Il existe de
multiples façons de se consoler d’un chagrin d’amour. Celle imaginée par
Nathalie Azoulai est de fuir le monde en se réfugiant dans la langue du XVIIème
siècle et plus particulièrement celle de Racine. Il faut dire que l’auteur a
des Lettres étant Normalienne et agrégée. Et puis, Racine est cet auteur qui a
révolutionné la langue française, inventant des formulations inédites,
triturant parfois la grammaire et la syntaxe pour s’attacher à la musique, à la
consonance et, surtout, à l’impact que ses mots soigneusement choisis et
agencés aura sur le public. Enfin, Jean Racine est l’auteur de la tragédie
« Titus et Bérénice » dans laquelle l’éternelle question de la
rupture, du point de vue de comprendre ce qui peut pousser un homme à quitter
une femme (ou l’inverse dans la vraie vie) est au centre de la pièce.
L’une des grandes
originalités du roman de N. Azoulai est dès lors de mettre en perspective, au
début de son récit, un chagrin d’amour contemporain et la pièce de Racine.
Celle qui écrit confesse sa douleur de venir d’être quittée par un homme marié,
sans explication. Elle se consolera en partant de l’hypothèse que si Bérénice
fut délaissée, c’est qu’au fond Titus ne l’aimait pas ou pas assez et non parce
qu’elle n’a pas su le retenir. Puis, en fin de récit, elle fomentera à sa façon
à la fois réfléchie et improvisée sous le coup de l’émotion une rupture en
retour, définitive, à un moment aussi critique que les scènes essentielles du
Tragédien.
Entre ces deux
points qui forment le prétexte et la conclusion d’un roman superbement
original, l’auteur s’attache à décortiquer le texte et le sous-texte de
certaines des œuvres du grand tragédien. Soyez rassurés, il ne s’agit
aucunement de se lancer ici dans une forme d’exégèse ou de commentaire composé
savant même si la référence ici ou là à des formes rhétoriques permet de se
livrer à quelques explications qui pourront paraître obscures à qui n’a pas de
formation classique.
C’est plutôt en
suivant de façon chronologique la vie de Racine que l’auteur tente de
comprendre comment la langue du futur académicien s’est forgée. Comment un
orphelin confié aux terriblement austères professeurs jansénistes de Port Royal
est passé de l’ombre froide de la traduction latine à la lumière d’un courtisan
pensionné du Roi Soleil. Par quels moyens techniques, par quels détours de la
pensée, par quelles expériences intimes il allait devenir non seulement la
coqueluche de son époque mais une référence absolue toujours en vigueur et
enseignée plus de trois siècles plus tard.
On sait peu de
choses autres qu’officielles de la vie de Racine. A partir de ce matériau brut,
N. Azoulai laisse libre-cours à son imaginaire, inventant des scènes
plausibles, plongeant au sein même de l’intime d’un homme sans cesse écartelé
entre une éducation aussi raide que stricte et une soif de briller, de
conquérir les femmes, de reconnaissance voulant s’imposer à tout prix face aux
vieilles barbes encore vaillantes que forme la fratrie Corneille.
Voici en tous cas
un livre sacrément intelligent, que l’on sent avoir être élaboré lentement
après s’être longuement immergée dans l’œuvre et la vie de cet inconnu figé
dans le marbre qu’est Jean Racine en tant qu’homme. Un livre qui nous montre
que Racine reste encore celui qui s’est le mieux approché de la question de
l’amour vu par les yeux des femmes et dont les textes continuent de nous
interpeler tant par leur tournure inégalée que par les thèmes abordés.
Un sacré coup de
cœur dont nous sommes heureux de voir qu’il fut récompensé par le Prix Médicis.
Publié aux
Editions P.O.L. – 2015 – 320 pages