9.10.19

Le piège américain – L’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique témoigne – Frédéric Pierucci avec Matthieu Aron



Jusque-là, Frédéric Pierucci menait une vie symbolisant la réussite professionnelle. Ingénieur de formation, il avait au cours de plus de vingt ans de bons et loyaux services gravi de nombreux échelons chez Alstom dont il dirigeait désormais les activités mondiales pour les chaudières. Un poste qui l’avait amené à s’installer avec son épouse et leurs quatre enfants à Singapour. Une fonction qui nécessitait également, comme pour la plupart des cadres supérieurs et dirigeants, d’effectuer de nombreux déplacements autour du monde. Prendre l’avion était un acte banal comme pour ce voyage qui l’amenait pour 48 heures aux Etats-Unis.
C’était sans compter qu’à l’arrivée à JFK, un message l’invitait à se manifester et constater qu’un comité d’accueil l’attendait sur la passerelle. Aussitôt saisi par des agents du FBI, il est menotté, embarqué dans une voiture et conduit manu militari vers un des centres du FBI en plein Manhattan. Sur place, un procureur lui indique de façon peu amène qu’il est accusé de corruption dans une affaire remontant à plusieurs années et l’invite à plaider coupable et passer un deal. En clair, devenir un indic au sein d’Alstom pour aider les autorités américaines à coincer son employeur en échange d’une immunité ou d’une peine symbolique. Pierucci, se souvenant des consignes reçues lors d’une formation et se considérant innocent, refuse. Commence alors un enfer qui va durer cinq ans et le conduire pour deux ans en quartier de haute sécurité aux côtés des pires criminels emprisonnés sur le sol américain.
Ce que Frédéric Pierucci va progressivement réaliser, c’est qu’il est en réalité l’otage principal d’une partie de bras de fer entre le Department Of Justice américain et Patrick Kron, le PDG d’Alstom. Fort des renseignements accumulés par la NSA et le FBI, les Etats-Unis disposent en effet de toutes les preuves qu’Alstom, sur instruction de son PDG, a mis en place un réseau d’agents et d’intermédiaires destinés à fluidifier les contacts pour emporter des contrats et payer, lorsque nécessaire (et c’est très souvent le cas dans ce business comme pour beaucoup d’autres !), des pots de vin. La faute de Pierucci est d’avoir été l’un des treize signataires obligatoires selon les procédures internes de son employeur dans une petite affaire en Indonésie. Il n’en a été ni le décideur, ni l’organisateur, ni le bénéficiaire.
Or au titre du FCPA et l’extra-territorialité mise en place par les Etats-Unis, ces derniers se sont arrogés le droit d’attaquer toute entreprise où qu’elle soit dans le monde dès lors qu’elle utilise des moyens techniques ou monétaires américains dès lors que des faits de corruption sont soupçonnés. Une énorme entreprise de racket institutionnel frappant essentiellement des entreprises européennes et asiatiques, rarement américaines ! Un moyen, comme le découvrira progressivement Pierucci, aussi pour les Américains de faire main basse sur des joyaux technologiques et industriels sans coup férir !
Car ici, le but ultime des Américains dans une guerre économique de l’ombre qui ne dit pas son nom, est de permettre à General Electric de s’arroger toute l’activité électricité d’Alstom en faisant cracher Alstom au bassinet d’une énorme amende au passage. Face au refus de Patrick Kron de négocier comme le DOJ l’y a invité, c’est la menace physique sur des cadres dont Pierucci est la principale victime, qui va finir par faire plier Kron qui comprend qu’en ne cédant pas, il risque à son tour une arrestation et une détention sur le territoire américain à tout moment.
Malgré le caractère critique et stratégique des activités d’Alstom (chaudières des centrales nucléaires, chaudières des porte-avions nucléaires, renseignement satellitaire) et malgré les actions d’Arnaud Montebourg, alors Ministre de l’Economie, qui réalise assez vite ce qui est en train de se tramer, les Américains parviendront à leurs fins.
Au passage, Pierucci aura servi de bouc émissaire et de lampiste, aura vu sa vie brisée mais sera également devenu un spécialiste du FCPA au point d’avoir, depuis sa libération, monté une structure de conseil qui cherche à alerter les Comités Exécutifs des plus grands groupes français sur les risques encourus et les moyens de s’en prémunir.
Ecrit comme un polar, ce livre est passionnant et démontre, à ceux qui en douteraient encore, que nos meilleurs ennemis ne sont pas nécessairement ceux que l’on croit. Comme l’avait compris Mitterrand en son temps, nous sommes en guerre économique avec les Etats-Unis et l’Europe semble encore bien timide pour réagir et se doter de moyens de rétorsion et de protection. A terme, c’est une vassalisation complète de nos économies qui nous pend au nez si nous n’y prenons garde.
Publié aux Editions JC Lattès – 2019 – 396 pages