Eduardo Mendoza, avec Javier Marias ou Manuel de La Puerta,
fait partie des grandes plumes de la très riche littérature espagnole
contemporaine. Comme Javier Marias, il s’attache à décrire les mécanismes en
œuvre qui ont fait basculer l’Espagne d’un statut de nation attardée, broyée
par les années de dictature franquiste à celle d’un pays moderne, plein
d’allant, dans le peloton de tête d’une Europe conquérante, du moins jusqu’à la
crise récente.
Comme pour Javier Marias, c’est souvent à travers la vie
quotidienne d’un couple et de celles et ceux qui gravitent autour, que Mendoza
choisit de procéder pour nous donner à voir les mutations en cours. Des
changements qui donnent, entre autres, une nouvelle place à la femme
contemporaine en l’ancrant dans la vie active, la sortant du statut d’épouse et
de mère de famille confinée à la maison et au service d’un homme maître du
foyer.
Dans ce roman, Mendoza prend le parti de faire cohabiter
trois évènements ou histoires parallèles
qui vont s’interpénétrer pour profondément marquer la vie de Mauricio, ce
dentiste un peu rêveur, pusillanime et indécis, pour l’obliger à faire des
choix adultes et à les assumer.
Tout d’abord, c’est la campagne électorale du début des
années quatre-vingt, premier symbole fort d’une démocratie en route et qui voit
la société se cliver entre une Droite encore teintée d’un reste de franquisme
et d’une gauche sociale qui hésite entre un socialisme libéral et un communisme
plus radical. Par hasard, parce qu’il n’a pas su refuser et surtout parce qu’il
s’ennuie un peu, Mauricio va se retrouver propulsé sur une liste électorale de
gauche. En sillonnant les quartiers pauvres d’une Barcelone qui n’est pas
encore devenue celle que nous connaissons, Mauricio va découvrir un autre monde
que celui, protégé, dans lequel il évolue. Il va aussi y gagner en confiance en
lui-même en développant des talents d’orateur et de débatteur de façon
surprenante pour lui et ceux qui l’auront sollicité afin de donner une teinte
d’ouverture sociale à une liste autrement trop gauchisante. Avec la perte des
élections, Mauricio quittera aussi rapidement qu’il y était entré la vie
politique et ses tentations. Mais il aura franchi une étape personnelle en
ayant appris sur lui-même.
En parallèle, une fois le nouveau gouvernement en place,
c’est la modernisation de l’Espagne qui se met en route. Le symbole en sera la
candidature, et finalement le choix, de Barcelone pour accueillir les Jeux
Olympiques d’été. Une candidature qui va susciter une pression immobilière,
faire circuler des quantités d’argent phénoménales, redessiner la ville qui
pourra alors clairement assumer un rayonnement international et ouvrir la voie
vers une forme d’autonomie de la Catalogne, à terme. Une étape dans laquelle
Mauricio se trouvera indirectement impliqué.
Entre ces deux batailles électorales qui ont leur code
propre, leurs coups bas, leurs luttes d’influence, Mauricio est en plein
dilemme personnel. Il vit une double histoire d’amour, symbole en soi d’une
Espagne qui se transforme.
D’un côté, il vit une histoire passionnée mais difficile
avec Clotilde, une jeune femme féministe convaincue, mal dans sa peau,
versatile, tiraillée d’une part entre son désir de réussir professionnellement
comme avocate d’affaires dans un grand cabinet barcelonais dirigé par son oncle
sans que ceci puisse être mis sur le compte d’un quelconque népotisme, d’autre
part de réussir une vie de couple équilibrée avec Mauricio dont elle ne sait si
elle l’aime vraiment. D’où d’incessantes et pénibles ruptures, des hésitations
permanentes qui ne cesseront de s’amplifier au fur et à mesure que Clotilde
gagnera du crédit professionnel. Car il est encore à cette époque difficile
d’être prise au sérieux comme femme si on est célibataire.
De l’autre, Mauricio, découragé par le comportement souvent
hostile et difficile de Clotilde qui n’arrive pas à s’assumer, va se laisser
séduire par Porritos, une ex-droguée un peu hippie qu’il a rencontrée lors des
meetings électoraux. Elle y chauffait des salles plus ou moins amorphes en se
lançant corps et âme dans des chants accompagnée de sa guitare.
Mauricio sera sans arrêt tiraillé entre ces deux femmes,
l’une tournée vers l’avenir, sublime mais pas encore adulte, l’autre ancrée
dans le passé, joyeuse et spontanée,
mais bientôt frappée par le sida qui finira par l’emporter. Mauricio
devra choisir, révéler à Clotilde cette double relation et les risques, assumer
les conséquences de ses actes tout en tentant d’en sortir grandi.
Mendoza met en scène avec brio et sensibilité, causticité et
sans concession, ses vies qui s’entrecroisent et qui symbolisent les choix que
doit faire un pays qui doit trouver sa voie. Tous devront renoncer à leur part
d’égoïsme, faire le deuil de certains idéaux pour grandir et devenir capables
de vivre et de construire ensemble.
Un livre tout simplement remarquable et que nous avons
beaucoup aimé.
Publié aux Editions Seuil – 2007 – 315 pages