26.2.20

Un monstre et un chaos – Hubert Haddad


 Parmi les horreurs épouvantables (mais y-at-il au moins un adjectif suffisamment fort pour qualifier ce que l’homme commit envers l’homme ?) de la Seconde Guerre Mondiale figure le martyr du ghetto de Lodz en Pologne. C’est là qu’Hubert Haddad fixe son dernier roman comme toujours supporté par une écriture habitée, moins richement travaillée que d’habitude, pour mieux souligner la pauvreté, le dénuement, la déchéance progressive dans lesquels glissent les populations parquées là avec la plus féroce détermination et un cynisme sans borne.

Au shetl de Mirlek, les jumeaux Alter et Ariel menaient une vie de pré-adolescents typiques. Malgré la pauvreté extrême et l’absence de père, ils partageaient leur temps entre jeux insouciants et apprentissage minimal des Livres Saints, découvrant incidemment les premiers émois amoureux. Leur monde va s’écrouler lorsque les commandos nazis, chargés d’éradiquer au plus vite la plus large proportion possible de la population juive polonaise, débarqueront en force. Ils brûleront tout et tueront sous ses yeux la mère et le frère jumeau d’Alter.

Traumatisé, Alter dont le nom signifie l’autre en latin, en perd ses propres repères au point d’être persuadé être son frère Ariel dont il prend le nom. Passant de mains en mains auprès de résistants juifs en pleine confusion, il gagnera par étapes successives la ville de Lodz où il est censé trouver paix et protection.

C’est sans compter sur l’avancée irrésistible des troupes allemandes venues occuper la ville. Commence alors une longue partie du pot de terre contre le pot de fer. Celle du représentant auto-désigné de la population juive de la cité contre celle des autorités gestapistes. Tenter de sauver une population entassée dans un ghetto barricadé et surveillé de partout, de moins en moins ravitaillé alors que des tombereaux de nouveaux arrivants y sont régulièrement déversés en faisant de cette ancienne cité industrielle la fabrique la plus productive au service des armées du Reich. On y produira uniformes, chaussures, jouets en masse tandis que les nazis mettent en place un système implacable visant à éliminer vieux, malades et jeunes enfants en les envoyant dans les camps où ils sont gazés dès leur arrivée pour ne conserver dans la ville que des productifs changés en esclaves affamés n’ayant d’autre choix que de s’épuiser toujours plus pour illusoirement tenter de sauver leur peau.

Au milieu de cette folie restent autorisés quelques divertissements parmi lesquels celui d’un théâtre de marionnettes dont le jumeau survivant deviendra vite la vedette. C’est là aussi, qu’abandonnant à nouveau une personnalité, un nom et une vie qui n’ont plus de sens, il fait de ses marionnettes et tout particulièrement de son double troublant, nouveau jumeau de papier, de tissu et de bois, la nouvelle et seule forme autorisée à se montrer au monde jusqu’à une scène finale qui prend un large sens métaphorique en forme de pied de nez à un monde qui a perdu toute raison.

Puisant ses sources auprès de nombreux ouvrages historiques, Hubert Haddad choisit également de tirer le titre de son roman d’une phrase de Nietzsche préfigurant la folie brune qui allait mettre le monde à feu et à sang. Un livre émouvant nous faisant vivre de l’intérieur l’horreur de ces centaines de milliers de Juifs qui finirent tués, sans pitié et sans remords, par une horde de fous. Un roman où un être innocent, aux noms multiples comme autant de possibles en hommage aux innombrables victimes, tente de survivre alors que tout, autour de lui, sombre dans le plus absolu et le plus sombre désespoir.

Publié aux Éditions Zulma – 2019 – 353 pages