Après avoir amassé quantité de témoignages et
d’informations, lu des rapports officiels, visionné des documents, Susan Minot
s’est décidée à entreprendre le récit du martyr des enfants kidnappés par la
tristement célèbre et redoutée Lord’s Revolutionary Army (LRA) placée sous les
ordres d’un psychopathe, Joseph Kony.
Invoquant alternativement Jésus ou Mahomet, Kony, protégé
par une armée de sbires, a mené quantité d’actions terroristes dans et autour
de l’Ouganda, poursuivant un seul but, sous des couverts de vagues prétextes
politiques : agrandir sa famille en capturant environ trente mille enfants
et causant la perte de près de cent mille personnes. Une fois capturés, les
enfants servaient aux objectifs du tyran : les garçons devenaient soldats,
les filles esclaves sexuelles.
Parmi les atrocités commises par la LRA, il en est une qui a
frappé l’opinion publique : l’enlèvement la nuit du 10 octobre 1996 de
centre-trente-neuf jeunes filles dans une école religieuse située à Aboke dans
le Nord de l’Ouganda. N’écoutant que son courage, la Mère directrice de
l’établissement, Sœur Giulia, se mit immédiatement en chasse des kidnappeurs et
parvint à les rejoindre. Une négociation avec le chef de la bande, après
consultation de Kony, aboutit à la restitution de cent-neuf enfants. Mais,
trente filles, les plus belles et les plus vigoureuses furent conservées par
les terroristes. Un choix cornélien pour Sœur Giulia, une épreuve face aux
familles dont les enfants ne leur furent par restitués.
Commençant son formidable roman par le récit de cet événement,
usant d’une plume qui arrache des larmes au lecteur impuissant, Susan Minot
choisit d’entremêler plusieurs histoires pour mieux nous faire toucher du doigt
l’horreur de ce qui s’est passé et de ce qui continue de constituer un
quasi-quotidien dans bien des régions du monde.
D’un côté, nous allons suivre la descente aux enfers de ces
trente filles à travers les yeux de l’une d’entre elles, Esther. Rien ne nous
sera épargné sur leur condition, ni la violence physique, ni les viols à
répétition, ni les privations, ni les conditions de transport lorsque la troupe
déplace ses campements. Un brusque passage de l’enfance à la vie adulte mais
ramenée à celle d’esclaves dont l’existence compte au fond peu tant il est
simple de les remplacer par d’autres victimes. Seules survivront les plus
fortes et les plus chanceuses comme celles qui ne seront pas emportées par le
sida, la malnutrition ou les tortures pour avoir tenté de s’enfuir.
De l’autre, Susan Minot nous fait voyager au côté d’une
journaliste américaine qui, à la suite de divers déboires sentimentaux et
professionnels, s’est donnée comme défi de venir enquêter sur ces filles
enlevées. Quittant New-York, elle découvre pour la première fois l’Afrique au
côté d’un jeune guide qui deviendra bientôt son amant et de quelques autres
occidentaux tous en proie à une forme ou une autre de mal de vivre. Leur voyage
commence comme une fête continue entre consommation d’alcool effrénée,
ripailles diverses et coucheries continues. Mais, plus le groupe s’enfonce en
Afrique, plus l’enquête avance, plus la réalité les rattrape. Tous finiront par y perdre leur insouciance,
leur apparente carapace protectrice comme un inutile blindage face à la
souffrance du monde jusqu’à un drame inattendu, symbole du fait qu’en Afrique la
violence est omniprésente, que tout, le meilleur comme le pire, peut arriver,
n’importe où, à n’importe qui et à n’importe quel moment.
Susan Minot signe ici un très grand roman, bouleversant,
magnifiquement écrit. Un roman qui nous plonge au cœur des détresses humaines,
quelles qu’elles soient. Un roman d’espoir aussi et malgré tout car il reste
possible d’échapper à l’horreur et de se reconstruire, petit à petit, à force
de patience, de soins et d’amour comme plusieurs des protagonistes de ce roman
polyphonique en feront l’expérience.
Publié aux Editions Mercure de France – 2015 – 401 pages