5.4.18

Gabriële – Anne et Claire Berest



C’est un peu fortuitement que les sœurs Anne et Claire Berest, toutes deux écrivaines, découvrirent qui fut véritablement leur arrière-grand-mère. Une forme d’omerta, ou à tout le moins de malaise semblait peser sur leurs origines. Du coup, lever le voile sur la vie extraordinaire de leur aïeule devenait aussi essentiel que de comprendre leurs origines et les raisons de ce qui ressemblait bien à des secrets plus ou moins contenus. Il faut dire que leur propre mère fut un peu le fruit du hasard, seul enfant laissé par le grand-père Vicente, quatrième et dernier enfant non désiré du couple infernal Picabia, qui se suicida à l’âge de vingt-sept ans.
Menant un minutieux travail d’enquête, les deux sœurs vont peu à peu découvrir que derrière cette aïeule morte à cent-quatre ans dans la plus grande misère, l’oubli et l’indifférence se cachait en réalité une des grandes figures intellectuelles de la première moitié du vingtième siècle.
Née Gabriële Buffet, d’une famille bourgeoise et militaire, la cadette des deux enfants du couple se destinait à la musique. Elle fut d’ailleurs la première femme reçue en classe de composition de la Schola Cantorum et la protégée de Vincent d’Indy qui avait décelé son immense talent. C’est par l’intermédiaire de son frère Jean, un peintre impressionniste de second ordre, qu’elle fit la connaissance de celui qui allait devenir son mari, Francis Picabia. Lui était une star parmi les impressionnistes, issu d’une riche famille d’origine espagnole, passionné de voitures et collectionnant les conquêtes féminines. Est-ce parce qu’elle sut déceler la fragilité et l’immense potentiel d’un talent mal exploité qu’elle finit par tomber amoureuse et se lier à un homme qui allait devenir une des figures de proue de la peinture moderne ? Mystère…
Toujours est-il que Gabriële sacrifia tout pour faire d’un époux volage, instable et maniaco-dépressif un artiste majeur et fondateur. Abandonnant sa carrière de musicienne et de compositrice, se débarrassant au plus vite des enfants qu’elle eut à subir comme une contrepartie désagréable d’un mariage où la chair comptait bien moins que l’intellect, elle fut à la fois l’épouse, la mère, la nounou, la manager et la théoricienne d’un artiste profondément instable et toujours prêt à s’embarquer sur un coup de tête dans des aventures impossibles.
Dotée d’un esprit brillant et très au-dessus de la moyenne, elle fut l’amie intime de Duchamp, d’Apollinaire, fréquenta Debussy, travailla avec Varèse, lança Schiapirelli pour ne citer que quelques-uns des artistes majeurs de son temps. Elle fut avec son mari l’une des fondatrices du mouvement dada et joua un rôle majeur dans l’élaboration théorique de toute l’école de peinture non figurative.
Plus les sœurs Berest avancent dans leur découverte, plus on sent du respect s’établir vis-à-vis d’une femme à qui l’époque où elle vécut ne pouvait réserver que des seconds rôles. Impossible de parler cependant de tendresse vis-à-vis d’une femme qui vivait de façon intensément cérébrale dans un couple de monstres créatifs, dotés d’une bougeotte quasi-incontrôlable, brûlant la chandelle par les deux bouts et, surtout, incapables d’amour envers des enfants dont ils n’avaient que faire, ou presque. Eux ne vivaient que pour l’art et elle, en particulier, que pour soutenir jusqu’au bout, malgré les avanies, les crises et les situations vaudevillesques un mari aussi génial qu’impossible à vivre. Les quelques remarques insérées par les deux rédactrices sous forme de petits dialogues à la fin de certains chapitres (qui tous portent le nom de l’une des œuvres de Francis Picabia) montrent bien ce mélange d’admiration et de désarroi qu’elles éprouvent à distance pour d’illustres ancêtres qu’on avait pris soin de leur cacher comme des monstres dont le génie n’aurait pas racheté les vies. Voici en tous cas un très beau livre qui éclaire brillamment la vie artistique de l’entre-deux guerres, entre autres.
Publié aux Editions Stock – 2017 – 450 pages