Peut-on expliquer l’incompréhensible ? Existe-t-il une
vérité ou autant de vérités que de témoins directs ou indirects ? Telles
sont les deux questions centrales qui sous-tendent le deuxième roman de
l’écrivain et journaliste indien Manu Joseph.
Unni est un adolescent de dix-sept ans qui semble promis au
bonheur. Intelligent, charmeur, il réalise des BD’s étonnantes et puissantes
qui font l’admiration de ses camarades comme de ses professeurs. « Vous
n’échapperez pas au bonheur » est une formule qu’il utilise fréquemment.
Et pourtant, un soir, sans crier gare, il saute depuis la terrasse de son
immeuble et se tue. Aucun mot, aucun message pour expliquer son geste fou.
Depuis trois ans, Ousep, son père, mène une enquête pour
tenter de comprendre l’inexplicable. Une enquête un temps abandonnée et qu’il
relance de façon effrénée depuis qu’il a pris connaissance d’un nouvel élément.
Mais une enquête qui se heurte à un mur, qui tourne en rond. Moins Ousep
avance, plus il s’enfonce dans l’alcoolisme, délaissant son emploi de rédacteur
en chef d’un petit journal. Une autre forme d’auto-destruction, de refuge pour
la souffrance de la perte d’un fils aîné, d’une vie ratée, d’un mariage qui
prend l’eau de toutes parts.
Pendant qu’Ousep enquête en vain, son épouse Mariamma tente
vaguement de tenir un foyer où l’argent manque cruellement. Il lui faut mendier
sans cesse auprès des voisins, obtenir l’aide du prêtre de la paroisse pour que
de nouveaux crédits lui soient accordés. Survivre à un mari qui rentre
ivre-mort et se livre immanquablement à un rituel de suicide simulé chaque
soir. Mais, surtout, Mariamma reste murée dans un monde intérieur. Un monde où
elle parle à ses murs, où elle s’absente fréquemment de conversations en cours.
Un monde où la folie gagne d’autant que la mort d’Unni reste inexpliquée.
Entre ces deux parents terrifiants, Thoma, le fils cadet
survivant de douze ans, tente de survivre. Son obsession est de connaître une
vie normale où l’on cessera de le traiter comme un idiot que sa distraction lui
vaut d’être perçu comme tel et où ses parents cesseront de se comporter comme
des fous.
Sur cette trame qui pourrait être pesante, Manu Joseph bâtit
un roman original et où l’humour et la puissance de formules imagées et
étonnantes jouent un rôle essentiel. Pourtant, le roman peine à démarrer et il
faudra une certaine patience de la part des lecteurs pour venir à bout du
premier tiers du roman qui semble tourner en rond. Et puis, peu à peu, des
zones d’ombre s’éclaircissent grâce à la rencontre de personnages aussi hauts
en couleurs que bizarres. On y apprendra beaucoup sur ce qui fait la vraie
souffrance d’Ousep et de Mariamma, sur les secrets qui, mal cadenassés,
viennent perturber la psyché. La dernière partie du roman dérive peu à peu vers
une sorte de conte philosophique dans lequel la vérité semble être révélée au
seul lecteur tandis que parents et frère restent avec leurs propres
interprétations d’un geste fatal.
Manu Joseph possède un talent certain pour décrire la vie de
la petite-bourgeoisie de Chennai (anciennement Madras), les commérages
incessants entre voisines dont l’oisiveté forcée (l’épouse reste au foyer
pendant que Monsieur travaille) doit trouver de constants dérivatifs. Dans la
chaleur étouffante de cette ville tentaculaire, des millions de destins se
jouent, la normalité côtoie l’étrange, le réel sordide les rêves inexprimés et
le désir lourd des hommes pour les femmes constitue une menace qui souvent
s’exprime par des gestes grossiers.
Au total, un roman – non indispensable - qui permet de se
familiariser avec une littérature indienne en plein renouveau.
Publié aux Editions Philippe Rey – 2014 – 333 pages