1.4.11

Quatrième chronique du règne de Nicolas Ier – P. Rambaud


Chaque année, nous attendons avec délectation la livraison des chroniques de notre Académicien. Il faut dire que la conduite en souplesse des affaires par notre Auguste Souverain Elyséen, son style tout en douceur, son absence totale d’égocentrisme, son écoute infaillible du bas peuple permettent de se livrer à un exercice littéraire à la saveur incomparable.

2010 fut, à ce titre, un crû exceptionnel. Rappelez-vous.

Un procès plein d’amabilités entre un ex Premier Ministre promis à être pendu à un croc de boucher et le Grand Inquisiteur lui-même avec à la clé, une tribune d’expression à l’audimat incomparable pour la victime d’autant qu’elle fut totalement blanchie.

Un couple présidentiel qui bat, déjà, de l’aile, le Grand Homme ayant jeté son dévolu sur une Secrétaire d’Etat sportive, délaissant l’insondable Carla pourtant épousée à grandes déclarations d’amour trois ans plus tôt.

Une tentative de coup d’état avec l’imposition népotique, heureusement avortée grâce à la rébellion populaire, d’un fils à la tête de la pompe à finances qu’est l’EPAD. Un fils qui visiblement a hérité de l’audace paternelle et dont les ambitions le pousseront, à n’en point douter, à moultes trahisons.

Une réforme des retraites qui mit des millions de personnes dans la rue, paralysa l’activité économique, remit en selle un PS qui allait à vau-l’eau.

Une affaire Woerth-Bettencourt aux relents d’une pièce fétide de Feydeau où un majordome joue les traîtres et les enregistrements secrets menacent de faire tomber la République tout en illustrant l’abus manifeste d’un gigolo qui n’a pas froid aux yeux, déjà spécialisé dans le dépouillement des veilles femmes n’ayant plus tout à fait leur tête.

Un Ministre du Budget puis des Affaires Sociales éclaboussé méchamment par une sombre affaire de vente au rabais d’un hippodrome et d’une écurie de chevaux et douché par la révélation qu’il sut imposer sa femme auprès du conseil de Mme Bettencourt. Un Ministre tellement plombé par ces affaires qu’il dut se retirer la queue basse.

Un Empereur sauveur du monde qui vole de sommets en sommets se croyant l’égal des plus grands quand il n’est, bien souvent, que leur jouet ou leur faire-valoir. Mais tellement aveugle qu’il ne s’en rend pas compte quand le monde entier en rit.

Un débat sur l’identité nationale qui pue les caniveaux d’extrême-droite, monte la majorité politique contre le Souverain Eclairé enfermé dans son autisme au point de ne pas voir qu’il court à sa perte.

Imaginez ce qu’une plume aussi habile et trempée dans l’acide comme celle de Mr Rambaud peut en tirer. Une pure jouissance !

Et pour plagier l’auteur, « A suivre, malheureusement… »

Publié aux Editions Grasset – 2011 – 175 pages

31.3.11

Le ciel est aux petits porteurs – Daniel Boulanger


Dieu que ce livre est assommant ! Mr Boulanger, tout sociétaire de l’Académie Française qu’il est, a commis un bien mauvais livre…

On n’y comprend rien. Bousculé par une écriture qui ne veut rien dire et qui copie pâlement la Cantatrice Chauve, le lecteur tente désespérément de s’accrocher.

Qui sont ces personnages qui se succèdent, que viennent-ils faire dans une succession indigeste de scénettes sans intérêt ? Quel est donc le propos ? Sommes-nous dans un monde devenu fou ou bien dans la tête d’un « nègre » dont l’esprit dégurgiterait des textes commis au nom des autres ?

Quelle est donc cette langue fantasque et assommante ?

Lassé au bout de trop longues cent pages, j’ai refermé le bouquin avant que d’avoir trouvé ou non les réponses, et l’ai remisé bien loin de mon estomac qui ne le supportait plus.

L’un des pires livres qu’il m’ait été donné de lire depuis trois ans !

Publié aux Editions Grasset – 245 pages

26.3.11

En censurant un roman d’amour iranien – Shahriar Mandanipour


L’humour et l’autodérision sont décidément des armes irrésistibles pour s’élever contre l’intolérable. Shahriar Mandanipour en fait avec son dernier roman un usage habile et pertinent pour dénoncer de façon subtile les dérives et la folie despotique du régime tyrannique iranien. Shahriar Mandanipour connaît bien son sujet, s’étant vu interdire de publication dans son pays natal et contraint à émigrer aux Etats-Unis où il réside et écrit désormais.

Imaginons donc un instant un auteur, iranien, à qui viendrait l’improbable idée d’écrire et de publier un roman d’amour en Iran. En quoi, me direz-vous, cela constitue une hypothèse improbable ? Tout simplement parce que le régime islamiste despotique a eu pour première préoccupation de concentrer le pouvoir dans les mains de quelques exaltés dont le premier objectif fut, et reste, d’asservir les femmes en les recouvrant d’étoffes pour mieux les dissimuler à leurs fantasmes, à leurs désirs obscurs. Parce que le régime autoritaire, sous le prétexte fallacieux de ne point offenser la religion musulmane tournée en dogme, écornée en dictats absolus, s’efforce de contrôler toute velléité contestataire en ayant mis en place un bureau de censure sous les fourches caudines duquel il faut en passer si l’on veut être publié.

Dans ces conditions, face à une pruderie de façade et aux dérives d’une interprétation sans cesse plus restrictive, il est bien improbable de pouvoir publier une histoire d’amour entre deux jeunes gens, le contact direct entre les deux sexes étant soumis à un contrôle absolu dans le but de conserver les jeunes femmes vierges et soumises aux mâles dominants.

Notre écrivain fictif, dont il n’est pas difficile de reconnaître les traits de l’auteur lui-même, s’arrache donc les cheveux au fur et à mesure que son intrigue progresse. Chaque phrase, chaque mot sélectionnés font l’objet de toute son attention, le forçant consciemment ou non à une auto-censure qui rend le récit volontairement ridicule et vide de sens. La force de Shahriar Mandanipour est de saisir la progression chaotique d’un pseudo roman pour donner prétexte à des commentaires libres, véritable expression de la pensée du pseudo auteur, sur ce qui fait la faillite totale d’un peuple qui, un temps, domina le monde par sa culture avant que de ne cesser de faire l’objet des multiples remous de l’Histoire.

Tout cela est écrit avec une grande profondeur, une dose incroyable d’humour en forme d’auto-dérision et nous donne à voir ce que les organes officiels se gardent bien de conter. Une société corrompue, à bout de souffle, secouée dans des spasmes de révolte mâtée dans la violence et les arrestations arbitraires ; un monde de débrouille et de contournements ; un souci constant, entropique, pour ceux qui détiennent le pouvoir d’en faire un usage à leur seul profit ; un monde d’hommes frustrés, surveillés en permanence et à la merci de la moindre dénonciation ; une société qui s’appauvrit un peu plus chaque mois et dont les élites ont fui. Le message passe d’autant mieux qu’il s’inscrit en faux, en creux négatif, d’un pseudo roman censé finalement mettre en avant la réussite d’un régime condamné d’avance à tomber.

C’est remarquablement fait, terriblement efficace, et malgré le tragique de la situation, l’auteur sait nous arracher des saccades de rires et de sourires. Un très grand bravo !

Publié aux Editions du Seuil – 2010 – 406 pages

25.3.11

Et mon cœur transparent – Véronique Ovaldé


Si l’on devait rechercher l’archétype d’un romain résolument contemporain, en verve, avançant sans s’en laisser compter dans un environnement tissé de toutes pièces, je n’hésiterais pas à citer « Et mon cœur transparent ».

Un roman typiquement français, par son atmosphère si particulière, son intimité et sa pudeur. Un roman rebondissant, souvent drôle, malgré un sujet assez lourd. Drôle parce que Véronique Ovaldé a décidé de ne pas se prendre au sérieux tout en conduisant de main de maître son récit.

Lancelot est un brave type qui se laisse un peu mener dans sa vie. Divorcé d’une première épouse qui lui était devenue étrangère, il s’est remarié à une fille fantasque, beaucoup plus jeune que lui, belle, attirante. Il n’a jamais très bien compris comment ce mariage d’amour, miraculeux, a bien pu se produire.

Mais voici qu’encore fraichement marié, sa nouvelle épouse, Irina, disparaît dans un accident de voiture. Un accident bizarre, à un endroit où elle n’aurait dû se trouver, à une heure improbable, dans d’étranges circonstances.

Ebranlé par cette mort qui le laisse abandonné à lui-même, vaguement désœuvré, Lancelot, interpelé par les premières révélations de la police, va chercher à comprendre ce qui a pu se passer.

Un à un, les secrets d’Irina vont se révéler et Lancelot va découvrir qui était vraiment sa femme.

Mené un peu comme une enquête parallèle, le récit nous donne à réfléchir sur la perception que nous avons des autres, y compris les plus intimes. Que connaissons-nous vraiment d’eux ? Quel rôle nous font-ils jouer malgré nous ? Où commence la manipulation et où s’arrêtent les sentiments ?

Pour tenter de répondre à ces diverses interrogations, Lancelot va se confronter à un monde qui lui était totalement étranger. Un monde à la marge, en contestation souvent violente. Un monde dont il va devoir apprendre les codes, un monde qui va peu à peu lui devenir une nouvelle famille.

Sur cette route parsemée d’embûches, V. Ovaldé va poster une cohorte de petits personnages attachants parce que mal dans leur peau, en doute ou en quête d’amour, de reconnaissance ou simplement d’un peu d’attention.

Ce qui fait le charme du livre est un goût prononcé pour le merveilleux, l’improbable, le surprenant. Mené tambour battant, le livre nous entraine dans un tourbillon indispensable au personnage principal pour quitter une vie avant d’en endosser une autre malgré qu’il en ait (comme on disait au XVIIe siècle !).

Tout ceci se lit très vite et laisse un joli goût sucré et acidulé dans la bouche. A déguster sans hésitation.

Publié aux Editions de l’Olivier – 233 pages

18.3.11

Comme ton père – Guillaume Le Touze


Malgré un Prix Renaudot reçu en 1994, je dois dire avoir été assez insensible à de roman de Le Touze.

La faute sans doute à la structure romanesque qui repose sur une série d’auto narrations, intercalées dans l’espace et le temps, et dont nous finissons par comprendre peu à peu le sens et les interrelations. Un parti-pris certes bien conduit, mais qui peut se révéler fort perturbant si l’on aime la structure et la rationalité.

La faute aussi, et avant tout, à une première partie un peu aride et où l’on se dit que, encore une fois, nous allons être assommés par le thème un peu trop présent de l’homosexualité, de la différence et de l’exclusion qu’elle pouvait entrainer encore il y a une quinzaine d’années.

Fort heureusement, le passage brutal, en deuxième partie (Journal d’Emma) d’un livre qui en comporte six, en nous changeant d’époque (nous sommes dans la première partie du XIXe siècle alors que la première partie se déroule en 1994), de personnage (une jeune femme juste mariée en route pour prêcher la foi protestante en Afrique du Sud), nous donne envie de poursuivre une lecture qui avait failli s’arrêter là… Où Le touze veut-il nous conduire ? C’est la curiosité qui fait progresser une lecture un peu laborieuse.

Alors, peu à peu, nous comprenons.

Un homme, Paul, est venu se réfugier en Afrique du Sud. Il s’est caché au fond d’une grotte à Massitissi. Une grotte longtemps habitée par des missionnaires protestants au XIXe siècle, ses ancêtres. Nous allons tout en apprendre, à distance, via le journal intime d’une forte femme, Alsacienne, Emma.

Paul, après avoir été marié à Claudia et eu avec sa femme un enfant, Giuseppe, qu’il n’a jamais connu, a vécu une histoire d’amour absolue avec un homme. Pour lui, il a tout quitté.

Paul s’est enfui à nouveau lorsqu’il eut peur que l’âge, la maladie ne viennent détruire cet amour hors normes, incompris par les autres.

Giuseppe, malade et condamné, qui n’a jamais connu son père, décide de le rejoindre pour un dernier voyage, avant qu’il ne soit trop tard. Giuseppe, lui aussi, est homosexuel. Une façon de suivre ce père qu’il a admiré à distance, en imagination et de fuir une mère qui ne l’a jamais aimé, qui a vécu avant tout pour elle-même. Une femme qui s’est réfugiée à Rome auprès d’un mari trop parfait et embarrassée d’une sœur cadette fantasque et futile.

Tout cela est un peu trop écrit, parfois un peu convenu. La lecture manque totalement de naturel.

Finalement, « Comme ton père » se révèle un roman sur l’amour profond d’un père et d’un fils qui se découvrent enfin au soir de leurs vies et qui, malgré peu de mots mais beaucoup de maux, vont se donner l’absolution avant que le fils ne finisse par mourir.

Pour autant, « Comme ton père » méritait-il un prix littéraire ? A quinze ans de distance, pour moi la réponse est contenue dans la question…

Publié aux Editions de l’Olivier – 219 pages

12.3.11

Neutralité malveillante -Jean-Pierre Gattegno

N

Publié en 1992, ce roman est donc plus ancien que le superbe « Avec vue sur le royaume ». Cette antériorité se manifeste d’ailleurs par un style plus lâche, une écriture simple et une trame moins élaborée que dans les romans plus tardifs.

Mais l’inventivité, l’originalité, la moquerie sont déjà là et Gattégno possède un incomparable talent pour s’emparer de son lecteur, le fondre dans l’univers qu’il a spécialement conçu à cet effet.

Le personnage principal du roman, malgré les apparences, va se révéler comme une sorte d’archétype de l’anti-héros. Michel Durand est analyste. Il gagne sa vie (très bien) en écoutant passivement ses patients et ses patientes lui confier sans pudeur, les fantasmes, les pulsions, les frustrations dont ils sont victimes. Gattégno fait défiler une galerie de personnages névrotiques assez hilarante et représentative d’une société au bord du malaise.

A la base de la psychanalyse se trouve la distanciation entre le patient et le médecin qui ne doit pas former de jugement, rester neutre, tout en accompagnant son patient dans la recherche et la compréhension de son moi.

Or, c’est cette neutralité que Durand va perdre en acceptant d’être l’analyste d’un patient bizarre, inquiétant et de plus en plus manipulateur.

Un patient qui va s’appliquer à semer le doute en lui, à détruire le fragile équilibre du médecin, divorcé, victime de problèmes d’argent, obnubilé par un appartement de prestige décoré comme dans une revue spécialisée, poursuivi par ses créanciers et follement tenté par ses patientes ou collègues superbement sexies. Un patient qui va se jouer de lui pour, à son tour, plonger Michel Durand dans une descente alambiquée, rocambolesque et haute en couleurs et en surprises dans la compréhension d’un moi fort malmené. Une psychanalyse à distance et par tiers interposé, orchestrée par un manipulateur prévoyant, déterminé et implacable.

A tel point que Durand finira par détester son patient et perdre la lucidité et le recul dont il ne devrait pas se départir. Et le piège va se refermer…

L’imagination dont fait preuve Gattégno est incroyable. Nous allons de rebondissements en rebondissements, chaque épisode étant un prétexte pour se moquer gentiment de l’establishment, de la psychanalyse et de ses codes. On sourit souvent et prend plaisir à suivre une histoire abracadabrante dans laquelle tout le monde manipule tout le monde au mépris des règles de conduite et de déontologie.

Certes, la fin devient prévisible même si elle réserve une ultime surprise. Certes, l’écriture manque de force et le copinage du roman noir léger et des scènes un brin érotiques frôle parfois le style Arlequin, ce qui est le point le plus faible de ce roman.

Mais on pardonne à Gattégno qui sait si bien nous captiver et nous amuser. Et puis, c’était pour préparer d’autant mieux les livres du même auteur, plus aboutis, à venir.

Publié aux Editions Calmann-Lévy – 237 pages

5.3.11

Resplandy – Yves Bichet


Tout commence comme un improbable moment d’égarement. Bertrand, professeur d’arts plastiques sans ambitions particulières et sans histoire, vient de perdre son père dans un stupide accident de circulation. Alors qu’il a tout juste récupéré l’urne funéraire, à peine sortie de la crémation, il remarque une femme d’âge mûr qui elle aussi, vient de récupérer l’urne de sa mère.

Une attirance irrésistible le projette vers elle qui, loin de se refuser, l’attire à elle jusqu’à la consommation sexuelle, presque pulsionnelle. Une consommation qui s’achèvera par une incroyable scène de mélange des cendres funéraires entreprises avec détermination par Resplandy, cette amante déterminée d’un après-midi particulier.

Celle-ci disparue sans laisser de nouvelles, Bertrand n’aura de cesse que de partir à sa recherche en vue de comprendre chacun des gestes qu’il ne s’explique pas.

Dans un roman à tiroirs, Yves Bichet nous mène à son rythme volontairement lent pour appréhender les secrets familiaux qui peu à peu vont se révéler. Qui était vraiment ce père, cheminot apparemment anodin ? Qui est cette Resplandy et quel jeu mène-t-elle ? Comment un couple parvient-il à surmonter l’usure du temps, les petites infidélités ?

Ce roman est aussi et, surtout, au-delà de son intrigue vaguement policière car inquisitoriale, une réflexion à miroirs sur l’amour, l’attirance des corps, la puissance érotique de la nudité qui se voile dans l’ombre trompeuse de la nuit, la puissance destructrice de la passion.

Un roman qui donne une grande place aux femmes qui, finalement, mènent leur vie amoureuse à leur façon, n’hésitent pas à casser les codes, se montrent bien moins prudes que les hommes dont elles finissent par se jouer.

Il aura fallu la mort de la figure freudienne du père pour que les apparences tombent, pour que ce qui importe vraiment finisse par se révéler et s’imposer, pour découvrir ce que sont vraiment les épouses et mères ici souvent dissimulatrices et d’une grande force de caractère.

La fin inattendue nous laisse pantois, en forme d’un ultime pied de nez aux conventions, un rire moqueur glaçant de la part d’une femme qui, décidément, mène sa barque à sa façon sans se soucier de la part de destruction qu’elle porte en elle et qu’elle projette sur les hommes qu’elle manipule honteusement.

Certes le roman peine parfois à garder son cap, peut manquer ici ou là d’une densité. Il n’en reste pas moins très original et parfaitement recommandable en tant que tel.

Publié aux Editions Seuil – 2010 – 252 pages

25.2.11

Un lien étroit – Christine Jordis

Roman, confessions, autobiographie, essai psycho-social ? Difficile de classer ce livre que pourtant l’éditeur s’évertue à nous donner pour un roman.

En tout cas, un livre qui hésite tant sur le fond que sur la forme, oscillant entre de (rares) réflexions pertinentes et profondes sur la place de la femme dans la société française contemporaine et les fréquentes incursions dans des considérations d’une relative platitude, mille fois ressassées et qui n’apportent aucun éclairage nouveau ou original sur le sujet abordé.

On a d’ailleurs très, trop souvent le sentiment que Christine Jordis s’écoute écrire, qu’elle se fait citer par un tiers, femme et écrivain, pour mieux souligner à ses propres yeux la pertinence de ce qu’elle cherche à nous dire.

Pourtant, la première partie de ce « roman » était prometteuse. Le tableau de la jeune femme qui tombe amoureuse, sans grande expérience, qui accepte de se marier parce qu’elle set heureuse et qu’elle veut, inconsciemment, reproduire le schéma social dominant était peint avec un zeste de férocité et d’autodérision qui l’arrachait des sentiers rebattus.

Pour la génération des années soixante (la mienne), on y retrouve admirablement l’ambiance de l’époque, celle où les femmes commencent à s’émanciper mais toujours sous le regard étroit, protecteur et machiste de leurs hommes qu’elles doivent avant tout servir.

Une époque où divorcer n’était pas convenable, où l’apparence l’emportait sur la profondeur, où le refoulement engendrait souvent la tyrannie domestique.

Mais, à partir du moment où le personnage féminin qui dévide jusqu’au dégoût ses états d’âme, décide de divorcer alors le livre dérape. Il y règne un parfum de culpabilité entretenu dans des vapeurs de citations littéraires de tous genres et toutes époques. Rilke, Sollers, Barbey d’Aurevilly sont appelés à la rescousse d’un écrit qui part en naufrage.

J’ai calé à la 200ème page pour renoncer, définitivement…

Publié aux Editions Seuil – 264 pages

19.2.11

Le rapport de Brodeck – Philippe Claudel


Depuis « Les âmes grises », livre sublime s’il en est, toute nouvelle parution de Philippe Claudel fait l’objet d’une attention particulière.

Nous avions été très déçus par « La petite fille de monsieur Linh » dont vous trouverez la note dans Cetalir. Autant dire que « Le rapport Brodeck » se situe d’emblée dans la lignée des « Ames grises » et constitue un nouveau temps fort de la littérature contemporaine d’expression française.

Le roman décline de façon lente, détaillée et douloureuse certaines des façons dont l’exclusion et l’ostracisme se nourrissent et s’expriment. Nous sommes perdus au cœur des montagnes, dans un petit village jusqu’alors sans histoire, dans un pays imaginaire, d’expression allemande abâtardie par un patois rustique. Autriche ou Suisse sans qu’il soit besoin de le préciser plus.

Brodeck est un employé de la mairie qui se voit confier la rédaction d’un rapport destiné à justifier la mort, et on comprend tout de suite qu’il s’agit d’un assassinat collectif, d’un étranger un peu original, venant d’un pays frère et qui a eu le mauvais goût de s’installer sur place, sans raison, sans chercher à s’intégrer vraiment, en passant son temps à dessiner et peindre ce qu’il voyait, et surtout, ressentait.

Un véritable crime de lèse majesté dans un pays de paysans lourds, rustres et frustres.

Dans son rapport, Brodeck va nous révéler de quoi ce village et vraiment fait. Un village qui l’a envoyé dans un camp de concentration nazi dont il a miraculeusement réchappé. Un village qui a pactisé avec l’occupant et payé son tribut de sang pour acheter une paix relative. Un village qui a laissé commettre des atrocités sans broncher, pire même, qui les a favorisées, plus d’horreur justifiant mieux la nécessité d’avoir eu à les commencer.

Ce rapport est une descente au fond de l’inhumanité, de la bêtise humaine, de la lâcheté absolues.

C’est aussi une confession de Brodeck sur la stratégie de survie qu’il a du adopter pour survivre aux camps dont, en principe, on ne revient pas. Une confession douloureuse, progressive. Une délivrance psychologique face à un seul objectif : en revenir pour serrer son épouse adorée dans ses bras.

Un objectif que le destin contrariera fortement, le malheur se nourrissant du malheur, l’exclusion de l’exclusion, l’irrationnel trouvant son exutoire dans une rationalisation de l’indicible.

C’est un roman profondément humain, d’une rare intensité affective et psychologique qui nous est livré. Un de ces livres dont il est impossible de sortir intacts et qui vous poursuivent, par la force de leur interpellation, longtemps après être refermés.

Ce qui en fait la force est sa pudeur et le fait que Brodeck, l’intermédiaire obligé, ne juge pas. Il expose crûment mais factuellement, compose avec une vie insupportable, montre que même les rêves les plus beaux n’ont pas d’avenir. A ce titre, le prêtre alcoolique, résigné et qui ne croit plus ni en Dieu ni en les hommes résume à lui seul la tonalité d’un livre sublime mais sans illusion sur l’humanité. Un prêtre obsédé par le secret, trop lourd, insupportable, de la confession. Un homme qui sait mais qui ne peut rien dire et dont le seul salut est de se réfugier dans l’abrutissement rassurant de l’alcool.

A chacun sa solution pour continuer de vivre. Pour Brodeck, pour Claudel sans doute, c’est l’écriture.

Publié aux Editions Stock – 401 pages

16.2.11

Jours de fêtes à l’hospice – John Updike


Updike est considéré comme l’un des grands romanciers des années soixante, soixante-dix aux Etats-Unis. « Jours de fêtes à l’hospice » fut son premier roman, publié en 1957 et vu par la critique par son meilleur livre.

Pour notre part, nous avons éprouvé un ennui assez profond à la lecture de ce roman très monocorde, très plaintif, au fond assez sombre. Un ennui tel que nous ne sommes pas tentés de découvrir une œuvre du même auteur qui serait, selon la critique, par définition de qualité moindre. C’est dire…

En quelques mots, l’action se situe dans un hospice pour vieux de l’Administration américaine, quelque part en pleine cambrousse, perdu au milieu de nulle part.

Un hospice qui a l’allure d’un bel ancien bâtiment agricole mais dont les petits moyens ne permettent pas un entretien décent.

Un hospice où l’on vient avant tout pour mourir (beaucoup) et finir, plus ou moins dignement, une vie souvent peu remplie.

Sans doute est-ce là la plus grande qualité d’Updike que d’avoir su, derrière un style d’une incroyable sobriété, dépeindre avec férocité et dérision des existences vides de sens et qui se terminent avec étroitesse et mesquinerie. Car c’est de la méchanceté humaine qu’il est question, de l’insondable bêtise de beaucoup d’entre nous et qui nous conduit à frapper ceux-là même qui nous veulent du bien.

On se demande si une rédemption quelconque est possible pour ces vieillards dont la plupart sont croyants mais qui se comportent comme d’insupportables gamins enferéms malgré eux.

C’est pour cela qu’il faut une fête annuelle, une grande kermesse pour attirer du monde, démontrer la supériorité de l’institution, recruter des nouveaux pensionnaires pour remplacer celles et ceux qui tombent comme des mouches, créer du lien social comme on dirait aujourd’hui.

Il y a là un sujet un or pour faire un livre extraordinairement compatissant ou fabuleusement décapant.

Au lieu de cela, on reste souvent à la surface des choses, à l’extérieur d’un scenario qui se déroule sous nos yeux sans qu’on s’y intéresse vraiment.

Même la violente discussion autour de l’inexistence de Dieu manque d’emphase et de conviction.

Bref, nous avons été déçus et frustrés par un livre au mieux moyen.

Publié aux Editions Julliard – 214 pages

15.2.11

La chambre des morts – Franck Thilliez


Franck Thilliez, pour ceux qui l’ignoreraient encore, est un des jeunes Maîtres du polar français. Il a d’ailleurs reçu le « Prix Quais du Polar 2006 » avec ce roman dont un film a également été tiré.

Un roman, comme toujours avec Thilliez, très noir, très pessimiste, glauque. Comme s’il s’était fait une spécialité de fouiller le tréfonds des âmes humaines torturées par des délires, des fantasmes morbides et où le passage à l’acte, violent, brutal et sanguinolent nous fait franchir de nouvelles frontières dans l’horreur.

L’autre spécialité de ce romancier de grand talent est de mêler religion, rites et mises en scènes, exécutés par des criminels aussi intelligents que dérangés. Des élaborations savantes, en référence à l’Histoire, dont l’élucidation et le décodage nécessitent à la fois une connaissance approfondie de certaines spécialités, une façon différente de raisonner, une remise en cause des enquêteurs interpellés. Car, presque toujours, ces derniers sont eux-mêmes perturbés dans leur propre vie, connaissent une crise d’identité profonde et ces enquêtes sont le moyen de se reconstruire en chassant leurs propres démons.

Seul un flic dérangé, à la marge, peut se révéler capable de décoder l’irrationnel qui renverse toute logique habituelle.

Moins abouti que « Lunes de miel », ce roman n’en reste pas moins un très grand roman policier.

L’action se situe dans la région de Dunkerque et de Lille (le Nord est la terre d’accueil que Thilliez s’est choisie). Les lieux y sont souvent sombres, humides, souterrains, mal chauffés, l’obscurité ayant une place de choix dans les livres de Thilliez. La vérité doit en effet se chercher au plus profond du sens caché et sa mise en lumière est impossible, choquante, déstabilisante. Tout doit rester entre initiés, un peu caché pour ne pas faire trop peur à une population qui se croit en sécurité.

L’essentiel des actions se produit donc de nuit ou à l’aube et quasiment toujours en pleine obscurité qui aiguise nos peurs et réveille nos terreurs enfantines.

Dans « La chambre des morts », c’est dans le monde de la taxidermie que nous descendons. Quel peut bien être le point commun entre ces enlèvements de jeunes filles qui se succèdent, le décès par accident du père d’une des jeunes filles, la disparition de deux millions d’Euros au milieu d’insupportables odeurs de cuirs et de traces de poils de loup ?

Peu à peu, nous allons descendre les marches qui vont nous conduire à comprendre la folie absolue, symbolique et médiévale qui donne un sens terrifiant à des actes barbares que nous découvrons de plus en plus médusés. Tout simplement terrifiant.

Des marches humides, glissantes, sans retour possible vers « La chambre des Morts ».

A lire absolument.

Publié aux Editions Le Passage (Seuil) – 313 pages

5.2.11

Le quai de Ouistreham – Florence Aubenas


Florence Aubenas a mené un véritable travail d’enquête pour tenter de comprendre et donner un visage à cette crise qui a frappé fort et laissé encore plus sur le côté les petits, les sans-grades. Pour cela, elle choisit une ville suffisamment proche de Paris, au cas où, symbolique, et où elle n’avait ni attache ni risque d’être a priori démasquée. Ce fut Caen où elle s’établit pendant presque six mois dans une méchante chambre meublée, à la limite du sordide pour y vivre la vie de galère que beaucoup connaissent dans un Calvados, à l’image de la nation entière, vidé de ses usines et incapable d’avoir su inventer un nouveau modèle de développement économique.

Pendant six mois, elle fréquenta assidûment les Assedic, balladée entre les stages bidon visant principalement à exclure ceux qui ne s’y présenteraient pas et les rencontres expédiées au pas de charge avec et par des conseillers qui voient en elle un cas désespéré. Elle nous dépeint sans fard une administration dépassée par l’afflux de demandes, désorientée par les décisions venues d’en haut visant à faire du chiffre à tout prix, terrorisée par la menace omniprésente d’un pétage de plomb d’un chômeur laissé sans espoir, sans réponse, démuni face à un système usé jusqu’à la corde.

Pendant six mois, elle vécut des boulots de femme de ménage dont personne ne voulait, remplaçant d’autres femmes tombées malades, épuisées par un rythme de travail effarant, exploitées et sous-payées, usées par des heures de transport collectif souvent plus nombreuses que les heures de travail effectivement payées.

Son regard est sans concession pour dire l’esclavage moderne qui s’est désormais installé à nos portes, beaucoup d’employeurs peu scrupuleux n’hésitant pas, en particulier dans le monde du nettoyage, à sous-facturer des prestations pour emporter des marchés. Des sous-facturations qui se traduisent alors par des temps de travail réels significativement plus longs et lourds que les temps payés. Mais des salaires horaires aussi le plus souvent payés en dessous des minima conventionnels, avec la bénédiction des Assedic tant la pression sur ces dernières est forte pour améliorer à tout prix les statistiques du chômage. Un monde dur au bord duquel des hordes d’exclus attendent de prendre la relève de celles et ceux qui n’en pourront bientôt plus.

En lisant son témoignage, on se croirait revenu en cette fin de XIXème siècle où les bras se louaient à l’heure ou à la journée, où les plus vaillants ou ceux prêts à tout au moindre prix étaient ramassés au petit matin, acheminés en bennes sur des chantiers non sécurisés et laissés à la merci de petits-chefs vengeurs ou sadiques. Il est tout simplement effrayant de constater que ces temps sont revenus à la frontière de nos sociétés, au mépris des lois et des avancées sociales car l’appât du gain restera toujours aussi fort aussi longtemps qu’il y aura des petits, des quasi-exclus prêts à tout accepter pour gagner les quelques Euros hebdomadaires nécessaires à survivre.

Dans ce monde, la solidarité entre les pauvres s’organise un peu. Avoir une voiture est un privilège qu’on partage, pour limiter les frais, et parce que, sans voiture, point de travail la plupart du temps. La recherche des bons plans pour tout acheter au moindre prix est le sujet permanent des discussions angoissées. Car il faut vivre avec six cents Euros par mois, nourrir une famille, rester digne.

On sort ébranlé de ce témoignage coup de poing qui montre la fragilité de notre société dont les plus pauvres ont encore trop peur pour oser se révolter. Mais pour combien de temps encore si aucune solution, mais laquelle, n’est trouvée ?

Publié aux Editions de l’Olivier – 2010 – 270 pages

3.2.11

Les derniers flamants de Bombay – Siddhart Dhanvant Shangvhi

Deuxième roman de Siddhart Dhanvant Shangvhi, celui-ci est construit à partir d’un fait divers réel. En 1990, Jessica Lall, super-star bollywoodienne, fut assassinée par le fils d’un ponte politique. Le fait divers fit les gros titres de la presse qui se déchaîna en vain. Ce n’est que tout récemment, au bout de multiples coup-fourrés, malversations et intimidations, que le meurtrier fut condamné.

Même si les noms, les lieux, les dates sont changés, c’est bien de ce fait divers dont il est question ici et qui va servir de trame à un roman en trois parties distinctes (avant le meurtre, l’assassinat, après le meurtre) où va évoluer un petit ensemble de personnages symboliques de la profonde transformation que vit la société indienne contemporaine.

Car, bien au-delà du fait divers, c’est d’une peinture sociale qu’il s’agit ici. Celle, sans concessions, d’une société dont les traditions implosent, un monde où la pauvreté, terrifiante et insupportable, continue de tenir l’immense majorité d’une population à l’écart du bord sur lequel plusieurs centaines de millions d’Indiens se situent désormais, recherchant plus de confort, de possession, entrant de plein pied dans une société de consommation acharnée.

L’Inde est un pays que je connais bien pour m’y rendre régulièrement à titre professionnel. C’est ce pays de contrastes qui est dépeint dans ce roman, un pays où les immensément riches côtoient les immensément pauvres. Un pays miné par la corruption, un pays au système politique encore archaïque et où il est possible de se soustraire aux lois pourvu que l’on détienne pouvoir et argent. Un pays où les nouveaux riches ont le même caractère insupportable et tapageur que partout où l’afflux d’argent contribue à tout bouleverser. Un pays en pleine mutation, pas encore moderne, en voie rapide de le devenir. Un pays fait de tensions politiques et religieuses qui resurgissent avec violence régulièrement.

Les personnages imaginés par Siddhart Dhanvant Shangvhi sont attachants, profondément humains. Samar, pianiste de génie et excentrique qui s’est retiré brutalement du circuit pour vivre une vie tapageuse dans une homosexualité condamnée par une société aux apparences moralisantes, est un symbole d’une société qui se cherche, à mi-chemin entre deux mondes. Karan, le photographe de génie, refuse de voir l’Inde telle qu’elle est, brutale, violente, broyant tout ce qui fait obstacle aux puissants. Il lui faudra beaucoup de renoncement pour accepter que l’art ait sa place pour donner à voir autrement un pays surpeuplé, pollué, à l’urbanisation galopante et non maîtrisée. Rhea est le symbole de ces épouses frustrées et qui cherchent leur place dans une société qui a perdu ses repères.

Mais, malheureusement, au bout du compte le roman manque son but. On reste en permanence à l’extérieur d’un récit pas toujours bien ficelé, voire très mal emballé. Les histoires d’amour sirupeuses ont tendance à embarquer le roman à l’extérieur de son sujet plutôt que d’en illustrer avec force le propos. Le style, peut-être desservi par une traduction parfois hâtive, est d’une grande pauvreté. Chaque tentative de l’auteur pour recourir à une image tombe à plat et ne fait que renforcer un sentiment de manque de technique d’écriture. Le roman s'essouffle très vite et tend à endormir son lecteur, bien malmené.

Il reste donc un roman témoignage, très moyen voire pauvre, mais on préfèrera de loin les œuvres de Tejpal ou Le tigre Blanc de Aravind Adiga profondément plus soignés et produits de vrais auteurs.

Publié aux Editions des Deux Terres – 2010 – 469 pages

28.1.11

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants – Mathias Enard


Un beau titre pour dire l’Orient, son faste, son mystère et ses tentations. Un titre tiré de l’introduction d’Au hasard de la vie de Keapling comme l’explique l’auteur dans sa postface. Un beau titre pour un très beau livre, aussi, un livre pour démontrer, une fois encore, que les limites de l’imaginaire sont infinies, qu’écrire est avant tout une affaire de style au service d’une histoire et d’une capacité à inventer à partir, parfois, d’un fil ténu.

Ici, Mathias Enard part du peu que l’on sait sur un fait historique. En 1506, Michel Ange débarque à Istanbul après avoir répondu à l’invitation de l’un des plus grands personnages de son temps, le Sultan Bajazet, l’Ombre de Dieu. De cela il subsiste quelques carnets abscons et des archives parcellaires, redécouvertes il y a peu.

En rupture momentanée avec l’irascible Pape Jules II qui refuse de lui payer ce qui lui est dû au titre des travaux en vue de la réalisation de sa tombe monumentale que l’on retrouvera plus tard à Saint-Pierre de Rome, Michel Ange, qui n’est alors encore qu’un sculpteur de génie, pas encore l’architecte qu’il deviendra quelque temps plus tard, se rend à Istambul pour y construire un pont. La maquette précédemment réalisée par son rival et aîné, Leonard de Vinci, révolutionnaire, n’eut pas l’heur de plaire au Sultan commanditaire. Au bout de plusieurs semaines d’un séjour passé à découvrir et tenter de comprendre un monde que tout oppose à celui de la Chrétienté intolérante d’alors, Michel Ange trouvera enfin l’inspiration et le trait emportant l’adhésion. Le pont commencera d’être bâti avant que de disparaître dans le tremblement de terre de Septembre 1509, sans jamais être repris après.

Avec un talent qui force l’admiration, Mathias Enard comble le vide entre le peu que l’on sait de la vie du grand artiste durant son court séjour à Constantinople. On est bercé au rythme de ses rêveries. On suit le trait de ses dessins inspirés par la rencontre des animaux d’Orient dans l’attente d’une inspiration qui tarde à venir pour un projet dont il ne maîtrise pas encore les techniques. On y rencontre les personnages qu’il y aura fréquentés et y découvre les intrigues que son audacieux projet ne manqueront pas de déclencher.

C’est un Michel Ange fasciné par l’Orient lascif que nous suivons, un homme chaperonné par le grand poète Mesihi lequel l’entraîne à la découverte de saveurs et de plaisirs nouveaux et inconnus. Un homme auquel se révèlent les premiers émois amoureux, lui qui fut le plus souvent chaste et homosexuel refoulé. C’est l’artiste génial mais asocial que nous observons avec un sens du détail, du véridique que l’étude par l’auteur de tout ce que l’Art a su produire d’extraordinaire entre ces deux moitiés de siècle et sa connaissance du monde moyen-oriental rendent totalement pertinent.

Michel-Ange, malgré le choc d’un séjour qui finira par mal tourner et une fuite peu glorieuse ourdie par un Pape pressé de retrouver son artiste, restera toute sa vie inspiré par l’observation précise des magnificences de la capitale turque.

C’est tout cela que nous donne à voir un auteur lui-même fort inspiré, à coups de petits chapitres, entrecoupés de traduction des lettres échangées avec ses frères, comme autant de scénettes pourléchées et sublimes d’un temps passé qu’il nous faut recomposer. C’est d’une rare beauté et d’un esthétisme à l’image de l’artiste qu’il dépeint. Un grand bravo !

Publié aux Editions Actes Sud – 2010 – 154 pages

22.1.11

Les chagrins – Judith Perrignon


Pendant des années, Judith Perrignon s’est consacrée à la page « Portrait » de Libération. Un exercice de style qui force à dire l’essentiel, à s’accrocher aux faits et à leur mise en relation pour comprendre le tracé d’une vie. Il y a un peu de cet exercice dans ce magnifique roman qui nous a enthousiasmé au point de le compter parmi nos chocs de l’année 2010.

Le portrait qu’il convient ici d’esquisser, car le sujet refuse à se laisser dessiner, saisir et comprendre, c’est celui d’Hélèna, une jeune femme qui vient d’être enfermée à la prison de la Roquette après le casse d’une bijouterie qui a mal tourné. Hélèna aura jusqu’au bout refusé de livrer le nom de son complice et amant ce qui lui vaudra une lourde peine de prison. Quelques mois plus tard, sans que personne n’ait décelé le moindre signe de grossesse, elle donnera naissance à une petite file, Angèle, qui sera aussitôt confiée à sa grand-mère Mila.

A partir de là, à travers les yeux de cinq spectateurs plus ou moins indirects, Judith Perrignon construit une lente et habile polyphonie pour tenter de nous donner à comprendre l’acte insensé d’Hélèna puis son mutisme et son refus à se laisser aimer une fois l’amant et le père de sa fille parti sans laisser d’adresse.

L’auteur prend le parti de laisser Hélèna enfermée dans son silence. Elle ne dira rien sur elle-même, rien sur l’homme qu’elle aima passionnément au point de le protéger quel qu’en fût le prix, rien sur cette petite fille que selon toutes les apparences elle n’aime pas et qu’elle tente, maladroitement, de protéger des hommes. A nous de deviner peu à peu par un travail d’enquête, en assemblant les pièces jusqu’à la toute dernière page.

D’Angèle nous entendrons la souffrance induite par l’absence d’amour d’une mère dure et froide. Nous en suivrons la quête hésitante du père qu’elle finira par débusquer, à force de ténacité, à Chagrin Boulevard aux Etats-Unis où il s’enfuit quarante ans plus tôt.

De Mila, nous lirons les regrets d’une vie de danseuse de cabaret de seconde zone, d’une beauté qui s’est fanée trop tôt, brisées par une grossesse non désirée d’un homme déjà absent. L’incompréhension d’une mère aussi vis-à-vis de sa fille qui lui brisa le cœur.

De Victor, le journaliste qui fut séduit par la beauté farouche d’Hélèna, muette dans le box des accusés et qui commit un article d’une liberté de ton et d’une grande qualité littéraire, nous suivrons la vie monotone aux côtés d’une femme disparue trop tôt. Une vie bouleversée par le rôle de receleur qu’on lui fit endosser malgré lui et que l’on découvrira peu à peu, substitut d’un père parti à jamais.

De Tom, le père, obscur saxophoniste, nous suivrons l’errance, hanté par la recherche de l’excellence et de l’inspiration sublime dans l’interprétation du jazz. Nous comprendrons aussi les regrets et l’amour qu’il éprouva toujours mais ne sut jamais dire.

Ces voix se croisent et s’entrecroisent dans un temps qui défile et un désir qui ne cesse de croître pour Angèle de comprendre cette mère insaisissable mais approchable maintenant qu’elle vient de décéder. Tout cela est dit avec une extrême pudeur, une tolérance infinie de la part d’êtres qui sont passés largement à côté de leur vie. C’est bouleversant et sublime !

Publié aux Editions Stock – 2010 – 204 pages

15.1.11

Une place parmi les vivants – Jean-Pierre Gattégno


Ce livre constitue une subtile allégorie sur la difficulté et la part de hasard dans cet exercice délicat et si personnel que constitue la création littéraire. Comment naît un livre ? De quoi se nourrit-il ? Quelle est la part d’imaginaire et la part autobiographique ? A partir de quand nous échappe-t-il ?

Ce sont autant de thèmes fondamentaux qui sont, une fois de plus, brillamment traités par un Gattégno qui sait de quoi il parle, lui qui enchaîne les succès littéraires et que nous avons eu souvent l’occasion de bloguer, en en pensant le plus grand bien, dans Cetalir.

Comme souvent chez Gattégno, c’est à des personnages un peu dérisoires, fragiles, mal à l’aise dans leur peau qu’il va faire appel pour illustrer avec humour et décalage les réponses qu’il propose aux questions qu’il nous pose.

Dès le départ, le ton est donné. C’est ouvertement que le lecteur se trouve interpellé sur ce qui fait qu’au bout de quelques phrases, on sent qu’on a envie de poursuivre ou non. « La bataille, souvent, se gagnait en deux phrases », nous dit-il et nous ne pouvons que souscrire, nous qui voyons défiler des centaines de livres par an et qui pouvons, la plupart du temps dire, sans risque de se tromper qu’un livre sera bon ou mauvais.

Celui-ci est bon, rassurez-vous. Pas le meilleur de Gattégno (nous préférons infiniment « Avec vue sur le royaume »), mais bon quand-même . Car, pour ne pas sombrer dans un assommant poncif philosophique, c’est à un petit roman policier décalé que nous sommes invités, aux péripéties facétieuses d’un écrivaillon qui végète chez « Romance » à écrire ou traduire des romans sentimentaux à la trame unique et dont le principal constituant est le copier-coller systématique.

La phrase qui ouvre le sésame lui sera soufflée par un personnage interlope, au visage quelconque mais qui se prétend le tueur en séries de femmes qui sévit impunément du côté de la place de Clichy, à Paris.

Cette phrase, haletante, interpellante, qui nous vaut une analyse amusée de Gattégno est la suivante : « Je suis l’enfant de la nuit médiévale et de la vie New-yorkaise. Un pont jeté entre deux abîmes .» Tout un programme, une promesse vers un ailleurs noir.

De là, notre écrivaillon, dix fois refusé comme écrivain mais qui a pourtant du talent, repéré par un malade mental qui rêve d’être publié sous un faux nom, va se voir proposer une offre non refusable.

Il reçoit les confessions du tueur en série et en déduit un roman à la gloire des origines prétendument aristocratiques de celui-ci. Un roman pour dire l’extase qui s’empare d’un tueur, l’importance de la petite enfance. Un roman pour justifier et réhabiliter un prétendu tueur.

Notre écrivain accepte et de là, sa vie va se trouver bouleversée.

C’est aussi une allégorie sur le « Maître et l’esclave » que Gattégno nous livre. Le commanditaire ne peut exister qu’à travers un tiers dont la réalisation ultime lui échappe car il est impossible d’écrire sans imaginer, se projeter, prendre en compte ce qui a fait ce que nous sommes devenus en tant qu’hommes. De là, une énorme distance peut survenir entre le livre rêvé par l’un, accouché par l’autre.

Ecrire, c’est aussi enfanter. Et comme l’arrivée d’un bébé dans une famille qui emporte une grande part d’harmonie sur son passage et bouleverse les habitudes des nouveaux parents, l’accouchement d’un livre ne s’accommode pas bien d’une compagne aussi stupide qu’elle est belle et qui croit que tout ce qui se passe dans sa vie est l’exacte translation de ce que son mec écrit chez Romance. Delà des situations fort cocasses qui valent leur pesant de cacahuètes !

Et un bon livre crée l’envie, la cabale, surtout quand l’auteur, par un concours de circonstances tragiques et drôles, finit par en devenir inconnu.

Certes, la trame est parfois un peu difficile à suivre, Gattégno s’amusant à nous semer dans des histoires parallèles dont on ne comprendra qu’à la toute fin qu’elles sont indispensables à l’œuvre.

Mais cette interrogation sur le sens fait partie de la démarche et nous y souscrivons sans réserve.

Alors, partez à la découverte de ce roman à part.

Publié aux Editions Calmann-Lévy – 238 pages

13.1.11

La carte et le territoire – Michel Houellebecq

Faites fi de vos éventuels préjugés sur un écrivain au parfum de scandale, aux accents méphistiques et glauques, à la propension à faire du vaste monde un lieu d’ubiquité de la dépravation sexuelle et morale. Voici, sans doute, le meilleur, le plus grand roman d’un auteur qu’on ne peut raisonnablement pas ignorer et dont on peut penser qu’il fera date dans la l’histoire de la littérature française. Pourtant, j’appréhendais cette lecture et l’avais remisée en fond de stock tant les derniers romans m’avaient heurté. Erreur, c’est un opus majeur, un roman fascinant et drôle, en un mot, un chef-d’œuvre !

Voici un roman qui prend un point de vue particulier et remarquable. Celui de son personnage principal, Jed Martin, artiste retiré en lui-même, dépressif et en proie au doute, incapable de s’aimer et de se faire aimer qui décide, un beau jour, d’organiser une exposition de photographies choc où la carte Michelin, objet de soins, concentré de minutie et d’intelligence, est le seul thème car la représentation du monde est plus intéressante que le monde lui-même comme l’aura découvert l’artiste presque par hasard. Une exposition choc qui lance la carrière d’un artiste à part.

De la photographie, Jed passera à la peinture des métiers, signant des tableaux puissants et évocateurs dont le point d’orgue sera celui mettant en scène Steve Jobs et Bill Gates comme deux visions antagonistes d’un futur technologique. Puis de là, le mixage de photographies et de vidéos dans des scènes hypnotiques où la nature reprend ses droits, où le monde retourne à son origine. Autant de représentations, de cartes d’un monde qui change sous nos yeux. Autant de prétextes pour organiser la trame romanesque d’un récit d’une grande subtilité et d’une complexité fascinante déroulée avec une maîtrise extraordinaire de son sujet par un Houellebecq au sommet de son art.

Chaque représentation du monde nous entraîne vers une vision de notre futur de plus en plus dépouillée, vers un monde qui revient à ses valeurs fondamentales, un monde où l’Europe s’est apaisée et réfugiée dans la célébration rurale et artistique, l’industrie lui ayant définitivement échappé au profit d’une Asie devenue dominante et dominatrice.

Cette carte est, bien évidemment avant tout, celle de son auteur dont on peut penser que les autoportraits sont omniprésents dans un récit aux multiples clés de lecture. C’est un homme apaisé que nous décrit l’écrivain, un homme qui a chassé l’obsession de ses pulsions sexuelles, un homme qui s’est retiré en soi, loin du bruit et des paillettes d’une jet-set dont un tableau peu reluisant nous est livré en particulier au moment d’un réveillon dans l’hôtel particulier de JP Pernaud.

En effet, tout laisse à penser que Jed est une représentation de l’auteur, celle d’un homme qui a su, sait et saura renoncer pour explorer de nouveaux champs de plus en plus épurés, de plus en plus denses aussi. Un homme qui a renoncé à l’amour physique, à l’amitié, sans famille, irrémédiablement seul, en proie au doute, sachant peu communiquer en dehors de son champ artistique.

Mais c’est aussi Houellebecq lui-même, omniprésent dans un récit surprenant, représentation dérisoire de lui-même. Un être recherchant la solitude, retiré en Irlande puis dans son village natal du Limousin. Un homme vivant dans le dépouillement, une sorte d’ascète asocial un peu rebutant, réfugié dans la consommation outrancière de l’alcool et de charcuterie, n’ayant pour compagnon que son chien et ses pages manuscrites qu’il recèle jalousement.

C’est aussi le commissaire de police qui viendra enquêter sur l’assassinat sauvage de l’écrivain (nous envoie-t-il un message pour dire que ce roman conclura son œuvre à jamais ?), personnage taciturne et résigné parce qu’il en a trop vu, parce qu’il est à l’aube de se retirer lui aussi dans une méchante bicoque isolée en Bretagne pour y couler une retraite coupée du monde.

C’est sans doute un peu, aussi, le chien de ce policier et de son épouse, Michou, victime d’une malformation congénitale qui l’empêchera d’éprouver la moindre pulsion et de se reproduire, condamné à vivre du regard et de l’amour de ses seuls maîtres.

Houellebecq signe donc ici un roman absolument magique, lent et un peu nostalgique, apaisé sans toutefois délaisser une capacité effroyable d’efficacité à régler quelques comptes, et aussi un roman à tiroirs. Un livre à lire et à relire car il n’a pas fini de nous révéler de multiples interprétations.

Publié aux Editions Flammarion – 2010 – 450 pages

7.1.11

Purge – Sofi Oksanen


Premier roman publié en France de Sofi Oksanen, best seller en Finlande, pays d’origine de l’auteur, vendu à 150000 exemplaires dans un pays qui compte 5 millions d’habitants, « Purge » a frappé un grand coup et très vite retenu l’attention des critiques en France. De fait, il remporta presque immédiatement le Prix du roman Fnac avant que de se voir attribuer le Prix Femina Etranger.

« Purge » est un roman sur la honte et la peur, ces deux piliers des régimes totalitaires. Honte des femmes violées avec toute la brutalité nécessaire par des hommes qui, parce qu’ils détiennent armes et une once de pouvoir, n’ont d’autres objectifs que d’abuser des femmes laissées seules par les maris arrêtés, morts ou envoyés au front, histoire d’asseoir leur autorité, inspirant honte te peur à leurs victimes, marquées à vie. Peur qui habite tout un chacun quand tous les murs ont des oreilles, que le moindre voisin, la plus vague connaissance peut vous envoyer en déportation sur dénonciation pour le motif le plus fallacieux, rarement exempt d’arrière-pensée personnelle.

Honte et peur sont définitivement les sentiments qui habitent ces deux femmes qu’a priori tout opposait. Lorsque Aliide, une vieille femme qui habite seule une ferme isolée d’Estonie, découvre Zara un beau matin de 1992, allongée dans la cour de sa ferme, elle pense d’abord à un guet-apens. Un appât pour la forcer à sortir, pour que les voleurs qui rodent sans cesse s’emparent de tout ce qui peut l’être.

Bien vite, Aliide réalisera qu’il n’en est rien et ces deux femmes vont apprendre à s’apprivoiser en même temps que les ouvenirs des deux générations qui les séparent remontent à la surface.

La honte, Aliide l’a connue lorsqu’elle fut arrêtée arbitrairement par la milice russe, une fois l’Estonie libérée de l’occupation allemande et passée sous la celle de Staline. Portant un panier de champignons, elle fut accusée de nourrir les bandits séparatistes, violée, laissée dans un fossé. Violée, elle le fut encore, ainsi que brutalisée physiquement et psychiquement, lorsque, avec sa sœur Ingrid et sa fille, elle fut accusée de cacher son beau-frère Hans.

La honte, Zara, l’a bue jusqu’à la lie. Elle se fit naïvement entraîner par la mafia russe à Berlin où elle fut contrainte à la prostitution la plus servile, battue, recousue sans cesse, filmée et photographiée pour la faire chanter, lui instiller la peur permanente d’être dénoncée à sa famille qui la croit à l’abri de tout, à l’Ouest.

A travers le parcours de ces deux femmes que nous allons progressivement découvrir, l’auteur dévoilant avec astuce et suspens des petits pans des secrets de famille, c’est l’histoire de l’Estonie qui se déroule sous nos yeux. Celle d’un petit pays qui fut balloté entre la Suède, l’indépendance, gagnée puis reperdue, pour finir placée sous le joug de fer de l’URSS Stalinienne. Un pays trop pauvre pour intéresser l’Ouest encore maintenant qu’elle a retrouvé son indépendance. Un pays dévasté par les déportations en Sibérie aux fins de mater toute velléité de faire séparation. Un pays tyrannisé par les milices tchékistes, sacrifié systématiquement au profit de Moscou.

Un pays où chacun manipula l’autre pendant longtemps comme nous finirons par le comprendre dans les ultimes pages de ce roman qui nous entraîne sur tout un vingtième siècle de fureur et de folie, de violence faite à ses habitants et à ses femmes. Difficile d’en sortir indemne comme nous le montre l’histoire croisée d’Aliide et de Zara, témoins et victimes malgré elles.

Un livre choc, à lire absolument.

Publié aux Editions La Cosmopolite Stock – 2010 – 400 pages

3.1.11

Absolument débordée – Zoé Shepard


« Absolument débordée », une expression magique pour décrire l’agitation inutile et sans fondement qui caractérise la plupart des membres de cette Mairie que l’auteur nous décrit de l’intérieur. Une expression destinée à faire croire aux chefs, aux élus, aux politiques que non seulement les dossiers avancent, que l’administration fait un incroyable travail mais, aussi et surtout, qu’il faut sans cesse ajouter de nouveaux fonctionnaires et de nouveaux stagiaires pour faire face à une charge de travail considérable.

Poudre aux yeux, bien sûr, destinée aussi à faire mousser les intrigants. Zoé Shepard est bien placée pour nous conter l’incroyable foutoir qu’est la Mairie dans laquelle elle a abouti. Après huit ans d’études, titulaire du diplôme d’Administratrice Territoriale, le graal, elle pensait produire un travail utile et concret, au service de l’intérêt général.

Or ce ne sont que flagornerie, incompétence, gabegie qu’elle va rapidement constater. Le mot d’ordre semble être la paresse généralisée au service d’une bêtise incommensurable, à croire que tous les incompétents de la terre ont échoué là-bas. Seule compte l’inféodation à un Maire corrompu au dernier degré, la parentèle et les maîtresses occupant les postes clé. Toute tentative pour faire aboutir un dossier par la simple application des règles de bon sens se heurte à une capacité systématique des petits chefs de service et de la cohorte de l’Elu à tout faire tourner en eau de boudin.

Zoé Shepard vide ici un sac que l’on comprend être beaucoup trop plein. Elle le fait avec une dose d’humour caustique au second degré assez décapant et qui a su nous tirer des rires réguliers tant les situations sont, malheureusement, cocasses et navrantes de bêtise. Cependant, à vouloir ne décrire que ces fleuves de nullité qui débouchent sur un océan d’attentisme et de gâchis, le tableau tend à perdre de son impact. Car il y a forcément des hommes et des femmes qui travaillent et il n’y est fait que très marginalement allusion ici ou là. Lorsqu’en outre l’auteur s’en prend parfois aux caractéristiques physiques des personnes qu’elle dépeint, on frise alors la méchanceté pure et simple ce qui fera, de fait, de ce récit une simple parenthèse amusante mais pas un témoignage suffisamment factuel et neutre pour en conclure que l’administration dans sa totalité est à l’image de la description apocalyptique qui en est faite ici. Même si nous sommes convaincus, pour avoir été confronté comme tout citoyen à des situations parfois ubuesques, qu’il existe des marges de productivité et d’efficacité gigantesque, ne serait-ce que par la simplification radicale de notre système. En empilant, commune, communautés de communes, département, région et Etat central, sans compter une Europe omniprésente, on ne peut qu’engendrer un monstre inefficace et coûteux. A quand donc le courage politique d’une grande, profonde et radicale réforme de l’Administration ? C’est la question sous-jacente de ce pamphlet.

Publié aux Editions Albin Michel – 2010 – 301 pages

2.1.11

Sukkwan Island – David Vann


Il faut avant tout saluer ici le remarquable travail de la petite maison d’édition bretonne Gallmeister. Il fallut du nez à son fondateur et directeur pour dénicher un manuscrit, vendu à seulement huit cents exemplaires aux Etats-Unis, malgré une critique élogieuse du New York Times, puis distillé sous forme de nouvelles. Le résultat est d’autant plus bluffant qu’il s’agit là d’un premier roman, largement inspiré d’éléments autobiographiques. Au final, un carton, le livre s’inscrivant très vite dans les meilleures ventes de la rentrée littéraire 2010 et le couronnement du Prix Médicis Etranger 2010. Rien que cela !

Il est peu de dire que ces succès sont amplement mérités. « Sukkwan Island » fait partie de ces livres qui marquent à vie car il est impossible d’en ressortir indemne tant l’histoire vous prend aux tripes avec un basculement inimaginable, en page 113, qui entraîne le livre dans une noirceur sublime, une descente vers l’enfer physique et psychologique d’un personnage névrosé, suicidaire et qui a raté systématiquement tout ce qu’il a entrepris jusqu’ici dans sa vie.

En suivant l’aventure de ce père qui entraîne son jeune fils de treize ans dans cette petite île déserte du Sud de l’Alaska pour y passer un an, en vivant comme les pionniers dans une cabane de rondins d’un confort plus que sommaire, on s’interroge sur les motivations d’un père que l’on ne tardera d’autant moins à qualifier d’inconscient que son niveau de préparation mentale, physique et logistique frise la sanction psychiatrique.

Un père que sa passion pour les femmes et son incapacité à savoir les aimer normalement vont entraîner dans les pires turpitudes pour lui et son enfant qui observe, malgré lui, la destruction progressive de l’image d’un père censée être idéale, presque déique. De cela, on ne peut sortir indéfiniment indemne.

Plus le récit progresse et s’enfonce dans la noirceur, plus la désespérance est grande, plus le tragique vous prend à la gorge. Je n’ai pu m’empêcher de faire le parallèle, tout au long du roman, avec deux icônes qui mettent, elles aussi, une paire d’hommes confrontés à la nature et à l’hostilité d’un monde que leurs propres peurs ne font qu’exacerber. Il y a de « La Route » et du « Délivrance » dans ce roman d’un nouveau maître qu’est David Dann. C’est dire le niveau d’un manuscrit qui, cependant, porte sa propre profondeur tragique, sa propre destruction sans la devoir à personne. Plus le récit progresse, plus la lumière s’éteint comme cet hiver qui s’installe et noie tout dans le froid et la neige, la nuit devenue propice à l’exultation des plus basses turpitudes.

On est pris à la gorge d’un récit qui serre son étreinte jusqu’à la dernière ligne, admirablement écrit, admirablement construit. Un chef-d’œuvre.

Publié aux Editions Gallmeister – 2010 – 192 pages

Adieu 2010, place à 2011.

Quelques mots pour terminer une année qui fut, nous semble-t-il particulièrement riche au plan littéraire. Certes, la rentrée littéraire fut à l'image de notre société avec des livres à la tonalité noire, souvent inquiétante voire proche d'un certain désespoir, au mieux d'un grand pessimisme. Mais les livres y ont gagné en densité et en qualité comme vous pourrez en juger dans les notes publiées, ou à venir prochainement, sur les principales parutions de la fin de l'année 2010.

En décembre, malgré les fêtes, le traffic sur le blog resta élevé avec 2310 pages consultées. Je suis cependant toujours surpris de voir figurer dans le trio de tête Le premier homme d'Albert Camus, suivi de Magnus de Sylvie Germain et des Chaussures italiennes de Henning Mankell. Viennent ensuite deux nouveaux entrants pour deux très bons livres avec Eldorado de Laurent Gaudé et le témoignage choc de Brigitte, la SDF, qui nous dit J'habite en bas de chez vous.

Il me reste à vous souhaiter une excellente année 2011, pleine de découvertes littéraires. Cetalir en regorge, alors n'hésitez pas !

26.12.10

Deuils de miel – Franck Thilliez


Ce superbe et haletant roman noir, un maître du genre pour le dire tout de suite, nous emmène loin, très loin dans l’insondable capacité humaine à la perversité, la cruauté, l’élaboration extrême que la vengeance longuement mûrie peut prendre dans un esprit mixant intelligence supérieure et dérangements psychiatriques graves.

Très vite, le ton est donné. Une femme est retrouvée morte, nue, le crâne rasé, dans une posture infâmante au fond d’un confessionnal. C’est un mélange de références religieuses morbides, de codes secrets, d’indices volontairement semés par un criminel surdoué qui constitue la trame d’un roman fort bien charpenté et qui tient le lecteur en haleine sans jamais relâcher une étreinte totale.

On y retrouve une ambiance « Rivières pourpres », une atmosphère lourde où la normalité repose sur une anormalité totale, systématique, transgressive. Rien n’est sacré, sauf l’horreur mise en scène avec sophistication.

Les supplices infligés aux victimes sont épouvantables, réalisés selon des rites codés, à base d’insectes qui dévorent les êtres de l’intérieur dans d’atroces douleurs. Toutefois, la lecture reste parfaitement supportable, Thilliez sachant rester en permanence sur l’exact fil du rasoir entre une écriture hyper-réaliste et une description qui deviendrait médicalement insoutenable.

L’enquête est menée par le commissaire Sharko, déjanté, flic génial mais incontrôlable, homme désespéré depuis que son épouse et sa fille ont été tuées par un chauffard.

Elle nous fait sillonner la France et le Paris interlope, le monde des spécialistes des insectes et celui des textes religieux abscons.

Avec un commissaire comme Sharko aux commandes, cela donne des scènes d’action éclatantes, des actes de bravoure incroyables, des coups de tête qui par leur inspiration géniale vont faire extraordinairement progresser une enquête difficile.

Derrière ce dernier meurtre, c’est une menace de mort collective qui va bientôt surgir et mettre les autorités publiques sur les dents.

L’intrigue est d’une rare densité et la documentation entémologique considérable. La capacité de nuisance des milliards d’insectes est absolument stupéfiante lorsqu’elle tombe dans les mains d’un fou…

Tout est mis en œuvre pour intriguer un lecteur scotché à son siège : raffinement du scenario, lutte de pouvoir dans la police, petite fille troublante et mystérieuse qui apparaît sans qu’on ne l’attende jamais et qui se comporte comme une adulte perverse, meurtres codés… Mais tout finira par s’expliquer bien sûr !

Que vous soyez ou non amateur du genre, ce roman noir est définitivement à lire.

Alors…

Publié aux Editions Rail Noir – 330 pages

23.12.10

Hommes entre eux – Jean-Paul Dubois


Si vous ne connaissez pas Jean-Paul Dubois, prolifique auteur contemporain, alors voici une occasion de le découvrir sans hésiter.

Ce roman féroce, noir, aussi sombre que les hommes qui se déplacent sur la neige immaculée du grand Nord canadien où le livre se déroule, est une pure réjouissance. On est immédiatement happés par le désespoir qui habite ces deux hommes qui s’ignorent et qui vont se découvrir, simplement parce qu’ils ont aimé la même femme.

Paul Hasselblank vit à Toulouse. Il est gravement malade, condamné et survit dans l’attente fatale à coups de piqûres et de médicaments de plus en plus puissants. Avant de mourir et pendant qu’il le peut encore, physiquement parlant, il veut comprendre pourquoi sa femme l’a quitté et ce qu’elle est devenue. Pour cela, il ne dispose que de très peu d’indices, une courte lettre postée d’un coin paumé du fin fond du Canada.

Arrivé sur place, il se confronte à une succession d’inconnues. Comment apprivoiser le froid, comment conduire sur la neige avec une Buick aussi traître que la pellicule de glace qui recouvre la chaussée. Comment comprendre les us et coutumes de ce coin si reculé où l’attraction locale consiste à se faire battre quasiment à mort des hommes entre eux, à mains nues, en laissant hurler une horde de fous furieux abrutis d’alcool, d’ennui et de haine et qui a parié sa paye sur l’improbable vainqueur de ce combat d’un autre temps.

Paul va croiser une galerie de personnages extraordinairement pittoresques. Un hôtelier d’origine indienne qui ne croit plus en l’humanité et qui ne cesse de pleurer le temps passé, celui du respect d’autrui et des choses, celui d’un hôtel qui avait de la classe. Un regret qui le conduit à n’avoir plus foi en l’humanité, à se réfugier dans d’improbables et inutiles travaux d’un bâtiment qui se délite puis à tomber sous le charme du Français, tout simplement parce qu’il se comporte en humain responsable.

Paul va également rencontrer un naturaliste pervers, hautain et qui prend un malin plaisir à jouer avec lui, à le traîner sur un chemin d’épreuves pour lui concéder le nom de l’homme chez qui la femme de Paul a fui avant de disparaître.

Floyd Paterson est ce deuxième homme, celui qui a pris sa femme ou plutôt que sa femme a choisi. Mais elle est partie, a subitement disparu sans laisser de traces.

Floyd est un rustre solitaire, une force de la nature qui vit avec une tare. Il a subi la greffe d’un cœur d’un meurtrier d’enfant, il vit grâce à la mort d’un homme qui donnait lui-même la mort. Et Floyd vit bien dans sa cabane en solides rondins. Il passe son temps à pêcher et chasser en tuant ses proies à l’arc à poulie. Que fuit-il en vivant en solitaire, se nourrissant de la chair de ses proies ?

De là, une histoire va se tisser entre ces deux hommes qu’une femme relie. Une histoire qu’un blizzard apocalyptique va accélérer, dramatiser à l’excès.

Une histoire pour permettre à Paul de comprendre qui il est, d’évacuer ses démons. Une histoire pour découvrir aussi ce qu’est devenue sa femme. Une histoire pour permettre à Floyd de s’accepter, de faire la paix avec sa famille, de trouver un goût de vivre à deux.

Le livre emprunte tour à tour des chemins surprenants et nous mène de surprise en surprise. On entre dedans de plein pied et on est immédiatement captivés par l’atmosphère lourde qui s’impose immédiatement. Chaque personnage, même secondaire, est un petit chef-d’œuvre d’humanité déliquescente.

Peu à peu, le livre prend un tour policier et psychologique, de plus en plus singulier. Hanté par « Aguirre ou la colère de Dieu », Paul observe Floyd manier des flèches qui tuent avec un côté sublime des proies surprises dans leur émotion la plus totale. Mais quelles flèches le destin réserve-t-il à son tour à ces « Hommes entre eux » ?

Rendez-vous page 232 vers une fin inattendue et extraordinaire.

Bref, foncez lire ce superbe roman !

Publié aux Editions de l’Olivier – 232 pages

20.12.10

Alabama Song – Gilles Leroy


Nous voici réconcilié avec Gilles Leroy ! Après une première tentative, renouvelée, avec « Grandir » que nous avons franchement détesté, « Alabama Song » fut la bonne. Il est vrai que ce roman fut récompensé du Prix Goncourt en 2007, mais ceci n’est pas nécessairement le gage absolu d’un grand livre.

Avec « Alabama Song », Leroy se lance dans le genre roman historique fictif. Reposant sur l’étude attentive de la vie du romancier américain des années trente Scott Fitzgerald et de son épouse Zelda, Leroy échafaude la vie échevelée que fut celle de Zelda.

Dès son enfance, Zelda fut à part. Terriblement séduisante, elle représentait la tentation interdite absolue pour les hommes de l’époque : fille du juge puis du gouverneur de l’Etat d’Alabama, avant que ce dernier ne devienne Président de la Cour Suprême, elle était l’incarnation de l’establishment.

Une incarnation que son intrépidité, son caractère rebelle, sa folie (déjà car elle finit par l’emporter, accidentellement à quarante deux ans) a combattu de toute son énergie. Elle rencontra Scott du temps de la première guère mondiale alors qu’il était un séduisant officier américain, organisant le carnet de bal du général sur l’aéroport où cantonnait la troupe.

Elle crut en ses talents d’écrivain avant tous. Elle l’aida, le porta, l’épousa contre sa famille. Elle contribua à son succès fulgurant et devint, avec lui, l’égérie des années folles, se livrant à toutes les débauches possibles.

Mais la vie devint assez vite un enfer. Scott sombra dans l’alcoolisme, ce mal si américain et dans l’impuissance, lui qui n’était pas porté sur la chose.

Zelda dut trouver un nouveau sens à sa vie, tentant d’exister par et pour elle-même comme danseuse, comme écrivain puis comme peintre. Tentatives qui ne connurent pas le succès escompté et qui lui valurent de sombrer de plus en plus dans la dépression jusqu’à être internée de force par son époux après des querelles incessantes et de plus en plus violentes.

C’est cette spirale vers le néant que nous décrit avec précision, mécaniquement, Gilles Leroy. Une descente des plus hautes marches de la gloire vers la déchéance, l’oubli, l’abandon, l’argent fuyant lorsque les succès littéraires ne sont plus au rendez-vous. Une descente qui écrase tout sur son passage, qui broie l’amour, la santé mentale et physique, qui finit même par arracher de force une enfant à sa mère. Une descente qui révèle l’homosexualité latente de Scott, sa tyrannie, ses tricheries pour continuer d’exister un peu, littérairement parlant.

Bref, un livre poignant, vrai, bouleversant pour dire le destin tragique de deux des plus grandes gloires des années folles avant que la deuxième guerre mondiale n’emporte tout.

A lire absolument.

Publié aux Editions Mercure de France – 190 pages

17.12.10

Cinq photos de ma femme – Agnès Desarthe


Décidément, la production d’Agnès Desarthe a quelque chose d’irrégulier. Nous avions été sur notre réserve avec « Le principe de Frédelle », emballé avec « Un secret sans importance » et serons partagé sur « Cinq photos de ma femme ».

Dans ce roman, publié en 1998, c’est au thème de la vieillesse, du soir de la vie, des souvenirs, du sens donné à ce qui a été vécu et qui reste à trouver à une courte période encore à vivre, que la romancière s’attaque.

Pour Mathusalem, rebaptisé Max à son arrivée un peu obscure en France, juif russe chassé au temps des pogroms, le temps a bien du mal à couler depuis que son épouse, Telma, est décédée.

Telma l’obsède et l’observe à distance, par la puissance de la pensée, des bons et des moins bons souvenirs. Telma fut entreprenante, ce fut même elle qui prit l’initiative de séduire Max, après la guerre, une fois son premier mari disparu.

Telma fut souvent, aussi, irritante, distante, tranchante et empêcha bien souvent Max de poursuivre la voie qu’il aurait aimé prendre. Il voulait être chauffeur de locomotive, il fut ouvrier d’entretien de machines textiles, dans la même entreprise que sa femme parce que celle-ci l’a voulu et qu’elle détestait prendre le train.

Alors Max s’ennuie. Ses enfants sont partis vivre à l’étranger, au Japon et en Bolivie. Il ne les voit jamais et correspond régulièrement avec eux pour raconter avec cet humour juif russe un peu sarcastique et amer ses petites et grandes pré-occupations. Max est pris d’une idée bizarre : il décide de faire réaliser un portrait posthume de son épouse par un artiste peintre. Comme il n’en connaît aucun, il part à la quête via les pages jaunes.

Commence alors un périple qui l’amènera à rencontrer un artiste irlandais qui réalise une fresque pour la ville de Caen, ne prend jamais de commande de particulier et vit avec une femme séduisante et charmante malgré un visage totalement ébouillanté.

Il rencontrera aussi une artiste qui n’en a que le nom, mère élevant seule ses deux enfants, sans revenus, dépressive et qui va se jeter sur cette commande avec une folie et un manque de talent sans commune mesure.

De fil en aiguille, par le fruit du hasard ou des commentaires qui circulent au sein de son club de bridge, Max va faire des rencontres inattendues. Celle d’un couple non sexuel d’étudiants des Beaux-Arts, timides, craintifs. Elle est peintre, lui passionné de vidéo. Max devra se raconter, sans fil, pour obtenir le tableau attendu.

Max se fera aussi happer par une voisine de plus de soixante dix ans, encore verte, et qui rêve de réaliser ce portait contre une nuit d’amour torride.

Bref, au fil des rencontres, c’est la vie de Max qui se repasse, les souvenirs qui viennent ponctuer des situations cocasses, une stratégie défense qui a fait ses preuves face aux Russes, aux allemands et à Telma.

Telma qui est omniprésente, Telma qui commente à distance ses faits et gestes, Telma qui le hante et dont il n’arrive toujours pas à se défaire.

C’est une forme de parcours expiatoire que suit Max, un parcours pour purger ses angoisses, ses regrets. Un parcours pour se défaire d’une épouse morte et encore encombrante. Un long chemin tortueux pour enfin décider seul de ce qu’il veut vraiment faire.

Le livre est habile, bien construit, souvent auto-dérisoire. Pourtant, il manque un allant, une pointe de folie pour en faire un livre qui sorte vraiment de l’ordinaire. On s’y ennuie un peu, au fond, comme Max dans sa vie.

Publié aux Editions de l’Olivier – 189 pages

13.12.10

L’héritage impossible – Anne B. Ragde


Avec ce nouvel opus se clôt la trilogie des Neshov (voir « La Terre des mensonges » et « La Ferme des Neshov » dont les notes de lecture sont disponibles sur Cetalir). On y retrouve la bande de personnages cocasses et attachants qui firent le succès (un peu incroyable à nos yeux cependant) des deux premiers volumes.

Ce troisième volet s’ouvre sur un nouveau drame, celui du décès de Tor que sa fille Torunn retrouve dans la porcherie. Déjà contrainte à venir s’installer dans cette ferme où elle ne s’était jamais rendue (cf Tome 2), Torunn va devoir maintenir choisir entre accepter l’héritage synonyme d’obligation d’habitation et d’exploitation de la ferme, ou y renoncer et faire passer ce pauvre bien familial dans le giron de l’Etat.

Autour de Torunn qui se débat avec un travail devenu trop lourd et le gentil jeune homme venu l’aider et qui aimerait bien l’épouser par amour et intérêt mélangés, les frères du défunt défilent dans un ballet effréné de danseurs qui évoluent chacun selon sa propre partition, de façon quasi aveugle et autiste. L’insouciance côtoie le désespoir mais l’un reste aveugle à l’autre.

Margido cède peu à peu à ses assistantes pour agrandir son entreprise de pompes funèbres et se propose de transformer la ferme en dépôts de cercueils et autres objets mortuaires histoire d’aider financièrement Torunn.

Erlend continue de se saouler luxueusement à coup de Champagne Bollinger qui lui donne l’euphorie nécessaire pour vivre pleinement son homosexualité affichée, créer ses vitrines démentes et à scandale et scruter avec anxiété le développement des fœtus que le couple de lesbiennes qu’ils ont choisi avec son compagnon Krumme a accepté de féconder pour eux.

Tout le monde s’excite dans ses projets, Erlend étant toujours déterminé à transformer les silos de la ferme en extravagantes maisons de vacances. De fait, la ferme des Neshov devient un lieu de rencontres agitées qui dissimule mal un quotidien insupportable pour une jeune femme seule et désespérée qui doit de plus prendre soin d’un vieillard ragoûtant et autiste.

Tout finira par imploser, la tension devenant trop grande, les antagonismes trop radicaux, les égoïsmes trop fondamentaux. Les personnages sont toujours parfaitement bien campés, les situations bien trouvées. On suivra donc avec amusement ce théâtre de vaudeville qui continue d’être bien enlevé même si le mot FIN commençait de s’imposer avant que cela ne sente trop le réchauffé.

Publié aux Editions Balland – 2010 – 348 pages

10.12.10

En attendant la montée des eaux – Maryse Condé


Maryse Condé est l’auteur d’une œuvre riche et prolifique, récompensée des Prix de l’Académie Française et Marguerite Yourcenar. Née à Pointe-à-Pitre, elle fait partie de ces auteurs qui constituent le fer de lance littéraire des DOM-TOM.

« En attendant la montée des eaux » est un roman foisonnant et sombre, une allégorie moderne et actuelle sur tous ces maux qui frappent les pays laissés pour compte par les puissances occidentales quand elles n’ont plus aucun intérêt à s’en préoccuper, y ayant exploité tout ce qui pouvait l’être et les laissant retomber dans le chaos qui semble les caractériser dès qu’ils sont livrés à eux-mêmes.

Sombre, le récit l’est car il nous emmène dans tout ce que le monde connaît de conflits provoqués par la misère, l’intolérance religieuse, le racisme et l’ostracisme constamment entretenus par une soif inextinguible de pouvoir qui donne à ceux qui l’arrachent, souvent par la force et dans le sang, les moyens de s’arroger une toute-puissance et par conséquent la volonté de s’y maintenir à tout prix au mépris des conventions ou des résultats démocratiques.

Ce monde de violence, de meurtres et de viols, de guerres civiles incompréhensibles, d’exclusion et d’arrogance, de stupidité et de lucre, nous allons le traverser en suivant l’histoire de trois hommes qu’a priori rien ne prédestinait à faire un bout de route d’infortune en commun.

Tout commence lorsque Babakar, médecin accoucheur, originaire de Guinée et vivant à Pointe-à-Pitre décide de recueillir la petite fille que la jeune Reinette vient de mettre au monde au prix de sa propre vie. Au mépris des lois et des liens du sang, une force irrésistible, un appel venu de l’au-delà l’enjoignent de s’en déclarer le père en même tant que la parturiente mourante lui arrachera la promesse de remettre l’enfant à sa sœur dont il ne sait rien.

Commencera un long périple au côté de Movar, l’Antillais inculte mais qui a le don de savoir écouter et transformer la moindre parcelle de terre en un jardin d’Eden, puis de Fouad, le Palestinien réfugié au Liban et qui ne cessera de parcourir le monde au fur et à mesure que la folie des hommes détruira ce qu’il essaiera vainement de construire.

Chacun de ces hommes va se mettre à nous conter son histoire, celle qui l’a arraché à ses racines, coupé de sa famille souvent exterminée sous ses yeux, poussé à mener une vie d’errance et de doutes. Car à chaque fois qu’une éclaircie apparaissait et laissait croire à la fin des maux, une révolution ou une nouvelle guerre ramenaient à néant tout espoir, enlevant les épouses ou les maîtresses de ces hommes apatrides et donc, premières victimes expiatoires d’une folie qui a besoin de support à son exutoire.

Fort heureusement, la langue magnifique et colorée de Maryse Condé sait éviter l’écueil du pathos pour faire de chacune de ces épopées un témoignage vivant et traversé de rires d’un tragique qui ne cessera jamais. Chacun de ces hommes semble frappé d’une éternelle malédiction car, les femmes qu’ils aiment, les édifices qu’ils érigent, les systèmes qu’ils mettent en place, au total service des autres, tombent bien vite en poussière, mirages vite disparus d’un futur qui aurait pu être radieux.

Le livre nous mènera ainsi de la Guinée au Liban en pleine guerre civile, des Antilles à Haïti où le récit s’achèvera en forme de paroxysme, au moment du tremblement de terre de Janvier 2010, symbole en soi de la malédiction qui semble poursuivre les déshérités. Un livre puissant, à conseiller sans hésitation.

Publié aux Editions JC Lattès – 2010 – 364 pages

5.12.10

Le cœur régulier – Olivier Adam


Au fil de ses publications, que nous suivons avec attention sur Cetalir, Olivier Adam semble bien s’être fait une spécialité qui consiste à mettre en scène, de façon sensible, presque à vif, la douleur de celles et ceux qui vivent en marge, dans la solitude, volontaire ou subie, l’exclusion ou la réclusion pris au piège des brisures que la vie engendre.

« Le cœur régulier » n’échappe pas à cette tradition, bien au contraire tant l’écriture s’y est magnifiée, gagnant en plénitude, en profondeur littéraire comme c’est particulièrement le cas dans le premier tiers du roman beaucoup plus écrit que les précédents.

Ici, Sarah semble bien au moment essentiel de sa vie, celui auquel tout peut basculer dans une direction tragique ou rédemptrice. Voici quatre mois que son frère Nathan, avec lequel elle a entretenu pendant longtemps une relation fusionnelle, est mort dans un accident de voiture. Accident ou suicide ? Cette question la taraude d’autant que ses relations avec ce frère alcoolique et dépressif, excessif et cyclothymique, s’étaient particulièrement distendues depuis quelque temps.

Aussi décide-t-elle de tout plaquer, abandonnant un métier qui la mine, des collègues qu’elle méprise, un mari parfait mais qui ne la touche plus depuis des années, des enfants dans lesquels elle ne se reconnaît plus. Elle part pour le Japon dans un périple qui va la mener jusqu’à une bourgade au bord de la mer, à l’aplomb des falaises d’où viennent se précipiter à longueur d’années des dizaines de Japonais qui n’en peuvent plus de la vie. Un lieu sous la garde d’un énigmatique retraité, ancien commissaire de police, célèbre dans le monde entier pour sa capacité à convaincre in extremis des désespérés de ne pas passer à l’acte et les recueillant dans une maison simple où ils viennent se reconstruire. C’est ici que Nathan avait séjourné, peu de temps avant sa mort. C’est de là qu’il était revenu apparemment transformé, plein d’une énergie nouvelle à peine croyable.

Une fois sur place, Sarah qui observe ce qui se passe autour d’elle avec l’étrangeté que procure inévitablement le fait de côtoyer un monde dont on ne connaît ni les codes ni la langue, va se livrer à une féroce introspection et tenter de comprendre ce qui a bien pu se passer pour son frère comme pour elle.

Olivier Adam mène alors un travail d’orfèvre sur le deuil, sur la culpabilité et la jalousie, la duplicité dans laquelle on peut tomber malgré soi quand on refuse de voir le monde tel qu’il est. Car, plus Sarah descendra en elle, plus elle comprendra ses erreurs, plus elle découvrira que la relation qu’elle croyait exclusive avec son frère ne l’était que pour elle et que d’autres femmes en partageaient les droits avec au moins la même intensité.

De façon presque glaçante, nous observons la lente chute de cette femme qui s’est laissée piéger par la vie et par elle-même jusqu’à ce qu’un détail, un geste, un mot, une scène lui donnent la force de repartir de l’avant et de se reconstruire autrement en évitant les écueils d’une première existence où elle s’est fourvoyée à son propre insu.

Le roman est à l’image de cette rentrée littéraire : sombre, lourd, noir mais malgré tout magnifique, illustration d’une société en plein doute, d’hommes et de femmes en manque de repères et encore incapables d’envisager un futur meilleur.

Publié aux Editions de l’Olivier – 2010 – 232 pages

4.12.10

Synthèse du mois de Novembre

Quelques mots sur les visites du mois de Novembre.

Vous avez consulté 2161 pages avec toujours les mêmes cinq principales consultations (voir mes posts d'Octobre et Novembre).

A noter que, depuis une semaine, "L'Enquête" de Philippe Claudel et "Longtemps je me suis couché de bonne heure" de Gattegno font une arrivée en force en tête des consultations. Ce sont d'ailleurs deux excellentes recommandations de notre part.

Nous vous invitons à découvrir parmi les nouveautés l'étonnant et sulfureux "Apocalypse Bébé" de Virginie Despentes ainsi que "Dans la nuit brune" d'Agnès Desarthe qui est pour nous son meilleur roman et de loin.

N'hésitez pas à nous faire part de vos réactions et commentaires que nous aimerions plus nombreux. Cetalir se veut participatif et interactif !

Bonnes lectures.

La terre des mensonges – Anne B. Ragde


Voici le premier tome d’une trilogie dont le volume trois reste à paraître en France à l’automne 2010. J’avais d’abord découvert le tome 2 « La ferme des Nashov » dont vous trouverez la note de lecture sur Cetalir et qui avait été récompensé d’un prix des Libraires.

Ce premier tome nous donne un certain nombre de clés pour comprendre les relations pour le moins bizarres qui règnent dans cette famille norvégienne où trois frères s’ignorent superbement et détestent un père vieux et sans relief.

Le problème, lorsque l’on commence par le deuxième tome, c’est que le premier ne tient pas vraiment la comparaison. Le style y est encore plus embarrassé que dans le deuxième, qui ne brillait déjà pas de ce côté là mais compensait largement par une bonne dose d’humour caustique et d’auto-dérision nationale.

Mais, surtout, on y trouve déjà exposés les tics des personnages, voire des scènes qui seront largement reprises et développées dans le tome suivant, de façon plus percutante, comme si la plume s’était entre temps rodée. Il en résulte un sentiment de manque d’imagination, de défaut de créativité que la lecture du seul tome suivant effacerait en soi.

Ce premier tome est donc en définitif assez poussif et tend à traîner un peu en longueur. Toutefois, l’agonie de la mère donnera l’occasion de comprendre la vraie relation entre les trois frères et leur père, de découvrir la vie cachée d’une mère maîtresse femme et qui faisait régner ordre et terreur sur une ferme qui connut son heure de gloire avant de partir à vau-l’eau. Une ferme et une famille qui vit et s’étiole à force de mensonges et de dissimulations.

On y comprendra pourquoi Erlend décida alors d’émigrer tout jeune au Danemark pour y vivre pleinement son homosexualité ainsi que les raisons d’un alcoolisme de moins en moins larvé de Tor, resté seul à élever ses cochons qu’il traite comme ses propres enfants. Ce sont là d’ailleurs les pages les plus sincères que celles qui donne à voir cet homme orphelin, jamais marié et séparé depuis l’enfance de la mère de sa fille qu’il eut tôt et par hasard, en train de dialoguer ou de pleurer à chaudes larmes avec ses truies reproductrices. Il y aura aussi l’assiduité d’une fraiche veuve envers Mardigo, celui qui a choisi de faire profession de croque-mort, et qui trouvera son dénouement ridicule dans le tome suivant. La fragilité de la fille de Tor, Torrund, appréhendée et brossée à grands traits ici, sera enfin largement développée par la suite.

Au total, ce tome initial n’est pas indispensable, le deuxième opus se suffisant à lui-même.

Publié aux Editions Balland – 2009 – 371 pages