Le Portugal a
sans doute en Lidia Jorge sa plus grande femme de littérature contemporaine.
Une femme dont la formation en philologie romane, discipline rare voire en voie
de disparition et qui consiste à tenter d’expliquer une société à travers la
structure de son langage, lui donne un regard unique sur la façon d’écrire. Il
faut toujours chez L. Jorge chercher le sens derrière l’apparence, saisir les
superpositions de textes qui finissent par composer une toile méticuleuse,
détaillée et luxuriante comme une tapisserie qui conterait l’histoire récente
d’un Portugal sorti de la misère mais dont la bourgeoisie, derrière sa façade
de composition, cache une misère d’âme insondable.
« La forêt
dans le fleuve » est avant tout un texte sur l’initiation, le long et
complexe apprentissage qui nous fait passer de l’état adolescent à celui
d’adulte éveillé, conscient, exerçant son libre arbitre. C’est ce que nous dit
cette étrange histoire d’amitié qui emprunte une forme de fascination morbide
et malsaine entre ces deux femmes, personnages centraux de ce roman pluriel.
Julia est la
jeune veuve d’un sculpteur qui révolutionna son art mais ne connut ni la gloire
ni la reconnaissance de son vivant. Ayant séduit celui qui allait devenir son
mari à dix-huit ans, elle eut tôt un enfant, Joia, et a vécu jusque là dans une
relative insouciance faite d’amour physique et d’amour de l’Art. Son veuvage la
laisse sans ressource, mère mais sans expérience de la vie.
Sa rencontre avec
Anabela, une jeune femme énergique et fascinante, va bouleverser sa vie. Pour
payer ses études de droit, Anabela se prostitue. Sa beauté, son esprit
manipulateur, son ambition démesurée lui ouvre les portes d’une vie de succès
en se jouant des hommes comme de vulgaires marionnettes que l’on jette
lorsqu’elles n’amusent ou ne servent plus.
C’est elle qui va
pousser Julia à sortir de son isolement de jeune veuve et mère, la précipiter
dans une vie où elle se confrontera à l’art radical, à la passion amoureuse qui
dévore et détruit tout, à la duperie qui permet d’en tirer un profit personnel
avant, par glissements successifs, de lui faire à son tour comprendre que sa
beauté et son physique peut lui permettre d’améliorer grandement l’ordinaire
auquel un misérable salaire de vendeuse dans une librairie ne suffit pas.
Ce que nous
observons dans le très lent déroulement du récit (la lenteur est l’une des
marques de fabrique de L. Jorge qui aime à prendre son temps pour décrire les
méandres de la pensée, les circonvolutions psychologiques) c’est l’évolution
progressive de cette relation Maître-Esclave entre Anabela, la dominante, et
Julia, l’innocente jeune femme qui va apprendre progressivement à copier le
modèle pour le dépasser. Nous voyons avec une certaine fascination comment la
vie, les hasards, la nécessité, l’adversité vont radicalement transformer une
oie blanche en une louve, bouleversant ainsi, nécessairement, l’équilibre même
qui fondait l’amitié entre les deux femmes.
J’avais été
ébloui par « Le vent qui siffle dans les grues » qui, une fois
encore, faisait tomber le maquillage bourgeois d’une société relativement
sclérosée. J’avoue être resté un peu sur ma faim avec « La forêt dans le
fleuve » n’étant jamais parvenu à entrer dans un livre pourtant
remarquablement construit, sans doute trop d’ailleurs ce qui en fait sa limite.
Publié aux
Editions Métailié – 2000 – 384 pages