Charles de Gaulle.
Commence alors un travail de deuil, d’acceptation et de reconstruction. Pour cette femme dont l’univers vient de s’écrouler, il passera par l’enfermement volontaire dans l’une de ces chambres hideuses et anonymes d’un des hôtels de l’aéroport. Un lieu clos comme un confessionnal intérieur dans lequel Médée peut se repasser les séquences de sa vie, tenter de décoder et de comprendre, dans l’impérieuse nécessité de trouver une explication au désastre qui la secoue.
Le secours viendra d’une modeste technicienne de surface qui prendra soin d’elle et lui trouvera un lieu désaffecté sur l’aéroport où elle pourra reprendre ses activités artistiques avec celui qui aura été son mentor et son dieu vivant venu la rejoindre pour repartir de l’avant.
Outre le fait qu’on a plus que peine à croire qu’une sorte de squatteuse de luxe puisse se balader tranquillement sur une zone aussi sécurisée et surveillée qu’un aéroport international (sic !), on sera surtout gêné tout au long du récit par l’écriture de Yasmine Chami. Voulant déployer un style élaboré, elle travaille tellement ses phrases qu’elles finissent par devenir indigestes, s’étirant en longueur, s’essayant à des images souvent maladroites quand elles ne sont pas mal avisées. Tout cela manque cruellement de naturel et de fluidité et nous aura laissé totalement en-dehors d’une histoire à laquelle nous n’avons jamais adhéré.
Publié aux Editions Actes Sud – 2019 – 132 pages

16.10.19

Prête à tout – Joyce Maynard



Comme l’explique l’auteur dans une très intéressante postface, c’est une histoire vraie survenue dans le Massachusetts  au temps où elle y résidait qui a au départ inspiré Joyce Maynard. Celle d’un homme, sans histoire, retrouvé mort chez lui avec toutes les apparences d’un cambriolage ayant mal tourné. Jusqu’à ce que, divers indices et rumeurs à l’appui, on finisse par soupçonner et confondre l’épouse qui avait joué la parfaite femme éplorée et son jeune amant mineur. Loin de vouloir se lancer dans une version romancée de cette histoire qui avait fait la une de l’actualité locale et nationale pendant de longues semaines et valu aux inculpés de figurer dans le premier procès criminel jamais filmé par la télévision, Joyce Maynard explique avoir voulu s’intéresser aux et explorer les mécanismes qui ont pu conduire les différents protagonistes à agir comme ils l’ont fait.
A cela, trois raisons expliquant pratiquement tous les crimes : l’ambition, l’argent et le sexe.
Pour Suzanne, l’épouse, ce sera l’ambition démesurée. Celle de vouloir à tout prix devenir une présentatrice vedette de la télévision. Une ambition qui depuis sa plus tendre enfance l’a amenée à tout écraser sur son passage : son père qu’elle manipule comme un pantin, sa sœur aînée qu’elle a marginalisée, ses camarades de classe dont elle a fait ses esclaves et les hommes, en général, dont elle obtient tout ce qu’elle veut usant de son charme ou de son corps pour parvenir sans vergogne à ses fins.
Pour son jeune amant, c’est le sexe qui sera le moteur. Celui offert par une femme plus âgé que lui, expérimentée et délicieusement perverse, prête à le déniaiser et à lui faire découvrir l’infinie possibilité qu’offrent les jeux érotiques et dangereux. C’est la promesse d’un futur jusque-là inimaginable qui poussera un adolescent aussi bête que naïf à se laisser piéger par une tigresse qui n’hésitera pas à en faire le coupable idéal le moment venu.
Pour le comparse de ce dernier, c’est l’argent, toujours manquant, qui sera le facteur motivant. Celui promis pour liquider le mari gênant à une petite frappe dégénérée et issue d’un milieu familial totalement dysfonctionnel.
Comme nous connaissons dès le début le dénouement, ce n’est pas à celui-ci que nous nous intéresserons vraiment mais à la façon dont les pièces d’un gigantesque puzzle vont finir par s’agencer. Chaque protagoniste de l’affaire, de près ou de loin, s’exprime à tour de rôle donnant sa version des faits, son sentiment sur ce qu’il vit ou perçoit. D’où un récit très fluide, très vivant qui met en évidence les terribles contradictions et les recoupements des témoins ou protagonistes interrogés par la police. Peu à peu se dessine le tableau d’une femme prête à tout pour servir son ambition et ses dessins personnels. Une femme odieuse, manipulatrice et perverse à un point à peine imaginable.
Un scénario parfait dont s’est emparé Gus van Sant pour en faire un film en 1995.
Publié aux Editions Philippe Rey – 1995 – 335 pages
-->

9.10.19

Le piège américain – L’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique témoigne – Frédéric Pierucci avec Matthieu Aron



Jusque-là, Frédéric Pierucci menait une vie symbolisant la réussite professionnelle. Ingénieur de formation, il avait au cours de plus de vingt ans de bons et loyaux services gravi de nombreux échelons chez Alstom dont il dirigeait désormais les activités mondiales pour les chaudières. Un poste qui l’avait amené à s’installer avec son épouse et leurs quatre enfants à Singapour. Une fonction qui nécessitait également, comme pour la plupart des cadres supérieurs et dirigeants, d’effectuer de nombreux déplacements autour du monde. Prendre l’avion était un acte banal comme pour ce voyage qui l’amenait pour 48 heures aux Etats-Unis.
C’était sans compter qu’à l’arrivée à JFK, un message l’invitait à se manifester et constater qu’un comité d’accueil l’attendait sur la passerelle. Aussitôt saisi par des agents du FBI, il est menotté, embarqué dans une voiture et conduit manu militari vers un des centres du FBI en plein Manhattan. Sur place, un procureur lui indique de façon peu amène qu’il est accusé de corruption dans une affaire remontant à plusieurs années et l’invite à plaider coupable et passer un deal. En clair, devenir un indic au sein d’Alstom pour aider les autorités américaines à coincer son employeur en échange d’une immunité ou d’une peine symbolique. Pierucci, se souvenant des consignes reçues lors d’une formation et se considérant innocent, refuse. Commence alors un enfer qui va durer cinq ans et le conduire pour deux ans en quartier de haute sécurité aux côtés des pires criminels emprisonnés sur le sol américain.
Ce que Frédéric Pierucci va progressivement réaliser, c’est qu’il est en réalité l’otage principal d’une partie de bras de fer entre le Department Of Justice américain et Patrick Kron, le PDG d’Alstom. Fort des renseignements accumulés par la NSA et le FBI, les Etats-Unis disposent en effet de toutes les preuves qu’Alstom, sur instruction de son PDG, a mis en place un réseau d’agents et d’intermédiaires destinés à fluidifier les contacts pour emporter des contrats et payer, lorsque nécessaire (et c’est très souvent le cas dans ce business comme pour beaucoup d’autres !), des pots de vin. La faute de Pierucci est d’avoir été l’un des treize signataires obligatoires selon les procédures internes de son employeur dans une petite affaire en Indonésie. Il n’en a été ni le décideur, ni l’organisateur, ni le bénéficiaire.
Or au titre du FCPA et l’extra-territorialité mise en place par les Etats-Unis, ces derniers se sont arrogés le droit d’attaquer toute entreprise où qu’elle soit dans le monde dès lors qu’elle utilise des moyens techniques ou monétaires américains dès lors que des faits de corruption sont soupçonnés. Une énorme entreprise de racket institutionnel frappant essentiellement des entreprises européennes et asiatiques, rarement américaines ! Un moyen, comme le découvrira progressivement Pierucci, aussi pour les Américains de faire main basse sur des joyaux technologiques et industriels sans coup férir !
Car ici, le but ultime des Américains dans une guerre économique de l’ombre qui ne dit pas son nom, est de permettre à General Electric de s’arroger toute l’activité électricité d’Alstom en faisant cracher Alstom au bassinet d’une énorme amende au passage. Face au refus de Patrick Kron de négocier comme le DOJ l’y a invité, c’est la menace physique sur des cadres dont Pierucci est la principale victime, qui va finir par faire plier Kron qui comprend qu’en ne cédant pas, il risque à son tour une arrestation et une détention sur le territoire américain à tout moment.
Malgré le caractère critique et stratégique des activités d’Alstom (chaudières des centrales nucléaires, chaudières des porte-avions nucléaires, renseignement satellitaire) et malgré les actions d’Arnaud Montebourg, alors Ministre de l’Economie, qui réalise assez vite ce qui est en train de se tramer, les Américains parviendront à leurs fins.
Au passage, Pierucci aura servi de bouc émissaire et de lampiste, aura vu sa vie brisée mais sera également devenu un spécialiste du FCPA au point d’avoir, depuis sa libération, monté une structure de conseil qui cherche à alerter les Comités Exécutifs des plus grands groupes français sur les risques encourus et les moyens de s’en prémunir.
Ecrit comme un polar, ce livre est passionnant et démontre, à ceux qui en douteraient encore, que nos meilleurs ennemis ne sont pas nécessairement ceux que l’on croit. Comme l’avait compris Mitterrand en son temps, nous sommes en guerre économique avec les Etats-Unis et l’Europe semble encore bien timide pour réagir et se doter de moyens de rétorsion et de protection. A terme, c’est une vassalisation complète de nos économies qui nous pend au nez si nous n’y prenons garde.
Publié aux Editions JC Lattès – 2019 – 396 pages