30.5.20

Lake Success – Gary Shteyngart


 

Arrivé d’URSS à l’âge de six ans, Gary Shteyngart a depuis passé près de quarante ans dans son pays d’adoption. Un pays qu’il regarde avec un mélange d’étonnement, d’humour caustique et de désillusion, savoureux cocktail qui vient pimenter chacun de ses quatre romans dont le dernier, « Lake Success ».

 

À quelques mois de l’élection de Trump, Bary Cohen semble réunir tout ce que l’électorat de l’Amérique profonde honnit. Diplômé de Princeton, il a fait fortune dans le trading et est à la tête d’un fonds spéculatif gérant plus de 2,4 milliards d’actifs. Vivant dans un immense appartement hors de prix à Manhattan, menant grand train de vie, il voit son parcours assombri par de nombreux nuages.

 

Tout d’abord, c’est le gendarme de la Bourse qui est à ses trousses pour des soupçons de délit d’initié. Ce sont ses clients ensuite qui de manière générale s’inquiètent de pertes colossales constatées depuis deux ans lors d’opérations hasardeuses. Mais c’est surtout dans sa vie privée que tout va mal, Bary venant de se faire agresser par sa superbe femme et leur nounou après avoir provoqué une intense crise auprès de leur fils unique autiste.

 

Du coup, le voici parti sur un coup de tête à la recherche de son amour perdu du temps de ses études universitaires muni d’une valise dans laquelle il a fourré quelques-unes de ses montres de luxe, véritable obsession et unique moyen de calmer ses angoisses en même temps que d’afficher son statut social. Direction la gare routière où il va entamer un long périple d’Est en Ouest, traversant toute l’Amérique en cars Greyhound. Un moyen de transport traditionnellement réservé aux États-Unis aux classes les plus pauvres, immigrés, soldats en permission, lumpenproletariat de tout genre.

 

Dès lors, voici une occasion rêvée pour ce formidable auteur qu’est Shteyngart de se livrer à une observation sans concession de l’Amérique profonde, celle qui est en train de rendre possible l’inconcevable, l’élection d’un personnage aussi dangereux que fou comme Trump. On y côtoie l’Amérique dans ce qu’elle est restée de plus raciste, conservatrice et rétrograde lors de scènes cocasses où deux mondes a priori incompatibles se côtoient et finissent par s’assister, celui du très riche Bary Cohen en voie de marginalisation mais rivé à ses montres et celui des sans grades, des junkies et des petits boulots mal payés qui vont porter Trump au pouvoir pour simplement exprimer leur haine des élites et finir de foutre en l’air un pays et un système qui fonctionnent de manière fortement inégalitaire.

 

Tout l’art de l’auteur est de recourir à un humour décapant teinté de beaucoup d’autodérision pour décrire cette traversée d’un pays en train de basculer en même temps que son personnage principal, Bary Cohen, lui-même bascule d’une immense richesse à un état moindre, d’un statut social envié à celui de possible paria, d’un père absent à un père incompris, d’un homme marié à une beauté à un homme divorcé ayant renoncé aux femmes.

 

Chaque étape nous montre en outre l’autisme léger dont souffre Bary lui-même au point de découvrir de touchantes méthodes pour être capable de se faire des amis, d’engager une conversation ayant fini par lui valoir la réputation d’être un homme d’affaires exceptionnellement sympathique. Autre tromperie de l’Amérique, ce pays où l’apparente cordialité n’est qu’une façade et ne dit rien des véritables sentiments.

 

Gary Shteyngart signe là un très beau roman, touchant, drôle et sans concession.

 

Publié aux Éditions de l’Olivier – 2020 – 382 pages