21.12.12

Rue des voleurs – Mathias Enard


 

Mathias Enard est un formidable conteur. Il nous l’avait prouvé avec « Zone » cette confession d’un soldat de cinq cents pages écrites d’une seule phrase. Plus encore avec « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants » (Prix Goncourt des lycéens 2010), formidable récit d’un épisode, sans doute imaginaire, de la vie de Michel-Ange convoqué à Constantinople pour y construire un pont. Voilà qu’il frappe encore très fort avec ce formidable « Rue des voleurs », une extraordinaire mise en lumière romancée d’un monde moderne à bout de souffle, une analyse lucide et sans concessions des contradictions et des dangers qui menacent de faire imploser nos sociétés en proie au doute.
La question qui me paraît être centrale dans ce roman est celle de la confiscation. Parce qu’il a osé coucher avec sa cousine et qu’ils se sont fait surprendre par son père, le jeune Lakhdar se retrouve à la rue dans sa ville de Tanger. Nourri de romans policiers français qui lui ont permis d’en maîtriser la langue, le voici devenu la proie potentielle de tout ce que le monde comprend de tordus, de pervers ou de dangereux individus. Il ne rêve que d’une chose : l’Europe et plus précisément l’Espagne quasiment à la porte de cette Afrique maghrébine comme la promesse d’un avenir plus radieux. Chacune de ses tentatives sera vouée à l’échec malgré les manifestations du hasard ou du destin qui laisseront croire, à tort, à une nouvelle étape prometteuse.
Campant son roman dans la pleine actualité de notre monde, Mathias Enard se livre à un tour de force littéraire pour mettre en perspective les profondes secousses telluriennes qui agitent puis fracturent nos sociétés.

D’un côté, le printemps arabe et le mirage d’une démocratie bientôt confisquée par les barbus qui n’auront d’autre objectif que d’ériger un monde conservateur, rétrograde, confisquant le pouvoir sous le prétexte fallacieux d’un Dieu multipliant les interdits et la haine en agitant la promesse d’un paradis à venir. Confiscation donc d’une révolution faite par les jeunes et dont ils deviendront bien vite les premières victimes au nom d’interdits religieux qui se multiplient. Confiscation d’une religion dévoyée de son sens premier.

De l’autre, une Europe qui s’enfonce dans la crise dont la façade la plus au Sud, l’Espagne, se convulse dans une crise qui jette dans les rues jeunes et vieux, fabrique un chômage qui explose, produit une génération de pauvres et d’exclus qui n’ont d’autre choix que la survie dans la paupérisation ou dans l’émigration sans garantie. Confiscation du miracle économique, confiscation du travail, confiscation de tout avenir donc. Confiscation de perspectives lorsque Lakhtar finira par toucher Barcelone pour échouer très vite dans cette « Rue des voleurs » qui existe et qui regroupe la lèpre de la ville, vivant de combines, de rapines et d’illégalités.
Confiscation de la mort, lorsque Lakhtar devra se faire croque-mort malgré lui, enfermé dans un gourbi par un patron obnubilé par les vidéos de morts atroces glanées sur internet. L’entreprise vit de la collecte de ces fuyards noyés pour avoir fait confiance à des passeurs sans scrupules. Ils sont parfois méconnaissables, souvent anonymes, mis en bière sans être pleurés, devenant un simple amas de viande permettant de faire du profit. Cadavres confisqués à la vie, à l’espoir, à leurs familles et proches.

Confiscation de l’amour parce qu’il est Marocain, sans papier, sans travail, résidant en toute illégalité et qu’elle est Espagnol puis tombera gravement malade. Ils s’aimèrent à Tanger. Ils crurent se retrouver lorsqu’il se fit mousse sur un paquebot de ligne avant que de devenir prisonnier d’un navire consigné à quai sans perspectives. Navire confisqué, lui aussi.

Confiscation de toute liberté pour ce jeune homme naïf, toujours prêt à faire confiance, à croire que demain sera meilleur alors que c’est l’abîme de plus en plus profond qui l’attend.
Confiscation des vies lorsqu’il devient malgré lui, en le comprenant trop tard, membre d’un réseau islamiste dormant dont l’implication dans des attentats sanglants au Maghreb ou en Europe, histoire d’accélérer le basculement dans la folie religieuse semble de plus en plus probable. Le dénouement incroyable et sublime du roman en est l’apothéose, le symbole extrême qu’il n’y aura bientôt plus d’autre issue que dans le déchaînement furieux et cathartique de violence.

Seule la littérature offre un peu d’espoir ; celui de s’évader d’un monde insupportable, celui d’apprendre, celui aussi de dénoncer l’intolérable, de dresser une ultime et bien modeste barricade face au déferlement de fin d’un monde que nous dépeint de manière réaliste Mathias Enard. Lui qui est professeur d’arabe classique et qui vit à Barcelone, après avoir habité le monde arabe pendant longtemps, sait bien de quoi il parle. Puissions-nous l’entendre dans ce roman magnifiquement écrit et superbement construit. Eblouissant !

Publié aux Editions Actes Sud – 2012 – 256 pages