Ne ratez pas ce petit bijou. D’ailleurs, la très
intelligente préface du metteur en scène et réalisateur Peter Handke nous
avertit d’emblée en insistant sur la qualité artistique et historique de ce qui
constitue un livre étape dans l’histoire littéraire de langue allemande.
Rien ne prédestinait Franz Michael Felder, un obscur fils de
paysans d’une famille pauvre d’un petit village du Tyrol Autrichien à connaître
la – courte – vie qui fut la sienne. En ce début du XIXème siècle, l’Eglise et
l’Etat ont conclu une alliance inaltérable pour maintenir chacun à sa place,
surtout s’il s’agit de la paysannerie indispensable à nourrir la nation mais
pouvant devenir dangereuse et facteur de troubles s’il lui venait à l’idée de
s’émanciper.
D’où une Eglise qui confine ses ouailles dans la terreur de
Dieu, qui fait de la participation au catéchisme et aux sermons des messes un
moyen dogmatique de formater les esprits. D’où un Etat qui maintient chacun
isolé dans ses vallées, limitant les voies d’accès et les moyens de transport
pour éviter les échanges et les découvertes.
En ces temps presqu’encore moyenâgeux mais pourtant pas si
lointains, le pire que l’on puisse reprocher à un paysan est qu’il puisse
consacrer le peu de son temps libre à la lecture, apprise à l’école,
obligatoire jusqu’à quatorze ans. Un exercice périlleux pour les deux grands
alliés historiques parce que susceptibles d’ouvrir l’esprit et de donner à
réfléchir alors qu’émerge une puissante littérature allemande avec Goethe et
Schiller par exemple.
Or, Franz Michael Felder n’a qu’une obsession en tête :
lire. Dès qu’il parvient à économiser quelque modeste monnaie, il se précipite
pour commander almanachs, journaux ou romans qu’un colporteur lui fera parvenir
avec beaucoup de retard. Quand, en outre, un tel personnage est affublé d’un
œil aveugle et d’un esprit non-conformiste et railleur, l’ostracisme n’est pas
loin. Il faudra alors toute la capacité d’une intelligence hors norme et qui se
forge par elle-même pour trouver son chemin, apprendre de ses erreurs et, peu à
peu, devenir un personnage essentiel de son temps.
Lire l’autobiographie sélective (d’où le titre « Scènes
de ma vie ») de Felder simplement comme telle serait une erreur. C’est
avant tout la démonstration de l’émergence d’un formidable talent littéraire
capable d’analyser froidement et clairement ce qui fait la vie quotidienne de
la paysannerie du Voralberg de l’époque. C’est comprendre qu’écrire et lire
furent pour Felder les moyens de survivre avant que d’apprendre à vivre. C’est
assister à l’arrivée sur la scène du premier véritable écrivain issu de la
plèbe et capable d’écrire avec intelligence, pertinence dans une langue à
laquelle celle des grands maîtres de l’époque n’a rien à envier.
Felder aura décidé dans ce témoignage unique, poignant et
objectif de sa vie et de son temps de limiter sa narration jusqu’à sa rencontre
de celle qui allait devenir son épouse. Pourtant, comme nous l’apprend la très
précieuse postface de Jean-Yves Masson, la vie de Felder connut un
retentissement social et politique aussi bien que littéraire majeur dans les
années qui suivirent. Cependant, l’honnêteté intellectuelle de Felder le conduisit
à ne pas se montrer sous le jour public dont il devenait l’objet mais tel, au contraire,
que son parcours semé d’embûches fut pour devenir un homme libre et éclairé.
Voici un formidable ouvrage, magnifiquement écrit et
superbement traduit qu’on ne saurait que chaudement vous recommander.
Publié aux Editions Verdier – Der Doppelgänger – 2014 -311
pages