26.6.16

Le club des miracles relatifs – Nancy Huston


Le dernier roman de Nancy Huston est un étrange objet qui se situe à mi-chemin entre le roman d’anticipation à la 1984 et la fable écologique. Une dystopie directement inspirée par l’épouvantable désastre écologique en cours provoqué par l’extraction massive des schistes bitumineux en Alberta et sur lequel la romancière semble donc nous interpeler.

Nous voici quelque part dans le futur… proche. Le monde semble partagé entre l’Over North (gigantesque sur-ensemble du continent américain et de certains pays européens), la Chine et l’Ile Grise, un territoire perdu où l’on pratiquait la pêche. Un jour, parce que les poissons menaçaient de s’éteindre, tout s’est arrêté et les pêcheurs ont peu à peu grossi les rangs de forçats enterrés dans des mines inhumaines et pestilentielles d’où est extrait un précieux pétrole devenu un enjeu de survie et de pouvoir dans le monde.

Un monde qui ne tient plus que par une sorte de terreur, de surveillance constante afin d’identifier toute déviation, tout acte ou toute pensée susceptible de compromettre un fragile équilibre. Un monde où les injonctions affichées en lettres gigantesques telles ces slogans de l’ère communiste tiennent lieu de lignes directrices et de morale politique.

C’est dans ce monde que tente de trouver sa place Varan Mac Leod, un jeune homme à la gueule d’ange mais à l’esprit de démon. Un descendant de ces pêcheurs venu à son tour rejoindre les hordes de travailleurs du pétrole, comme infirmier. Un homme tourmenté, incapable d’entretenir la moindre relation normale avec une femme, traumatisé depuis son enfance.

Dès les premières pages du roman, nous savons que Mac Leod a commis un acte violent lui valant d’être brutalement arrêté, enlevé, enfermé et torturé physiquement et psychiquement. Entre deux séances de torture, la romancière nous plonge dans l’esprit du jeune homme, nous fait toucher du doigt son histoire, ses phobies, ses hontes, ses pulsions, son jardin secret. Une descente dans une folie mentale qui est le reflet individuel d’une autre folie collective, celle-ci. Celle d’une société qui n’a plus d’autre sens que de survivre, sacrifiant vies et libertés sans vergogne, abrutissant ses membres de travail, de brimades ou de récompenses superficielles à base de primes vite dépensées en alcool et prostitution.

Le problème est qu’on ne comprend pas très bien où la femme de lettres veut en venir. S’agit-il d’un livre sur la folie, d’une fable politico-écologique, d’un thriller ? Que veut-elle nous dire au fond ? C’est là tout le problème de ce roman qui nous laisse un arrière-goût d’insatisfaction voire de malaise sur lequel on ne parviendrait pas à mettre la raison.


Publié aux Editions Actes Sud – 2016 – 296 pages

18.6.16

Les évènements – Jean Rolin


Houellebecq avait imaginé la France aux mains d’un pouvoir islamiste modéré mais où la conversion religieuse avait force d’obligation pour espérer exister dans une administration de moins en moins civile. Jean Rolin invente ce qui pourrait être une suite ou un autre scenario catastrophe dans notre pays en proie à de très fortes secousses. Nous voici transportés dans un pays en guerre civile, déchiré entre les milices d’extrême-gauche et d’extrême-droite et en prise avec un parti islamiste aux allures guerrières.

Pour tenter de faire régner un semblant de paix et de conserver des zones de relative sécurité, des casques bleus ont été dépêchés du Ghana et de la Finlande. C’est ce pays où les exécutions sommaires sont devenues courantes et dans lequel les zones de non-droit sont foison que va tenter de traverser un homme qui est aussi le narrateur.

Chargé de remettre un colis à un ami devenu chef d’une milice armée qui tient toute une région, le voici sillonnant des routes défoncées au volant d’une guimbarde qui n’en peut plus avec juste assez de carburant pour se rendre à Clermont-Ferrand. Alors que les fusillades se répètent, que les attaques se succèdent et que les barrages doivent être franchis les uns après les autres en usant de tous les procédés possibles pour y parvenir, le narrateur nous conte ce qu’il observe.

Une narration sans parti-pris, neutre, presqu’aseptique et qui se concentre beaucoup plus sur les bruits et les couleurs d’une nature qui change au gré des saisons que sur les évènements qui modifient sans cesse la carte des pouvoirs et des factions. Une narration où la description des lieux traversés avec force référence à des rues désertées, des zones commerciales dévastées, des immeubles éventrés tourne à une obsession au début amusante mais qui finit par lasser.

Or, c’est bien là la limite de ce roman. Bien écrit, il fait sourire et même rire face à l’absurdité des situations rencontrées et au contraste parfaitement établi entre l’agitation des hommes pour des causes qui restent totalement inconnues et le côté immuable de la nature. Puis, du fait de la distanciation voulue et d’une répétition qui tourne à l’overdose, on finit par se laisser d’autant que le roman s’achève sur ce qui ne ressemble en rien en une fin.


Publié aux Editions POL – 2015 – 193 pages

11.6.16

Pietra viva – Léonor de Récondo


Printemps 1505. Depuis la réalisation de son David géant et de sa Pieta, Michel-Ange est devenu une gloire des arts, le maître absolu de la sculpture. Une reconnaissance qui lui vaut le commande d’un fastueux tombeau pour le Pape Jules II, mégalomane et amateur d’art averti, du vivant même de ce dernier.

Avec un art consommé des mots, un souci de la précision du geste, du ton et du rythme acquis en tant que violoniste baroque, Léonor de Récondo sculpte à son tour un roman superbe, ciselé comme jamais. Chaque mot y est choisi avec un soin extrême, chaque scène nous plonge au cœur de l’intimité d’un génie d’essence quasi-divine mais habité d’un esprit et d’un cœur tourmentés.

Car l’inspiration de Michel-Ange semble lui être dictée en grande partie par ses pulsions. Celles pour la beauté des corps, lui qui entreprend le long voyage vers les carrières de Carrare après avoir quitté brutalement la salle de dissection où l’on venait de lui apporter le corps d’un jeune moine dont la beauté l’avait foudroyé. Celle du corps de sa mère à qui il fut arraché très tôt pour être confié à une douce nourrice. Une mère qu’il ne connut quasiment pas, morte brutalement et jeune comme souvent à l’époque. Une mère qui hante ses rêves et abonde son imagination pour accoucher de sculptures qui tentent de reproduire l’image de cet être absolu et disparu à jamais. Celle de son propre corps laissé crasseux, puant, nourri frugalement d’un peu de pain trempé dans du vin, tanné au soleil de plomb des carrières où il passe ses journées à accompagner les ouvriers dans le choix des blocs de marbre à découper de la montagne.

Quand Michel-Ange n’est pas plongé dans les tourments de ses pensées, lui qui est le plus souvent un être renfrogné, irritable, voire asocial, voici que d’autres pierres vivantes viennent l’interpeler, le faire douter ou lui ouvrir de nouvelles perspectives créatrices. Il semble sans cesse rebondir entre un enfant-surdoué qui ne le lâche pas d’une semelle, le questionnant tantôt avec la même profondeur que celle qu’il mettra dans ses propres commentaires, l’idiot du village qui se prend pour un cheval tombé amoureux fou d’une jument blanche et le contremaître de la carrière qui sait lire entre les pensées de cet homme frustre, rugueux et génial qu’il a le privilège insigne de côtoyer.

Un jour, le sculpteur reprendra le chemin de Rome. Pendant ces quelques mois de halte, il aura vécu avec certains de ses démons, expulsé d’autres, bataillant sans cesse entre ses obsessions, puisant là un matériau pour concevoir une nouvelle œuvre gigantesque et se montrer digne d’un commanditaire qui peut faire sa gloire et sa fortune. Il y aura trouvé la matière à sa pietra viva en même temps qu’il aura progressé, un peu, en tant qu’homme. De notre côté, nous aurons vécu le bonheur d’une lecture parfaite, d’un roman poétique et imaginatif puissant, d’une écriture sobrement lyrique et essentielle. 

Une formidable réussite.


Publié aux Editions Sabine Wespierer – 2013 – 240 pages

4.6.16

Ormuz – Jean Rolin


Ormuz, c’est ce détroit coincé entre l’Iran, les Emirats Arabes Unis et le Sultanat d’Oman. Un bout de mer stratégique par où transite 30% de la production d’hydrocarbure mondiale. Un espace sur-militarisé et qui a fait l’objet de conflits multiples au gré des aléas géopolitiques, des alliances ou des guerres locales.

C’est dans ce lieu du monde aussi peu touristique que possible, plongé dans un air brûlant, souillé de déjections multiples rejetées par les vagues d’une mer qui dépose de traitresses boulettes d’hydrocarbure venant se coller sous les plantes des pieds de celles et ceux qui oseraient s’aventurer sur des plages désertiques que nous projette Jean Rolin.

Chez ce dernier voyager et écrire sont une seule et même chose qui procède d’une observation minutieuse au point d’en devenir maniaque voire obsessionnelle. Cela tombe bien puisque le narrateur qui ressemble fort au journaliste grand reporter que fut Rolin est chargé de relater par le menu les démarches entreprises par un certain Wax en vue de préparer – vainement ce que l’on apprend dès le départ du livre – la traversée à la nage du détroit d’Ormuz.

Un projet voué à l’échec par définition tant la navigation y est intense et les dangers innombrables. Un projet devenant le prétexte à une narration hyperbolique et d’un détail extrême de tout ce qui agite le détroit, le surveille, le menace. D’un seul et même trait de plume, Jean Rolin se déplace avec l’aisance d’un homme maîtrisant son sujet voguant de l’ornithologie permettant de relater par le menu les mœurs des volatiles vernaculaires, à la description presque documentaire des navires de guerre et de leur classe d’appartenance tout en visitant scrupuleusement sur la terre ferme les multiples installations militaires et portuaires où chacun s’épie voire se menace.

Car, au-delà de ce qui tourne à un exercice de style parfois lassant malgré la qualité réelle de l’écriture, ce sont bien les diverses menaces qui planent sur ce bout de notre planète que tente de rendre l’auteur. Des menaces que cristallise le désir de Wax de se lancer dans un défi auquel il ne semble aucunement préparé lui qui oscille sans cesse entre forfanterie, velléité et mensonges plus ou moins sévères. Car, à force de tout noter, de tout visiter même les lieux les plus improbables quand ils ne sont pas de plus les plus louches, le risque est grand de susciter curiosité et attention malveillante de la part de ceux qui n’ont de cesse de tout surveiller.

Derrière ces descriptions qui tournent à l’overdose, derrière cette folle traversée littéraire se cache aussi la dénonciation de la folie des hommes, de leur agitation, de leur improbable capacité à faire d’un enfer a priori inhabitable un lieu de vie hostile et menaçant pour eux-mêmes et tout ce qui s’y aventure.

Etrange objet littéraire qui tangue entre la fascination d’une obsession lancinante et la lassitude d’un lecteur qui a parfois l’habitude de lire un guide de préparation à un voyage désespérant.


Publié aux Editions POL – 2013 – 218 pages