Fille d’intellectuels iraniens, farouches opposants
politiques au régime du Shah puis à celui des mollahs, ayant fui leur pays pour
venir trouver refuge en France, Négar Djavani s’est très largement inspirée de
sa propre vie et de ses souvenirs pour composer ce premier roman qui connut un
succès retentissant.
On pourra être tout d’abord « désorienter » par la
manière dont est construit ce qui, in fine, est un roman bien que très
largement autobiographique. Tout s’y mélange en un bruyant caravansérail nous emmenant
à travers les âges de l’histoire persane, les lieux tantôt situés au sein des
montagnes iraniennes jouxtant la Turquie, tantôt en plein cœur d’un Téhéran
sous pression permanente, tantôt à Paris où se réfugiera la famille une fois la
vie devenue définitivement impossible dans un Iran plongé dans l’hystérie
islamique, tantôt à Bruxelles, terre et ville de transition où la vie
tumultueuse de la jeune Kimîa, double littéraire de l’auteur, finira de se
décanter pour définitivement l’installer en adulte occidentalisé, faisant
d’elle la « désorientale » ayant perdu ses repères.
On pourra aussi s’interroger sur ce qui peut paraître au
premier abord comme un fouillis extrême commençant dans une salle d’attente du
centre d’insémination artificiel de l’hôpital Cochin avant de nous propulser en
des temps anciens dans le désert iranien. Mais l’on finira par comprendre que
tout ceci n’est que la traduction multiple d’un lent processus de
« désorientalisation » et la narration à distance de la manière de
vivre en Iran.
Loin de nos habitudes locales où les voisins le plus souvent
s’ignorent, où la cohabitation pour être acceptée se doit d’être discrète,
vivre en Iran implique de vivre sous le regard constant, les commentaires
permanents de la famille, du voisinage, des amis, dans un défilement permanent
d’une cohorte de personnes toujours prêtes à donner leur avis, à se mêler de
tout, à amplifier un joyeux foutoir où se déploie la vie.
Vivre en Iran depuis plus d’un siècle, c’est aussi avoir
subi le jeu des manipulations des grandes puissances prêtes aux pires manœuvres
pour s’accaparer les ressources pétrolières ou faire tomber les régimes
menaçant leurs intérêts. C’est avoir connu une succession de coups d’état et de
révolutions pour finalement basculer dans un monde où l’extrémisme religieux
est devenu la norme, remplaçant une dictature par une autre. C’est avec tout
cela qu’il faut se débrouiller, composer et louvoyer pour continuer de vivre.
Et pour ceux qui ont fui et qui auraient représenté un
danger pour le nouveau régime, c’est vivre sous la menace de la police secrète
iranienne qui n’a pas manqué depuis des décennies de montrer qu’elle savait
frapper au cœur de l’Occident pour assassiner les symboles qui pourraient
inspirer toute velléité de résistance au pays.
Au sein de ce gigantesque bazar, la jeune femme pas tout à
fait comme les autres qu’est Kimîa devra trouver sa propre voie et accepter
d’être ce qu’elle est, une fille plus attirée par les filles que par les
hommes, ultime outrage à une société qui nie l’existence de l’homosexualité et
préfère pendre en place publique celles et ceux qui en sont soupçonnés.
Ce sont ces souvenirs en vrac, ces existences bouleversées
parfois brisées net, ces traditions et ces espoirs perdus, ces tentatives
incessantes pour comprendre un monde où tout tourne trop vite dont rend compte l’auteur
à sa manière ni complètement orientale ni complètement occidentale. Un exercice
qui achève de faire d’elle une « désorientale » ayant définitivement
quitté le monde de son enfance.
Publié aux Éditions Liana Levi – 2016 – 350 pages