23.2.15

Danser les ombres – Laurent Gaudé




D’aucuns reprochent à Laurent Gaudé de s’inspirer de catastrophes ou de faits de société graves pour composer ses romans. C’est lui faire un procès d’intention dans un monde soumis à un bombardement incessant d’informations surtout si elles sont porteuses de mauvaises nouvelles, de peurs et d’angoisses diverses. Un auteur s’inspire souvent de sa propre expérience personnelle et, dans le cas de Gaudé, elle est constituée pour son dernier roman publié de ce dont on nous abreuve, ici le séisme qui dévasta Haïti en 2012, et d’une étude sur place de la culture et des multiples croyances vernaculaires.

Il ne faudrait donc pas voir ce roman comme une énième fiction sur ce tremblement de terre. En fait, il s’agit plutôt de regarder et de comprendre comment un évènement de ce type change profondément la façon d’être aux autres ainsi que sa propre personnalité, sa détermination ou la force de caractère dont on peut, ou non, faire preuve.

Pour cela, Laurent Gaudé structure son roman à l’aide de chapitres relativement courts tous titrés afin de nous indiquer et deux ou trois mots ce dont il va être question, en trois parties très distinctes.

La première met en scène la galerie de personnages dont nous allons suivre la vie après, toutefois, une scène initiale étrange durant laquelle nous assistons à la fois à la mort d’une jeune femme qui laisse derrière elle deux jeunes enfants et au surgissement d’un personnage qui semble être l’un des représentants des divinités vaudou venu délivrer un message ambigu à l’une des sœurs de la victime, la marquant d’un signe dont on ne sait s’il est une condamnation à mort ou au contraire un sauf-conduit pour ressortir vivante d’épreuves à venir. Une scène dont on ne comprendra les divers sens qu’à la toute fin du roman. Une scène qui indique aussi que, là-bas, à Haïti, la vie est rythmée par une cohabitation avec les forces cachées sur lesquelles on n’a pas de réelle prise.

Durant toute cette première partie, nous irons à la rencontre de personnages qui ont décidé de croquer la vie à pleines dents. Les vieux qui ont survécu à la dictature et aux tortures se retrouvent autour d’un verre ou de parties endiablées de domino dans un ancien bordel qui a connu des temps meilleurs et qui n’est désormais plus que le lieu où l’un de la bande, plus jeune, ramène ses conquêtes d’un soir pour une nuit d’amour à la seule condition qu’elles soient toutes des femmes mariées. Les jeunes adultes s’y rencontrent, se tournent autour et se séduisent. Les élèves infirmières de l’école toute proche viennent aussi y apporter leur fraîcheur et faire le lien entre les générations. Tous ont une place dans une société haïtienne qui semble s’être débarrassée de ses démons politiques, de ses tyrannies ou occupations étrangères pour vivre, chichement mais de façon heureuse, dans une forme de vie collective trépidante.

La partie centrale, très courte, illustre le séisme, brutal, inattendu. Un tremblement de terre qui met l’île par terre (souvenons-nous : plus de trois cent mille morts ou disparus), l’ouvre en deux, jette tout le monde dehors dans l’angoisse et la détresse, à la recherche désespérée de celles et ceux qui leur sont chers et dont on ne sait rien. Mais, Haïti oblige, cette fracture ouverte devient la faille tellurique à partir de laquelle les morts vont venir hanter les vivants.

D’où une troisième partie, plus fantastique, radicalement différente de tout ce qui précède. Du coup, Gaudé y donne la parole aux petits, comme cette gouvernante « Dame Petit » justement, qui toute sa vie s’est tue pour servir et va désormais prendre la tête d’un cortège qui traversera Port-au-Prince agglomérant vivants et morts, les enfermant dans une parade et des danses endiablées jusqu’à ce que les morts, épuisés, renoncent et retournent là d’où ils viennent permettant aux vivants de repartir, de reconstruire. D’où le titre. Mais aussi, une partie qui donne l’occasion aux victimes des tortures des tontons macoutes jamais punies de régler leurs comptes, la magie vaudou aidant.

Comme toujours, Laurent Gaudé soigne son style lui qui valide chacune de ses pages en les lisant à haute voix, les peaufinant et les polissant sans cesse jusqu’à ce qu’elles passent le test de la parole. Toutefois, on ne retrouve pas ici le souffle d’un « Eldorado » ou de « La mort du roi Tsongor » par exemple.
Sans doute la rupture absolue marquée, et voulue, de la troisième partie entraîne-t-elle une forme de décrochage. On ne comprend pas vraiment ce qui s’y passe et ce n’est qu’une fois le livre refermé, à tête reposée et quelque temps plus tard que l’on comprend comment toute la trame forme une cohérence. Ce livre risque donc d’en dérouter plus d’un mais devrait convaincre au moins une partie des inconditionnels de l’auteur.

Publié aux Editions Actes Sud – 2015 – 249 pages