1.3.19

Le discours – Fabrice Caro



Quittant pour la seconde fois l’univers de la BD (il est l’auteur du très remarqué Zaï zaï zaï zaï), Fabrice Caro troque ses crayons dessinateurs pour se saisir de la plume caustique et désopilante d’un romancier contemplant sans concession ses contemporains.
C’est dans une sorte de théâtre de poche qu’il nous transporte. Celui d’un repas familial réunissant Adrien, un quadragénaire dépressif et prompt à tout transformer en drame, ses parents, sa sœur et son futur beau-frère Ludo, l’homme qui entretient les conversations. Car c’est de l’impossibilité de se parler vraiment qu’il est en réalité question tout au long de ce roman foutrement cocasse.
Interrompant ses dissertations à haute voix sur des thèmes qui vont de la fonte du permafrost à l’importance du chauffage par le sol, Ludo demande tout à trac à Adrien de bien vouloir concevoir un petit discours à l’occasion de la cérémonie de son mariage avec sa sœur qui doit avoir lieu prochainement. Une demande qui ne peut plus mal tomber alors qu’Adrien vient d’envoyer, à 17H24 précisément, un SMS d’une vacuité désespérante à Sonia, celle qui est sa compagne depuis un an mais qui, depuis trente-huit jours désormais, a décrété avoir besoin d’une pause et a cessé de donner le moindre signe de vie.
Entre l’angoisse de rédiger un discours sur des personnes qu’au fond il ne connaît pas vraiment et dont il se soucie médiocrement, sa sœur n’ayant pour sa part jamais cherché à savoir qui était vraiment son frère au point de lui offrir année après année pour son anniversaire des encyclopédies sur les thèmes les plus farfelus au simple motif qu’il aime lire, et l’angoisse d’une réponse de sa belle qui ne vient pas, Adrien a toutes les raisons de nourrir avec force son manque total de confiance en soi.
Plus le repas avance, plus chacun des convives semble s’enfoncer dans une sorte de soliloque où les autres écoutent aussi vaguement que poliment. Les thèmes s’enchaînent sans autre logique que de ne jamais laisser place au vide et au silence qui révèleraient alors la profonde incommunicabilité d’une famille où personne ne sait vraiment grand-chose sur les autres et où chacun se contente de réponses toutes faites évitant d’avoir ainsi à se confronter à une réalité autrement douloureuse.
Plus le temps passe, plus Adrien alimente sa propension à imaginer le pire, plus ses stratégies pour tenter d’arracher une réponse à Sonia se révèlent piteuses. A chaque nouvelle tentative, le discours attendu et demandé par Ludo auquel ne cesse de réfléchir avec angoisse Adrien se transforme en une sorte de confession de la totale absence d’estime de soi de son auteur. Autant de scène propre à transformer une cérémonie festive en un désastre avéré, à l’image de la vie d’Adrien, l’éternel célibataire auquel on prête d’innombrables conquêtes à tort.
Fabrice Caro excelle à nous glisser au plus profond de l’esprit torturé de son personnage, à nous faire partager les angoisses pour lesquelles il dispose d’un talent infini afin de les alimenter tandis que chaque convive d’un repas sans relief tente de sauver les apparences d’un souci de l’autre qui n’est que façade et vacuité.
Publié aux Editions Gallimard – 2018 – 199 pages