1.9.18

L’appel du fleuve – Richard Olen Butler



On sait que Richard Olen Butler est, sa vie durant, resté hanté par les images de cette période passée au Vietnam où il fut interprète pour l’armée américaine. Toute une partie de son œuvre est ainsi consacrée à des récits où imaginaire et réminiscences s’entrecroisent. Son dernier roman, « L’appel du fleuve », s’inscrit en partie dans cette veine même s’il se situe en réalité dans un cadre formel beaucoup plus large.
Comme Butler lui-même, Robert Quinlan est arrivé au seuil de la vieillesse. Âgé de soixante-dix ans, il continue d’enseigner l’histoire américaine du XXème siècle dans une université secondaire de Floride. Une vie en apparence tranquille et aisée passée au côté de la femme, son épouse, elle-même professeur en sémiologie dans la même université, qui l’accompagne depuis près d’un demi-siècle. Derrière ces apparences se cachent en réalité des terreurs, des hontes, des conflits qui parce qu’ils n’ont jamais été réglés et qu’il s’est évertué à les refouler le plus soigneusement possible empoisonnent sa vie, transformant certaines nuits en cauchemars, provoquant des bouffées d’angoisse sans crier gare.
Il suffit le plus souvent d’un rien pour remettre en branle la machine à culpabilisation. Ce soir-là, alors qu’il dîne dans un restaurant bobo avec son épouse, ce sera le regard échangé avec un SDF suivi d’une invitation de Robert à ce dernier à venir se servir à ses frais qui sera le déclencheur. Tout cela parce que le clochard fait penser à un ancien militaire, un vétéran comme l’est lui-même Richard. Or dès que le souvenir de l’armée est évoqué, Richard repense à ces années passées au Vietnam où il s’engagea comme volontaire dans une fonction a priori lui garantissant d’être tenu loin du front. Des années de plaisir avec son premier amour, la jeune et belle Lien. Des années qui finirent aussi dans la souffrance et l’humiliation lorsque, pour sauver sa peau lors de l’offensive du Têt, il dut froidement tuer un homme.
Dès lors, Richard Olen Butler nous plonge dans l’inconscient de personnages dont les vies et les destins se croisent à distance. Quinlan se débat avec ses souvenirs du Vietnam jamais avoués et une relation avec un père mourant pleine de non-dit, d’incompréhension, de crainte et de détestation. Le SDF quant à lui vit un délire schizophrène qui fait surgir un père terrifiant avec lequel une guerre permanente semble se livrer, transformant chaque nouveau visage croisé en une menace potentielle. Quant au frère de Quinlan, il a fui un père militariste encore ancré dans son passé de soldat au service de Patton lors de la Deuxième Guerre Mondiale, pour échapper à conscription qui l’aurait envoyé dans la jungle vietnamienne. Une fuite jamais cicatrisée et qui laisse, un demi-siècle plus tard, une famille en morceaux. Dès lors, il faudra pour chacun trouver un moyen de tuer le père, symboliquement parlant, afin de faire sauter un barrage mental qui inhibe tout travail de pardon à soi-même, aux autres et de reconstruction.
Richard Olen Butler signe là un roman magnifique, adroitement construit, sautant en permanence dans la psychée de ses personnages pour amener un dénouement en forme de coup de poing seul capable de faire briser les lignes.
Publié aux Editions Actes Sud – 2018 – 271 pages