Tenter de donner
l’essentiel de la trame romanesque de « Loin de Chandigarh » est sans
doute aussi vain que de vouloir résumer le Maha barata. Et d’ailleurs, cela n’aurait
aucun sens.
Avec ce premier
roman, le journaliste Tarun Tejpal allait marquer une entrée fracassante dans
le paysage littéraire indien contemporain, entrée confirmée depuis avec deux
autres romans aussi magistraux, démesurés et fascinants que ce premier opus
(voir « L’histoire de mes assassins » puis « La vallée des masques »).
« Loin de
Chandigarh », comme toutes les œuvres à suivre de l’auteur, est un roman
aux multiples facettes. C’est tout d’abord une suite d’histoires d’amour
passionnel, un hymne aux joies des corps qui se découvrent, s’auscultent, s’explorent
et s’interpénètrent sous toutes les formes possibles et imaginables. L’érotisme
y est constant et les scènes de sexe décrites de façon extrêmement crûes,
précises au point que l’on se croit parfois en train d’assister en spectateur
pervers aux ébats qui parsèment ce roman souvent sulfureux.
C’est aussi, et
surtout, l’histoire de l’Inde, celle du basculement en trois ou quatre
générations d’un sous-continent aux traditions millénaires, encore dans une
sorte de moyen-âge, riche d’un foisonnement de cultures, de cultures et de
langues, d’un statut de colonie sous domination britannique à celui d’une
puissance nucléaire ayant à la fois un pied dans la plus extrême modernité et l’autre
encore fermement ancré dans ce que l’humanité est capable de produire de pire.
En suivant le
parcours de ce couple qui vécut une histoire d’amour passionnel mais dont nous
apprenons très tôt qu’il vient d’exploser, c’est toute l’inde de ces cent
dernières années que fait défiler Tejpal.
Celle du temps où
les maharadjas vivaient encore dans leur splendeur et une insolente opulence,
maintenant les populations locales sous leur coupe dans un esclavage quasi
absolu, confisquant le produit des récoltes, les filles et les hommes les plus
beaux pour leur seul et unique bon plaisir, le tout sous le regard complaisant
de l’occupant qui savait diviser pour mieux régner.
Celle de la
montée de Ghandi, du rêve puis de la conquête de l’Indépendance avant que,
celle-ci chèrement acquise, ne finisse déliquescente entre les mains d’une
famille n’ayant ni le charisme, ni les capacités du frêle bonhomme qui fit
basculer le monde.
Celle des
explosions régulières de violence qui agitent ce pays sans cesse parcouru des
spasmes des intégrismes religieux, des tensions entre communautés exacerbées
par le détournement des richesses au profit de minorités.
Celle de la
capitale New Dehli, abrutissante de bruit, de crasse, de poussière, de
pollution et d’embouteillages dantesques, mal endémique qui obstrue la moindre
chaussée du plus petit village traversé où que l’on se trouve dans ce pays
tentaculaire.
On pourra lire ce
livre époustouflant pour sa trame romanesque, pour les multiples récits qu’il
contient et que l’on pourra voir comme de longues digressions ou comme des
romans dans le roman. Il sera encore plus intéressant de le lire pour cela en
conservant en tête que toutes ces histoires sont au fond autant d’allégories permettant de
dépeindre un pays dont on n’a jamais fini de faire le tour et qui échappera à
celui qui tenterait de le réduire à une entité simplement rationnelle. Un tour
de force littéraire servi par une écriture éblouissante !
Publié aux
Editions Buchet Chastel – 2005 – 678 pages