7.1.19

Bluff – David Fauquemberg


C’est après de nombreux séjours en Polynésie, loin des hauts lieux touristiques, plongé dans le quotidien de familles et de populations qu’il prit le soin d’écouter et d’apprendre à connaître que David Fauquemberg a commencé à élaborer son fabuleux dernier roman. Lui, le Normand qui vécut toute son adolescence dans les bocages tandis qu’il cherchait déjà l’évasion dans les lectures des romanciers de la mer tels que Stevenson, Slocum, Melville ou Moitessier, a toujours rêvé de joindre son nom à cette longue lignée d’hommes de lettres qui ont su rendre avec réalisme et force la puissance terrifiante des immensités aqueuses. C’est désormais chose faite et fort bien faite !
Un inconnu débarque après plus de mille kilomètres à pied, seul, dans ce bar du port de Bluff à l’extrémité de la pointe sud de la Nouvelle-Zélande. On ne sait rien de lui si ce n’est qu’il est Français. Celui qu’on désignera très vite comme le « Frenchie » ne peut se résigner à ne pas poursuivre un voyage dont on comprend seulement qu’il est une fuite. Son caractère taiseux et ses mains portant les cicatrices d’une lointaine campagne de pêche lui vaudront d’être embauché par Rongo Walker, un maori capitaine d’un vieux caseyeur en bois après que son second, un géant à la force démoniaque ramené de Tahiti, ait approuvé d’un clignement des yeux. Entre ces trois-là, tout est dit presque sans parole. A l’image de ce qui se passe sur un bateau quand on part, comme ici, dès le lendemain, pour une campagne de pêche dans les très dangereuses mers hivernales de la mer de Tasmanie et du Pacifique.
Commence alors un roman d’une incroyable beauté, une sorte de tragédie classique profondément humaine et poétique. Tragédie parce que, dans ce qui aurait dû être sa dernière campagne de pêche, Rongo Walker qui a toujours eu l’intelligence de ne pas forcer le destin prend la mauvaise décision. Celle qui pousse à vouloir transformer une pêche mal commencée en pêche miraculeuse alors qu’un cyclone se prépare. Pour avoir manifesté cet hybris qui fut le socle de bien des récits antiques, le capitaine maori sera bien sévèrement puni. David Fauquemberg donnera à l’occasion du récit de la terrible tempête qui va sévir toute la mesure de son talent. On se croirait véritablement à bord du navire balayé par les éléments déchaînés dont le sort ne tient qu’à la connaissance héritée de siècles de navigation de son capitaine attaché fermement à une barre, bravant obscurité et fatigue à coup de café brûlant et de récits des anciens au Frenchie comateux et blessé.
Car c’est là l’autre secret de cet extraordinaire roman : faire cohabiter personnages contemporains en proie à leur destin et anciens décédés. Des anciens dont on raconte les exploits avant que de leur céder la parole dans des chapitres où la culture maori, en voie de disparition sous les coups brutaux d’une occidentalisation forcée, trouve une nouvelle expression. Ainsi, tel un chœur antique, les morts parlent aux vivants. Le savoir accumulé pendant des millénaires qui conduisit les Polynésiens, bien avant les Conquistadors, vers l’Amérique grâce à leur science de la navigation aux étoiles, se transmet à nouveau entre générations. Les oiseaux et les poissons deviennent autant d’indicateurs précieux permettant de retrouver l’île que l’on cherche au sein de la myriade d’îlots volcaniques dont le Pacifique est parsemé.
C’est cette alternance de violence physique et psychique d’un monde contemporain régi par des quotas, des règles, des cours et des dettes et celle d’ancêtres mythiques et imaginaires, ultimes témoins d’un monde en voie de perdition définitive qui fait tout le sel – marin – de ce très beau récit.
Publié aux Editions Stock – 2018 – 335 pages