En 1943, le jeune écolier qu’était David Malouf se
retrouva, comme ses camarades de classe, privé de récréation pour cause de
pluie. La maîtresse en profita pour leur faire la lecture du dernier chant de l’Iliade.
Ce fut un choc pour Malouf qui dévorait les livres mais n’avait jamais encore
entendu parler d’Homère. Un choc d’autant plus violent que Brisbane était en
guerre dont l’issue restait encore bien incertaine face à la coalition
nippo-allemande.
Soixante-dix ans plus tard, le voici qui affronte un
chef-d’œuvre de la littérature mondiale, un gotha inattaquable et l’on reste
ébloui par le résultat d’une finesse, d’une intelligence et d’une beauté qui
éclairent sous de nouveaux jours ce qui confine à une série de légendes sur
fond d’Histoire.
Car le parti-pris de l’auteur est ici d’explorer des
zones d’ombre, de se focaliser sur quelques vers sur lesquels le lecteur
inattentif passera vite. Lui s’arrête, réfléchit et imagine une histoire où ce
ne sont plus les Dieux qui décident de tout et se jouent des hommes mais les
hommes qui tentent de composer avec leurs démons, leurs souffrances, leurs
croyances et s’arment du courage qu’ils n’ont pas nécessairement eu jusqu’ici.
Voici dix ans que le siège de Troie a commencé. La guerre
s’enlise et les murs de la ville tiennent encore bon. Bientôt pourtant, les
Grecs auront raison des défenses Troyennes et se livreront aux massacres, viols
et pillages qui semblent l’apanage inévitable de tous les conflits.
Mais, entretemps, deux drames intimes se seront produits.
Hector, le fils de Priam, le héros de Troyes, aura défié en combat singulier
Patrocle, l’ami et amant d’Achille. Patrocle, pourtant équipé de l’armure d’Achille
qu’il lui avait dérobé pour combattre à sa place, tombera. Déchiré, tourmenté
de douleur, Achille défiera à son tour Hector qu’il tuera. Contrairement aux
coutumes de guerre, il ne rendra pas le corps pour qu’il lui soit fait honneur
mais le traînera pendant onze jours consécutifs derrière son char. Revenu
mutilé, démantibulé, le corps d’Hector reparaît chaque matin à nouveau intact,
manifestation subtile du courroux des Dieux qui avertissent Achille, sourd de
rage et de vengeance.
Pendant ce temps, Troyes assiste impuissante. Le vieux
roi Priam qui s’est toujours montré le défenseur de la Loi et des bonnes
coutumes, qui s’est laissé aussi gouverner par son épouse, la mère d’Hector,
décidera pour une fois de s’exprimer contre toute convenance. Il imposera à la
cour, qui n’en croit pas ses oreilles, de partir seul sur une simple charrette,
vêtu d’une tunique blanche, sans signe royal, accompagné d’un charretier issu
du peuple, Somax (personnage inventé), pour échanger le corps de son fils aimé
contre une rançon constituée des joyaux royaux.
La rencontre entre Priam, dont le nom signifie le « Prix
payé » (et nous comprendrons pourquoi le prix fut doublement payé) et
Achille constitue l’apogée du roman. Ce sont deux hommes las de guerroyer, qui
savent leur fin respective proche, qui souffrent tous deux des trop nombreuses
absences causées par les amis ou fils qui tombent sous les coups, les êtres
chers éloignés depuis des années passées à combattre qui se font face, se
reconnaissent, se respectent.
Pendant dix jours, la trêve règnera, le temps de donner à
Hector les funérailles dignes de son rang. Puis la guerre reprendra et Troie
tombera. Mais c’est une autre histoire….
Ecrit dans une langue intensément poétique, riche sans
être inabordable, profondément classique mais modernisée, David Malouf nous
donne à voir une des nombreuses facettes que l’Iliade permet de suggérer en
passant. Restent aux auteurs dignes de plume, de talent, de force épique et
plein de sensibilité à relever le défi. David Malouf le fait de la plus
brillante manière et nous enchante comme rarement.
Publié aux Editions Albin Michel – 2013 – 209 pages